Roman (extrait)

La femme traversante

Écrivaine

Jane Quatre, appelée ainsi comme ses frères et sœurs par son rang dans la fratrie, est partie de New York, loin de sa famille. Dyadya, leur père, avait auparavant fui la Chine en guerre. À l’image de l’histoire de Chuang Hua (1931-2000), l’auteure de ce roman datant de 1968, et longtemps oublié. Pourtant, « il n’en constitue pas moins un jalon majeur de la littérature sino-américaine », comme l’écrit en postface Amy Ling, pionnière des études asio-américaines, à cette première traduction en français par Serge Chauvin. Voici les deux premiers chapitres. À paraître aux Éditions Zoé.

Elle consulta sa montre au cadran d’or tout rond, aux fins chiffres ronds, que Dyadya avait achetée lors de vacances à Genève à l’été 1938. Il en avait plusieurs fois usé et changé le bracelet avant de la remiser – trop démodée. James Cinq avait eu à choisir dans la collection. Il avait pris la grosse montre en inox toute simple, censée se porter au bout d’une chaîne. Et Michael Six ne voulait pas d’un souvenir. Elle avait choisi celle-ci dans le tas accumulé au fond d’une boîte à bijoux minable et disjointe que Ngmah avait exhumée d’un tiroir, dans le secrétaire du bureau jouxtant la chambre de Dyadya. Elle le revoyait actionner le remontoir, en ralentissant délicatement à l’approche du dernier tour.

Elle attendait, dans une rue pâle et ensoleillée, le bus qui, espérait-elle, la mènerait à l’autre bout de la ville pour la déposer à portée de son lieu de rendez-vous. En vérifiant le guide avant de quitter sa chambre d’hôtel, elle en avait repéré deux susceptibles de la rapprocher : le 82 et le 83. Après plusieurs minutes d’attente, aucun bus ne se profilait. Elle décida de parier sur un délai supplémentaire et traversa la rue déserte pour s’acheter un paquet de cigarettes au tabac d’en face.

Quand elle retraversa la rue, il l’observait, pensif et sur ses gardes, les mains dans les poches de son imperméable court, couleur de cendre. Elle se replia hors de son regard et de l’arrêt de bus où il attendait aussi, pour trouver refuge sous un minuscule auvent. Puis elle sortit le guide de son sac pour s’assurer de son itinéraire.

Elle avait rendez-vous dans vingt minutes. Dans un moment de doute, elle se demanda si l’itinéraire des bus n’avait pas changé depuis la dernière édition du guide. Si à cet instant un taxi était passé, elle l’aurait hélé. Une nouvelle fois elle ressortit le guide de son sac.

Lorsqu’elle leva les yeux, leurs regards se croisèrent. Il continuait à l’observer de la même façon pensive et circonspecte, et cette fois elle ne se déroba pas.

Est-ce que c’


Chuang Hua

Écrivaine