Nos larmes, leurs défaites
«C’était au mois de novembre je crois, l’air était frais, les rues encore plus bruyantes que d’habitude. Partout, des hurlements et cris continuels, tellement vifs et nombreux qu’ils paraissaient se répondre les uns aux autres, comme les étourneaux que l’on voit voler en rase campagne et qui jouent à se faire la chasse. Sans le sou, la peau sur les os, vêtus bien souvent d’une simple chemise trop grande pour eux et d’un pantalon de toile tenu par un bout de corde, ils filaient vaillamment d’une porte cochère à l’autre, hurlant à tue-tête leur incompréhensible charabia. C’étaient des jeunes gens qui arrivaient d’Espagne. On disait qu’ils étaient venus en masse, cent mille, un demi-million même fuyant la guerre et la défaite. Tous n’avaient pas transité par Marseille, mais nous en avions pris notre part, et leur gouaille se mêlait aux langues corse et italienne qui dominaient habituellement tout le Panier et les ruelles qui menaient au port. L’équilibre du quartier en était tout chamboulé. Au pied du Panier partait la rue du Radeau. C’était là où nous vivions, ton arrière-grand-père et moi. Un maelstrom joyeux et chaotique, si différent d’où nous habitions jusqu’à présent.
L’été 1938 qui précéda notre emménagement à Marseille n’annonça rien du bouleversement que nos vies allaient subitement connaître. Je venais d’avoir huit ans. Ma mère était morte en me donnant la vie, et mon père ne se consolait pas de cette perte. Le soir venu, allongé dans mon lit et faisant mine de dormir au fond de notre maison basse et étroite de Chateaurenard, je guettais, fébrile, le discret cliquetis du verre contre la bouteille. C’était le signal : mes draps à peine réchauffés, je me levais alors, et tout doucement, à pas feutrés, me glissais hors de la pièce. Avançant à moitié nu au milieu du couloir qui séparait ma chambre de la cuisine, je progressais lentement dans la pénombre, au rythme du ronflement de ma grand-mère qui s’échappait de sa chambre. De la porte de la cuisine, un bruit di