Politique

« Qu’il(s) retourne(nt) en Afrique ! » Un singulier du pluriel ou un pluriel du singulier ?

Anthropologue

La phrase criée par le député Grégoire de Fournas à l’Assemblée nationale, alors que son collègue Carlos Martens Bilongo dénonçait le sort des migrants en Méditerranée, a été retranscrite dans les médias selon une étrange indétermination entre singulier et pluriel. « Il » ou « ils », l’incertitude a son importance. Non qu’elle diminue le caractère raciste du propos. Confondant individu et groupe pour mieux maintenir un « nous » en forme de forteresse assiégée, elle révèle plutôt les modalités de fabrication de l’identité.

Jeudi 3 novembre 2022, lors de la séance des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, un député RN, Grégoire de Fournas, a crié : « Qu’il(s) retourne(nt) en Afrique ! » au moment même où un député LFI, Carlos Martens Bilongo, noir, alertait sur le sort des migrants secourus à bord de l’Ocean Viking[1], un navire en quête d’un port sûr où débarquer. Dans l’instant, plusieurs députés se sont levés pour signifier leur colère et qualifier la parole de raciste. La présidente de l’Assemblée, Yaëlle Braun-Pivet, interloquée, a alors demandé : « Quel est le député qui vient de prononcer cette phrase ? » en se tournant vers les rangs du groupe RN. Sur les autres bancs, des élus de tous bords se sont dressés et certains ont scandé : « Dehors ! » au député RN.

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Par écran interposé, j’observe toute la « séquence » : la séance levée « compte tenu de la gravité des faits » et de « l’émotion légitime de l’Assemblée » ; les prises de parole et les justifications successives face à la presse et sur les réseaux sociaux ; puis la décision prise de « censure temporaire » pour « manifestations troublant l’ordre ou qui provoque une scène tumultueuse » concrétisée par quinze jours d’exclusion du député RN Grégoire de Fournas et réduction de moitié de son indemnité parlementaire pour deux mois ; enfin les réactions à la sanction infligée au député, et les procès en manipulation et mauvaise interprétation de ce qu’il aurait vraiment dit.

Anthropologue, j’observe cet « ici et maintenant », cette scène dans la scène de l’Assemblée, et celles qui suivront. Or, le travail de l’anthropologue consiste précisément à « comprendre ce qui se passe dans les situations dont il est le témoin[2] ». Et l’exercice anthropologique vise à décrire des actions, dont certaines sont discursives. « Le propre d’une action, c’est qu’elle est nécessairement faite d’une certaine manière (pas n’importe comment) et qu’elle est donc susceptible d’être expliquée[3]. » Je tente donc de saisir ce « pas n


[1] « Depuis onze jours, les 234 rescapés secourus par l’Ocean Viking sont bloqués sur le pont du bateau. Depuis onze jours, ils attendent de pouvoir débarquer dans un port sûr. À ces rescapés s’ajoutent les 79 personnes secourues à bord du Humanity 1 de l’ONG allemande SOS Humanity, ainsi que les 572 personnes secourues à bord du Geo Barents de l’ONG Médecins sans frontières, soit un total de 952 personnes rescapées. »

[2] « Interpréter ou décrire : notes critiques sur la connaissance anthropologique », in Jacques Revel & Nathan Wachtel (eds), Une école pour les sciences sociales. De la VI section à l’Ehess. Paris, Le Cerf-Éd. de l’Ehess, 1996, p. 401-420.

[3] « Sciences des mœurs et description de l’action » in Actualités du contemporain, Hiver 1999 – Printemps 2000, Le genre humain, Seuil.

[4] Les Embarras de l’identité, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2013.

[5] Conférence donnée le 22 octobre 1993 à l’Université de Duke.

[6] BFMTV, 4 novembre 2022.

[7] Le sens des autres. Actualités de l’anthropologie, Fayard, Paris, 1994, p. 171.

[8] Voir Gérard Althabe, « Construction de l’étranger dans les échanges quotidiens », in Civilisations, vol. 42, n° 2, 1993, p. 217-227.

[9] La condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, La Découverte, Paris 2013.

[10] « The wider society is still replete with overwhelmingly white neighborhoods, restaurants, schools, universities, workplaces, churches and other associations, courthouses, and cemeteries, a situation that reinforces a normative sensibility in settings in which black people are typically absent, not expected, or marginalized when present. In turn, blacks often refer to such settings colloquially as “the white space”— a perceptual category — and they typically approach that space with care. » Elijah Anderson « The White Space », in Sociology of Race and Ethnicity, « Race, Space, Integration, and Inclusion ? », vol. 1, n° 1, 2015, p. 10-21.

[11] Voir les travaux de Marc Abélès, notamment Un ethno

Emmanuelle Lallement

Anthropologue, Professeure à l'Université Paris 8

Notes

[1] « Depuis onze jours, les 234 rescapés secourus par l’Ocean Viking sont bloqués sur le pont du bateau. Depuis onze jours, ils attendent de pouvoir débarquer dans un port sûr. À ces rescapés s’ajoutent les 79 personnes secourues à bord du Humanity 1 de l’ONG allemande SOS Humanity, ainsi que les 572 personnes secourues à bord du Geo Barents de l’ONG Médecins sans frontières, soit un total de 952 personnes rescapées. »

[2] « Interpréter ou décrire : notes critiques sur la connaissance anthropologique », in Jacques Revel & Nathan Wachtel (eds), Une école pour les sciences sociales. De la VI section à l’Ehess. Paris, Le Cerf-Éd. de l’Ehess, 1996, p. 401-420.

[3] « Sciences des mœurs et description de l’action » in Actualités du contemporain, Hiver 1999 – Printemps 2000, Le genre humain, Seuil.

[4] Les Embarras de l’identité, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2013.

[5] Conférence donnée le 22 octobre 1993 à l’Université de Duke.

[6] BFMTV, 4 novembre 2022.

[7] Le sens des autres. Actualités de l’anthropologie, Fayard, Paris, 1994, p. 171.

[8] Voir Gérard Althabe, « Construction de l’étranger dans les échanges quotidiens », in Civilisations, vol. 42, n° 2, 1993, p. 217-227.

[9] La condition cosmopolite. L’anthropologie à l’épreuve du piège identitaire, La Découverte, Paris 2013.

[10] « The wider society is still replete with overwhelmingly white neighborhoods, restaurants, schools, universities, workplaces, churches and other associations, courthouses, and cemeteries, a situation that reinforces a normative sensibility in settings in which black people are typically absent, not expected, or marginalized when present. In turn, blacks often refer to such settings colloquially as “the white space”— a perceptual category — and they typically approach that space with care. » Elijah Anderson « The White Space », in Sociology of Race and Ethnicity, « Race, Space, Integration, and Inclusion ? », vol. 1, n° 1, 2015, p. 10-21.

[11] Voir les travaux de Marc Abélès, notamment Un ethno