Savoirs

Bonaparte ou Napoléon ?

Politiste

Qu’est-ce que ressembler pour un portrait ? Dans le cas de Napoléon, la réponse est tributaire d’une image : couronné ou coiffé de son célèbre bicorne, le visage de l’empereur a fini par effacer celui du jeune Bonaparte, avec ses cheveux rebelles et son auréole antique. Un buste de Franchi datant de 1797, fraîchement exhumé lors d’une vente aux enchères, donne à voir cet autre Bonaparte, chef de l’armée d’Italie et vainqueur du pont d’Arcole.

Éclatante dans son marbre blanc, la sculpture aura été l’ambassadrice d’une ambition conquérante. Le jeune général Bonaparte en avait confié la réalisation, en mai 1797, au professeur de l’Académie de Brera, Giuseppe Franchi (1731-1806). Une commande officieuse faite pour créer un mouvement d’opinion favorable à Genève. Concrètement, il s’agit de préparer la visite que le chef de l’armée d’Italie y fera le 21 novembre. Une journée au cours de laquelle le portrait fut plusieurs fois acclamé.

publicité

Cinq mois plus tard, occupée par les troupes du Directoire, Genève perdait son indépendance. Le buste avait rempli sa mission. « Ambassadeur muet » du nouveau pouvoir[1], il avait joué le rôle d’une sorte de cheval de Troie. Ce qui sera salué par sa longue présence publique, d’abord dans la bibliothèque municipale puis, la ville devenue française, dans ce qui était devenu la préfecture du département du Léman.

Vendue au lendemain de la chute de l’Empire, l’œuvre de Franchi a disparu pendant près de deux siècles. Réapparue, il y a quelques mois, chez Sotheby’s à Londres, elle vient d’être acquise, le 5 juillet 2022, pour 220 000 euros. Une enchère jugée avec sévérité par certains marchands d’art français. Le portrait, parce que de style néo-classique, serait peu ressemblant. L’un de ces marchands avance même que « les grands collectionneurs de Napoléon aiment les portraits plus esthétiques. Celui-là ne vaut que par le caractère historique de sa découverte[2] ». D’où une question : qu’est-ce que ressembler pour un portrait ? Se montrer fidèle à son objet ou à sa légende, aux traits du visage ou au cahier des charges du commanditaire ?

Bonaparte doit-il ressembler à Napoléon ?

Pour la théorie de l’art, le débat est classique[3]. Un portrait, qu’il soit dessiné, sculpté ou peint, rend compte d’une mise en scène. Il vise à rendre semblable (simile), sinon vraisemblable, nullement à être identique[4]. Avec le général français, l’opération se révèle redoutable. D’abord, parce


[1] Victor Claass, « “Les ambassadeurs muets”. Usage, exil et tournée des tableaux français aux Amériques (1939-1947) », Revue de l’art, n° 215, 2022-1, p. 38-51.

[2] Le propos du directeur de l’Imperial Art à Paris est cité dans Beatrice de Rochebouët, « Le premier buste de Bonaparte aux enchères », Le Figaro du 5 juillet 2022. Pour une lecture plus historienne, on lira, de David Sanderson, « Long-lost sculpture of Napoleon emerges after 200 years », The Times, 30 juin 2022.

[3] Édouard Pommier, Théories du portrait. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, 1998.

[4] Alain Roger, « Le schème et le symbole dans l’œuvre de Panofsky », Erwin Panofsky, Alexandre Koyré, Jacques Bonnet, Cahiers pour un temps, Paris, Centre Georges Pompidou/Pandora éditions, 1983, notamment p. 50 à 57.

[5] Michel Covin, Les mille visages de Napoléon, Paris, L’Harmattan, 2000.

[6] Yveline Cantarel-Besson, Napoléon. Images et histoire, Paris, RMN, 2001.

[7] C’est le titre de son article dans la Gazette des Beaux-Arts, n° 11, février 1894, p. 97-118.

[8] Enrico Castelnuovo, « L’Histoire sociale de l’art. Un bilan provisoire », Actes de la recherche en sciences sociales, 1976, vol. 2, n° 6, p. 63-75.

[9] Sur cette antinomie, Svetlana Alpers, « Art or Society. Must We Choose ? », Representations, n° 12, automne 1985, p. 1-43.

[10] Catherine Lebas et Annie Jacques, La Coiffure en France du Moyen Âge à nos jours, Delmas, 1979.

[11] Anne Lafont, « À la recherche d’une iconographie “incroyable” et “merveilleuse” : les panneaux décoratifs sous le Directoire », Annales historiques de la Révolution française, n° 340,‎ avril-juin 2005, p. 5-21.

[12] Sur cette obsession : Alain Pillepich, Milan, capitale napoléonienne 1800-1814, préface de Jean Tulard, Paris, Lettrage, 2001, p. 78 et s. ; Pierre Boyries, De plâtre et de marbre ou de bronze. Napoléon. Essai d’iconographie sculptée, Paris, Burgus, 2002, p. 33 et s. ; ou encore Armand Dayot, Napoléon raconté par l’image, d’après les sculpteurs, l

Olivier Ihl

Politiste, Professeur de Science Politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble

Notes

[1] Victor Claass, « “Les ambassadeurs muets”. Usage, exil et tournée des tableaux français aux Amériques (1939-1947) », Revue de l’art, n° 215, 2022-1, p. 38-51.

[2] Le propos du directeur de l’Imperial Art à Paris est cité dans Beatrice de Rochebouët, « Le premier buste de Bonaparte aux enchères », Le Figaro du 5 juillet 2022. Pour une lecture plus historienne, on lira, de David Sanderson, « Long-lost sculpture of Napoleon emerges after 200 years », The Times, 30 juin 2022.

[3] Édouard Pommier, Théories du portrait. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, 1998.

[4] Alain Roger, « Le schème et le symbole dans l’œuvre de Panofsky », Erwin Panofsky, Alexandre Koyré, Jacques Bonnet, Cahiers pour un temps, Paris, Centre Georges Pompidou/Pandora éditions, 1983, notamment p. 50 à 57.

[5] Michel Covin, Les mille visages de Napoléon, Paris, L’Harmattan, 2000.

[6] Yveline Cantarel-Besson, Napoléon. Images et histoire, Paris, RMN, 2001.

[7] C’est le titre de son article dans la Gazette des Beaux-Arts, n° 11, février 1894, p. 97-118.

[8] Enrico Castelnuovo, « L’Histoire sociale de l’art. Un bilan provisoire », Actes de la recherche en sciences sociales, 1976, vol. 2, n° 6, p. 63-75.

[9] Sur cette antinomie, Svetlana Alpers, « Art or Society. Must We Choose ? », Representations, n° 12, automne 1985, p. 1-43.

[10] Catherine Lebas et Annie Jacques, La Coiffure en France du Moyen Âge à nos jours, Delmas, 1979.

[11] Anne Lafont, « À la recherche d’une iconographie “incroyable” et “merveilleuse” : les panneaux décoratifs sous le Directoire », Annales historiques de la Révolution française, n° 340,‎ avril-juin 2005, p. 5-21.

[12] Sur cette obsession : Alain Pillepich, Milan, capitale napoléonienne 1800-1814, préface de Jean Tulard, Paris, Lettrage, 2001, p. 78 et s. ; Pierre Boyries, De plâtre et de marbre ou de bronze. Napoléon. Essai d’iconographie sculptée, Paris, Burgus, 2002, p. 33 et s. ; ou encore Armand Dayot, Napoléon raconté par l’image, d’après les sculpteurs, l