Refaire la révolution en Iran
L’histoire ne se répète pas sans ironie : le pays qui a introduit sur la scène internationale l’islam d’État, et qui par la suite a inspiré de nombreuses mouvances islamiques, qu’elles se soient emparées de l’appareil d’État ou non, veut s’en débarrasser aujourd’hui. Plus encore : il aspire à la vie et à la liberté en les conjuguant avec la question des femmes. Il annonce la première révolution féministe du monde.
L’ironie ne s’arrête pas là dès lors que l’on constate que le refoulement, l’exclusion, ou, si l’on veut, le voilement de la femme ont été le facteur principal de l’islamisation du soulèvement de 1979. Ce qui surgit aujourd’hui dans le paysage politique iranien n’a cessé de déranger la République islamique, il a plané au-dessus des luttes et des votes contestataires, s’est fragmenté et s’est poursuivi à travers les résistances individuelles et collectives des femmes, s’est caché dans les méandres des événements mineurs et des styles de vie souterrains, et fait soudain irruption sous un autre jour sur la scène de l’histoire avec la mort d’une jeune femme kurde dont le nom, comme son épitaphe l’avait anticipé, devient un symbole : Zhina.
Il est donc temps d’ouvrir une autre archive. Il convient de relire aujourd’hui la lettre d’Atoussa, le pseudonyme d’une femme iranienne marxiste, à Michel Foucault, publiée dans le Nouvel Observateur en 1978. La réponse de Foucault, nous pouvons la lire dans Dits et écrits, mais certains passages de la lettre d’Atoussa méritent d’être cités : « Les femmes dévoilées sont souvent insultées en ce moment et les jeunes musulmans eux-mêmes ne cachent pas que, dans le régime qu’ils veulent, les femmes n’auront qu’à bien se tenir […]. Beaucoup d’Iraniens sont, comme moi, désemparés et désespérés à l’idée d’un gouvernement « islamique ». Ils savent de quoi il s’agit. Partout autour de l’Iran, l’islam sert de paravent à l’oppression féodale ou pseudo-révolutionnaire. Souvent aussi, comme en Tunisie, au Pakistan, en Indonésie et chez nous, l’islam – hélas ! – est le seul moyen d’expression des peuples muselés. La gauche libérale d’Occident devrait savoir quelle chape de plomb peut devenir, sur des sociétés avides de bouger, la loi islamique et ne pas se laisser séduire par un remède peut-être pire que le mal[1] ».
La spiritualité politique dont parle Foucault dans son analyse de la révolution iranienne, Atoussa la reconnaît. Cette spiritualité qui a besoin de marquer le corps féminin, cette communauté révolutionnaire qui a besoin de voiler la femme pour retrouver sa spiritualité, cette communauté des frères fidèles, ce qui va se traduire ensuite par l’umma que la République Islamique se donne pour tâche de mettre en place, Atoussa l’aperçoit pendant l’épisode révolutionnaire bien avant la formation d’un gouvernement islamique.
Si, aux yeux de Foucault, le facteur politisant en Iran fut la religion, et plus précisément le chiisme et son culte de martyr, cela n’est pas sans provoquer l’inquiétude d’Atoussa mais aussi d’autres féministes de l’époque, qui ont livré d’autres récits de cet événement. On peut citer par exemple le témoignage aussi original que consternant de Kate Millett, féministe américaine qui, en tant que journaliste reporter, se rend tout comme Foucault en Iran pendant l’épisode révolutionnaire. Mais à l’encontre de ce dernier, elle décrit non pas le courage des hommes révolutionnaires mais la récupération de la révolution iranienne par les hommes. Elle relate la lutte des femmes iraniennes pour leurs droits, leurs engagements révolutionnaires, leurs idéaux, leurs radicalités, et petit à petit avec la montée des khomeynistes au pouvoir, leur infériorisation, leur assujettissement, leur rabaissement et leur revoilement[2].
Du martyr au souverain
Revenons d’abord aux hommes révolutionnaires. Que les hommes en Iran se soulèvent et se donnent la mort pour des causes curieuses dont il fallait rendre raison dans le chiisme, pour en arriver à déclarer avec une certitude sociologiste que 90 % des Iraniens attendent le retour du douzième imam[3], cette lecture foucaldienne de la révolution iranienne est en soi un récit tendancieux de cet événement complexe. Car si « le chiisme rouge », pour reprendre le terme d’Ali Shariati, a fini par prendre l’hégémonie discursive de cette révolution, il ne faut pas omettre les modes divers et entremêlés de la subjectivation politique de l’époque.
Le mouvement communiste, ancré dans les luttes politiques iraniennes dès le début du XXe siècle, en est le plus essentiel. À l’alliance stratégique entre les communistes et les khomeynistes s’ajoute un discours tiers-mondiste. En effet, l’anti-impérialisme des islamistes iraniens n’a émergé que dans l’air du « retour à soi », un discours qui remonte à la lutte pour la nationalisation de l’industrie pétrolière menée par Mossadegh en 1953.
Foucault est certes cohérent avec lui-même, car ce qui l’intéresse dans le soulèvement iranien est ce qui, au nom de la spiritualité, se soustrait à la gouvernementalité et se présente comme une invention souveraine de subjectivité. L’œuvre de cette folie souveraine, ou ses conséquences, n’entre pas dans son cadre d’analyse, c’est-à-dire que le régime théocratique qui a découlé du soulèvement iranien n’aurait rien eu à voir avec ce que Foucault cherchait dans le soulèvement iranien. Néanmoins, ce hors-gouvernemental révolutionnaire qui fascina Foucault en Iran ne revêtit-il pas plutôt le charme discret du fascisme ?
En effet, la spiritualité que Foucault met en relief dans son interprétation du rêve des iraniens relève d’une pulsion souveraine : autodestructrice lors de l’épisode révolutionnaire et destructrice des autres une fois portée à la logique d’État. En d’autres termes, l’État est le garant du maintien de la terreur révolutionnaire sacrée. Aujourd’hui, la vraie bête cruelle est la République islamique qui massacre, viole, torture, tire à balle réelle dans la rue, exécute les dissidents politiques, étouffe la population, tue les femmes « mal » voilées, et tout cela au nom du maintien des valeurs et des acquis de la révolution islamique.
« Le sujet sadien de l’émeute » ou « le maître révolutionnaire[4] » est le guide suprême lui-même, qui peut aller jusqu’à suspendre la loi islamique. Les gardiens de la révolution islamique, faut-il le rappeler, se revendiquent comme étant les vrais révolutionnaires, et Khamenei ne cesse d’inciter ses partisans à garder l’esprit révolutionnaire c’est-à-dire l’esprit du martyr. Mais ce martyr a basculé de la figure de la victime vers celle du bourreau.
Ce culte du martyr, qui n’est pas sans rappeler les attentats suicide des jihadistes, a été le mot d’ordre de la mobilisation de masse dans la propagande du régime pendant la guerre Iran-Irak (1980-1988), et employé ces dernières années pour sacraliser les militaires iraniens morts suite à l’intervention militaire en Syrie. Le mouvement militaire qui a étouffé dans l’œuf le printemps syrien se tourne aujourd’hui vers la société iranienne. L’umma du régime s’est si restreinte, s’est tellement vidée de son sens, qu’il n’en reste aujourd’hui que les milices basiji, les défenseurs du régime sacré (Nezam-e moqadas). Ainsi, le gouvernement islamique agit au nom d’une Loi autoréférentielle fondée par le sujet musulman souverain. Le martyr, de par son sacrifice, témoigne de la vérité de cette Loi. Quel est le contenu de cette Loi ? La purification du corps collectif, mue par une pulsion immunitaire. (Se) donner la mort en est la fonction principale.
Le voile, fétiche des mullahs
Le hijab est le nom de cette obsession perverse qui consiste à conserver l’intériorité de la communauté indemne, saine et sauve, intacte de tout regard et à l’abri de l’ennemi et de l’étranger. Un slogan de la propagande islamique résume bien cette idéologie immunitaire : « Le hijab est l’immunité et non pas une contrainte ». Si le retour à soi authentique, qui procure la jouissance spirituelle des frères, n’est possible qu’en reconquérant le corps féminin, s’il faut masquer la femme pour exhiber la spiritualité religieuse comme une Loi s’imposant à tout le monde, cela implique que la violence du souverain peut se déchaîner contre tout ce qui menace cette intégrité.
Maintenir l’intégrité sociale à travers l’appropriation du corps de la femme, ou faire de son corps le sien, signifie pour les mullahs refuser tout clivage de la différence sexuelle, et par extension tout clivage social. Cette pulsion d’emprise sur la femme revêt les symptômes d’une perversion : assujettir autrui et éliminer tout ce qui lui porte atteinte.
Dans le langage freudien, est pervers celui qui attribue le phallus à sa mère, celui qui nie ou cache l’absence du phallus chez la mère. D’où son recours à la violence pour réprimer toute séparation du corps maternel, chose qui implique un rapport avec l’extériorité aléatoire. L’enfant veut que sa mère soit toujours à sa portée, parfaite, complète et unie. L’indépendance de sa mère provoque sa rage.
Cette pulsion d’emprise sur le corps féminin ne se limite pas à une simple exclusion mais prend, avec le recours au hijab, la forme aberrante d’une perversion plus grande, à savoir le fétichisme. Le fétiche est le substitut du phallus de la femme, et le hijab dont jouissent les mullahs est censé maintenir le fantasme de la mère phallique. Le fétiche, Freud le précise[5], est avant tout un habit, ce qui couvre ou enveloppe le corps féminin. Cet habit a pour fonction de faire signe, dans le fantasme de l’enfant, vers la présence cachée du phallus chez la femme.
Il n’est pas fortuit que, dans le soulèvement actuel, la société iranienne marque sa rupture avec le régime islamique dans le champ politique du corps de la femme. Le tour de passe-passe des mullahs avec le corps féminin, à travers lequel ils devaient sans cesse convoquer la femme pour s’assurer de la maitriser, ce jeu enfantin, ne s’avère qu’un pur échec. La jouissance souveraine des mullahs repose sur la rature, le voilement, ou le déni de la jouissance féminine[6]. Mais aujourd’hui, il n’est plus possible de maitriser la jouissance des femmes iraniennes, ce qui provoque un séisme dans la forteresse théologico-politique de la souveraineté islamique.
Non pas que le voile, au sens de limite ou de frontière symbolique ou vestimentaire qui sépare les uns des autres dans une société, ou même au sens d’un vêtement traditionnel, va disparaître en Iran. Aujourd’hui, les femmes qui portent le foulard ou le tchador manifestent côte à côte avec d’autres femmes. Ce qui est ébranlé est cette loi perverse qui jouit spirituellement de son unité avec la femme. La femme est le nom du refus de cette loi cléricale qui soutient que le peuple (ou l’umma) doit vivre sous la tutelle d’un père pervers.
Ce qui échappe aujourd’hui à la maitrise des mullahs découle des apories insurmontables de toute immunité qui va enfin se retourner contre elle-même, détruisant ses propres mécanismes, c’est-à-dire qu’elle va inévitablement conduire à la perte de ce qui est censé être immunisé et protégé. Autrement dit, cette spiritualité collective qui jouit de son union avec la femme (sous forme de l’umma) est mise en échec justement par ce qui est censé être conservé, car l’internement de la femme sous le voile la dote paradoxalement d’un pouvoir mystérieux et indomptable qui affole et effraie le sujet pervers. Si les femmes réclament librement la vie, c’est pour sortir du carcan mortifère de cette immunité spirituelle qui finit dans la violence et la mort. La totale mobilisation de la virilité militaire des milices et des polices du régime islamique n’est-elle pas le signe du déclin inévitable de la soi-disant pureté spirituelle réclamée par ce dernier ?
De l’idéologie de la République islamique, il ne reste que ses effets d’apparence et d’apparition dans l’espace public. L’acharnement du régime à défendre son dernier bastion, le hijab, fait qu’à chaque foulard qui tombe, la société iranienne avance d’un pas vers la castration des mullahs. Projeter quelque chose de caché et de sacré derrière le voile, quelque chose qu’il faut protéger et dont il faut jouir en même temps, ce mécanisme fétichiste est tourné en dérision par les femmes : « Le perverti et l’immoral c’est toi ! La femme libre c’est moi ! », scandent les Iraniennes dans la rue. La femme existe. Le pervers la perd.
« L’ennemi est chez nous ! Ils mentent en disant que c’est l’Amérique ! »
L’un des mécanismes défensifs du pervers est le déni ou le démenti. Ce mécanisme renvoie au fond au déni de la réalité d’autrui (femme). Aujourd’hui le monde est témoin de la cruauté des violeurs et des tueurs du régime. Mais ils nient officiellement. Ils nient surtout parce qu’une bonne part de ces violences est commise par des milices habillées en civil, ce qui les rend inidentifiable pour les manifestants.
Le pervers peut mentir sans scrupule et sans culpabilité car il est enfermé dans son récit fantasmé et se veut le garant de la vérité. Ce déni délibéré de la réalité conduit le régime pervers à la fabrication des récits et à la falsification des vérités. Comme le pervers se prend sinon pour Dieu du moins pour son auxiliaire, son représentant ou son délégué, il ne reconnaît pas d’autres loi que la sienne. Il peut réfuter ouvertement les droits humains et tout appel au respect de la dignité humaine en brandissant le bouclier de « la différence culturelle ».
Le pervers a recours au mécanisme du désaveu, et pour ce faire, il a besoin des aveux forcés des détenus devant la télévision officielle du régime : une mise en scène pour faire dire aux dissidents qu’ils sont soit des espions manipulés ou financés par des pays ennemis de l’Iran. Les gardiens de la Révolution et Khamenei jouissent de ces récits et de ces mises en scène, puisque toute opposition au régime est, à leurs yeux, un complot ourdi par de supposés ennemis de l’Iran. Mais leur jouissance est meurtrière car ces aveux ne sont que des alibis pour prononcer la peine de mort, qui est l’essence même de la République islamique depuis sa genèse. C’est cette peine de mort qui autorise les basiji à tirer aveuglement sur n’importe quel manifestant dans la rue.
En effet, le mécanisme pervers d’intérieur/extérieur que le voile implique se traduit en termes politiques par l’élimination de tout ce qui menace la fusion du souverain et de la communauté. En ce sens, la femme est une figure qui peut être remplacée par n’importe qui. Comme une matrice, elle accueille les multiples revendications accumulées des excommuniés de la République islamique.
Le fait que le slogan « femme, vie, liberté » provienne du combat des Kurdes et résonne vite à travers tout le pays en dit long sur le lien entre des multiples visages d’une oppression systémique. La portée universelle de ce slogan n’est pas sans rappeler la devise républicaine. De l’Azerbaïdjan au nord au Baloutchistan au sud-est, kurdes, sunnites, bahaïes, ouvriers, syndicalistes, la masse appauvrie par les sanctions et les politiques néolibérales du régime durant ces dernières années, toutes les victimes du capitalisme perso-chiite, mais aussi les étudiants, les lycéens et la classe moyenne, se joignent au combat féministe. Tout un peuple émerge pour crier haut et fort : non à la République islamique. Devenir femme est le mode actuel de subjectivation politique.
Cette unité dans la multiplicité se réalise car la société iranienne a renversé la logique du « nous », et le « non-nous » de la République islamique désigne celle-ci comme son ennemi numéro un. Ceux qui ont cru à la ruse du Léviathan craignent que la chute du régime conduise à la guerre civile, mais actuellement l’Iran tout entier est le théâtre de la guerre du régime islamique contre le peuple iranien, chose qui a favorisé la formation d’un bloc historique contre le régime en place, tout comme les années précédant la révolution de 1979.
Refaire la révolution
Comment écrire sur un événement tandis qui continue à nous surprendre et nous fasciner ? Une page importante de l’histoire iranienne s’écrit devant nos yeux, bien que l’on n’arrive pas à la lire clairement tant ses lignes sont confuses et incertaines. Peu importe qu’à court terme l’appareil répressif du régime puisse bâillonner ce mouvement révolutionnaire. C’est dans les pénombres des deuils, des répressions et des crises que s’abritent les plus grands espoirs de changement.
Peu importe, surtout, que les réformateurs puissent sauver le régime en relâchant les codes vestimentaires. Pas de compromis possible entre le régime islamique et le peuple. Si les manifestants réclamaient leurs votes contestataires lors de la réélection truquée d’Ahmadinejad en 2009, les révoltes et les grèves qui se sont multipliées depuis 2016, toutes réprimées dans le sang, visaient le régime islamique dans sa totalité[7]. Une rupture s’est affirmée aujourd’hui qui marquera à jamais le champ politique et les évènements à venir en Iran. Ce qui est mis en avant par les Iraniennes et les Iraniens est susceptible d’ébranler non seulement les piliers de l’islam politique actuel mais de déclencher une vague de démocratisation dans le monde musulman et, qui sait, dans d’autres régions du monde.
Mais tout se passe comme si cette rupture n’était qu’une répétition de la révolution de 1979[8], en réactivant les forces refoulées de cet événement, comme si la société iranienne devait passer par la case de l’islam politique pour pouvoir ou vouloir la surpasser. Si la société iranienne a réussi aujourd’hui à récupérer le sens même du martyr en le vidant de ses références religieuses, c’est qu’elle est tournée vers l’avenir et non vers le passé, comme ce fut le cas de l’utopie meurtrière et perverse des khomeynistes.
Jouisseurs, transgressifs, revendiquant tout ce qu’on leur a refusé au nom de la morale, les manifestants sont pleins d’une joie de vivre débordante, comme Khodanour, le jeune baloutche sans papier dont la vidéo de danse est devenue virale suite à sa torture et son assassinat par la police. Il s’agit d’une spiritualité (non religieuse cette fois-ci), d’un messianisme certes, mais non pas tendu vers une transcendance quelconque, mais vers la femme, la vie, et la liberté.