Un léger mille-feuilles – sur Le cœur ne cède pas de Grégoire Bouillier
On avait découvert Grégoire Bouillier par des livres courts et de petit format, terriblement originaux et très tenus : c’était Rapport sur moi puis L’invité mystère, au début des années 2000, aux éditions Allia, dans le voisinage de Sophie Calle, avec une sorte d’exaltation ironique dans le désir de renouveler – déjà – le non-genre de l’autofiction. On se souvient même d’être allé rencontrer l’auteur chez lui, dans le 15e arrondissement, pour lui présenter un journaliste américain un peu fantasque de la côte Ouest qui désirait s’informer sur les « tendances » les plus intéressantes de la littérature contemporaine en France…
Enfin, il me semble, car étrangement la mémoire se nimbe ici d’un certain flou : je me souviens comme d’un rêve très lointain de Grégoire Bouillier parlant seul dans une pièce claire à peu près vide, tandis que la lumière de Paris s’affaiblit au fur et à mesure de l’après-midi. Est-ce vraiment dans le 15e arrondissement, d’ailleurs ? Étrange impression, ainsi, d’une rencontre qui est presque devenue fiction… Puis Grégoire Bouillier s’est montré plus discret, avant de faire paraître les deux énormes tomes d’un projet formidable, Le Dossier M, fidèle d’une autre façon au programme annoncé presque crûment par son premier titre : un rapport sur soi.
Qu’en est-il alors de son nouveau livre, Le cœur ne cède pas ? C’est d’abord, et c’est ce qui frappe à nouveau, un très fort volume. Une telle caractéristique ne peut être négligée, car publier un livre de près de mille pages n’est pas anodin, et pourrait sembler un acte de résistance presque anachronique, dans une époque qui privilégie le fragmentaire et l’instantané, la simultanéité et les punchlines. Le titre même, Le cœur ne cède pas, ne paraît-il pas annoncer, plutôt qu’une accélération du beat, quelque chose comme une ancienne saga sentimentale ?
En vérité, passé du statut de séquenceur-sprinter à celui de romancier marathonien, Grégoire Bouillier continue de prendre le présent de vitesse : fort de l’expérience de son (double) livre précédent, il invente une sorte de récit fleuve qui intègre avec un enjouement constant les éléments du contemporain – recours à Internet, célérité des correspondances, etc. – dans une prose qui se regarde elle-même en train de se faire. C’est un peu, bien après (et tout de même assez loin de) Gide, Les Faux-monnayeurs et le Journal des Faux-monnayeurs réunis en un même volume, qui court follement après sa vérité, dans le miroir d’un fait divers.
Mais tout cela peut sembler un brin abstrait, alors que Grégoire Bouillier nous entraîne, illico presto, dans une enquête simplement passionnante, qu’on ne lâchera plus et où l’on rit très souvent : le work in progress presque épique d’un détective privé, flanqué comme de juste d’une accorte associée. C’est, pour le dire autrement encore, Nestor Burma réinventant Diderot : une fiction en abîme qui donne au réel des airs de trompe-l’œil, et s’amuse en passant de tous les clichés possibles. Voici donc « Bmore » et son assistante Penny, professionnels de l’investigation, qui se lancent à la recherche d’un fantôme dont le destin fit la une des journaux en 1985 : Marcelle Pichon, ancienne mannequin chez Jacques Fath dans les années 50 est retrouvée morte à son domicile de la rue Championnet, à Paris, dans le 18e arrondissement…
L’extraordinaire est qu’elle s’est laissée mourir de faim pendant 45 jours, en tenant dans un cahier d’écolier le journal de son agonie : on ne l’a retrouvée que dix mois plus tard, complètement momifiée. À l’époque, notre écrivain entend parler de cette affaire à la radio, et n’oubliera jamais le trouble qu’il en a ressenti. Il n’a retenu aucun nom, cependant, et il faut, bien des années plus tard, qu’un archiviste de l’INA lui en parle par hasard pour le mettre sur la piste de ce qui va devenir une obsession. Le cœur ne cède pas est le récit, totalement addictif et férocement digressif, de cette obsession : 99 chapitres, tous enrichis d’une citation en exergue – principe qui suffirait presque, de Montaigne ou Aragon au Parisien libéré et Sarah Kane, à justifier la lecture du livre entier – pour raconter l’aventure d’un roman en train de se faire, sur les traces d’une vérité et peut-être d’une révélation sur soi-même.
Le goût des archives et des sagas trouve ainsi une forme livresque qui soit pleinement contemporaine, dans son espèce d’alacrité un peu speed, le plaisir du crochet et de la relance, presque du tweet intégré à la fresque.
C’est bien en effet un autre « rapport sur moi », ce dossier relatif à la mystérieuse Marcelle Pichon qu’établit progressivement le détective « Bmore », dont le nom évoque le « toujours plus » d’une enquête un peu folle menée par un double de Bouillier… non pas un « plan B », plutôt le plan d’action hilarant d’un personnage qui travaille pour l’auteur, comme il l’explique lui-même à son assistante :
« Saviez-vous que la loi n° 2008–696 du 15 juillet 2008 relative aux archives a ramené à soixante-quinze ans, au lieu de cent ans jusqu’alors, le libre accès au grand public des actes de naissance ? Une sacrée aubaine ! Vous mesurez le timing, Penny ? Vous comprenez ce que cela signifie ? Si Grégoire Bouillier nous avait embauchés plus tôt, nous l’avions dans l’os. Cela s’est joué à un poil de cul et…
– Grégoire Bouillier ? Qui c’est celui-là ? C’est pour lui que nous bossons ?
– Absolument. C’est notre client. C’est lui qui a contacté la Bmore & investigations. C’est lui qui signe les chèques.
– Et vous ne le dites que maintenant ? Mais c’est qui ?
– Un pauvre type qui ne sait plus quoi inventer. Mais du moment qu’il paie.
– Ça veut dire quoi ?
– Ce n’est pas important. Ce qui compte, c’est qu’il rumine cette histoire de Marcelle Pichon depuis 1985 et s’il nous avait engagés à l’époque, nous n’aurions rien trouvé. Toutes les portes du passé nous auraient été claquées au nez. Vous comprenez ? Il fallait que ce soit maintenant et pas avant ! Une fois n’est pas coutume, le temps a été notre allié. C’est parce que soixante-quinze ans ont passé que la vérité peut aujourd’hui sortir du puits. Plus tôt, elle serait demeurée hors de notre portée. Je peux même vous dire que cela s’est joué à un ou deux ans près. Retenez bien ceci, Penny : certaines choses ne livrent leurs secrets qu’une fois tombées dans l’oubli. »
Le cœur ne cède pas est un livre des dédoublements et des secrets, ainsi, où le dialogue avec soi-même et le lecteur emprunte mille tours narratifs : trucs et astuces de la conversation entre Bmore et Penny, jeux multiples d’échos et références entre d’innombrables livres et films en tous genres… On voyage au temps de l’Occupation, on croise des radiesthésistes et autres spécialistes des sciences occultes (Elizabeth Teissier apparaît dans la longue page finale de remerciements, au même titre que les services juridiques de Flammarion ou les Archives de Paris…), mais aussi le nain Piéral, l’écrivain Henri Calet (« J’aime beaucoup Henri Calet ») ou les lointaines Renée de Vendômois et Paquette la Chantfleurie, à l’occasion d’une digression érudite, médiévale et hugolienne, sur les « recluses » d’autrefois qui ont précédé Marcelle Pichon dans son étrange destin…
Ce qui est fascinant, c’est qu’il s’agit d’une sorte de machine littéraire, ou plus exactement de machine à littérature : le réel qu’y incorpore l’auteur devient la matière d’un autre monde, où s’élargissent les limites de l’espace et du temps, pour interroger au fond l’énigme ultime de la mort, donc de la vie. C’est le propre de tous les livres, dira-t-on, et c’est vrai. Mais la particularité du roman de Grégoire Bouillier est peut-être, à partir de cette ambition romanesque presque commune, de mettre en scène une sorte de réappropriation de la fiction littéraire au long cours, dans un monde de raccourcis et d’emojis : comme si un détective du vieux Paris, à la Duluc, s’invitait chez Tristram Shandy à l’heure de la 5G.
Le goût des archives et des sagas trouve ainsi une forme livresque qui soit pleinement contemporaine, dans son espèce d’alacrité un peu speed, le plaisir du crochet et de la relance, presque du tweet intégré à la fresque… On se dit alors que ce gros livre n’a rien d’anachronique, en définitive : c’est même peut-être ce qu’on peut faire de mieux dans le vif d’une époque, avec un sens du recul et donc un humour formidable.
L’obsession de Marcelle Pichon, avec ce qu’elle implique aussi de tragique et la quête effrénée qu’elle entraîne, assortie de la constitution d’un « dossier » dont on pourra même retrouver les pièces sur un site internet dédié (lecoeurnecedepas.fr : quelques photos en sont également reproduites dans le livre), revient enfin à une sorte de plongée dans ce qu’on pourrait appeler une histoire française : l’air de rien, pris dans les vertiges et délices des archives, retrouvant des ancêtres du Bas-Berry et dressant à sa manière un tableau de l’Occupation, osant même de singulières analogies avec le temps du Covid, Grégoire Bouillier réussit à promener son miroir le long de chemins et sentiers, individuels et nationaux, qui se croisent de façon originale et au bout du compte poignante.
Du père de Marcelle avec sa moustache qui dans les années trente le fait ressembler à Hitler (ou tantôt à Jean-Pierre Marielle…) à l’évocation sa propre naissance en Kabylie, à Tizi-Ouzou, dans les circonstances de la guerre d’Algérie, en passant par une sorte de tableau discrètement amoureux de Paris au XXe siècle, Grégoire Bouillier construit une authentique généalogie romanesque, qui n’est pas simplement cocasse ou coquette, et livre par exemple des pages superbes sur le rapport de la photographie au temps… C’est plutôt, sans peser, la plus belle invitation à la rêverie, grave et drôle, que puisse offrir un livre que l’on quitte à regret, et dont l’ultime politesse est de s’achever sur un sourire.
Grégoire Bouillier, Le cœur ne cède pas, Éditions Flammarion, août 2022.
Cet article a été publié pour la première fois le 8 septembre 2022 dans le quotidien AOC.