Peut-on protéger la nature sans protéger les « indésirables » ?
Michel Naepels ouvre le premier chapitre de son livre Dans la détresse sur l’un des essais les moins connus de W. G. Sebald De la destruction comme élément de l’histoire naturelle, paru en 2001 en Allemagne à la suite d’une conférence donnée en 1999 à Zurich sur la guerre aérienne et la littérature[1]. Sebald décrit les ravages occasionnés par la guerre, la destruction massive des villes et des infrastructures, ses conséquences sur la nature, qui elle-même se retourne contre les hommes qui ont participé à son anéantissement et sa dévastation. Il mentionne « le principe fondamental de toute guerre, l’annihilation aussi complète que possible de l’ennemi, de ses habitations, de son histoire, de son environnement naturel ».
De la destruction, comme l’écrit Naepels, « implique cette double capacité croisée de la nature et de l’homme à aller vers la dévastation ». Pour Sebald la nature ne connaît pas d’équilibre, la violence exercée par les humains accroît son potentiel énergétique à l’encontre de ceux qui l’ont violentée : « la nature ne connaît pas d’équilibre, mais enchaîne à l’aveuglette les expériences brutes et comme un bricoleur insensé démantèle ce qu’elle vient à peine de créer »[2].
La vie nue, celle de ceux qui errent à travers le monde, migrants, sans papiers, apatrides, exilés sont les thèmes de prédilection de Sebald. Pour Sebald, ces phénomènes sont naturels, ils sont le résultat de la pulsion destructrice qui est le propre de l’humanité et il se double d’un autre « phénomène naturel », celui de « l’aptitude des hommes à oublier ce qu’ils ne veulent pas savoir, à détourner le regard de ce qu’ils ont devant eux ».
Comment en lisant ces lignes ne pas penser à ce qui nous affecte dans les temps présents, les peurs et la détresse suscitées à la fois par les crises sanitaires, la circulation des virus, le dérèglement climatique, l’extinction des espèces, la destruction de la biodiversité terrestre et marine, le déménagement du territoire occasionné par les reculs du trait de côte et la submersion, la guerre nucléaire devenue une possibilité avec toutes leurs conséquences, les déplacés fuyant les ravages du monde. Idéalistes, beaucoup d’entre nous pensaient qu’après le Covid un Nouveau Monde allait renaître, plus sobre, plus empathique, plus soigneux, moins dispendieux en énergie et que la recherche du bien-être allait remplacer celle de la croissance infinie.
Des scènes apocalyptiques avaient marqué nos consciences, celles de passagers prisonniers dans les « hyper objets » de croisière de la taille d’une petite ville qui, suite à la crainte de la contamination, se voyaient interdire l’accès à la terre. Passagers en recherche de récréations et de loisirs, devenus, à leur insu, pareils à des expatriés en quête d’un territoire d’accueil et enfermés dans leurs cabines. Le vertige provoqué par le Covid allait, pensions-nous, susciter une réaction morale, les concepts d’humanité, de dignité, de respect à l’égard de soi-même et des autres allaient enfin trouver leur traduction concrète. Nous prendrions soin non seulement des formes de vie des espèces autres que les humains, mais aussi de celles de « certaines vies plus exposées que d’autres à la violence du monde », les réfugiés, les toxicomanes aux portes de nos villes, les damnés de la terre et de la mer.
Au lieu de cela, le cours normal de la vie a repris comme si rien ne s’était passé, ou du moins comme si ce ne fut qu’une parenthèse, un épiphénomène, et que nous pourrions même mieux faire, consolider la croissance de manière durable. Croissance verte et économie bleue sont devenus les mots fétiches de l’après Covid. Les monstres marins retraversent les océans avec leurs milliers de croisiéristes.
Les assises de l’économie maritime font miroiter les progrès de l’économie bleue et les gisements de croissance durable que représente dans l’avenir cet « eldorado » qu’est l’océan, l’hydrogène est porté au rang de carburant miracle et propre, la gouvernance et la planification maritime sont vues comme des dispositifs de gestion rationnelle et maîtrisée de la mer. L’optimisme dans ces enceintes est de rigueur, de même que la croyance aux technologies salvatrices. Ils nous dispensent de changer de paradigmes et de modes de vie.
Le cogito cartésien et l’esprit des lumières reviennent au galop, sous des espèces nouvelles, le totem du développement durable, rendant invisibles la face sombre, les damnés de la mer, condamnés pour le plus grand nombre à périr dans les fonds marins, à devenir au même titre que les plastiques des déchets humains, mais moins visibles que ces derniers.
Iian Urbiana est parmi les rares journalistes de l’environnement qui dressent dans son livre « La jungle des océans, crimes, impunis, esclavage, ultraviolence, pêche illégale », un portrait terrifiant de la terreur, de la criminalité qui s’exerce dans les océans a contrario de l’eldorado bleu paradisiaque vanté par les économistes, les promoteurs de la startup à la française qui y voient la nouvelle frontière à coloniser. Rappelons quelques faits qui créent quelques fissures dans cette belle image d’un futur océanique.
Comment sortir du dilemme, protéger la nature et l’environnement, prétendre être solidaire des diverses formes de la vie sans nous protéger des indésirables ?
Concernant les migrants qui empruntent la voie de la mer, défiant tous les dangers, ceux des naufrages et des terroristes en quête de proies humaines, selon les données du haut-commissariat de l’ONU pour les réfugiés, pour la seule année 2021 quelques 3231 personnes ont été enregistrées mortes ou disparues en Méditerranée et dans l’Atlantique nord-ouest. En 2016 on comptabilisait plus de 5.000 disparus, en 2018 plus de 2227, en 2019, 1510, en 2220, 1888, en 2021 dans la Manche 27 personnes noyées auxquelles se sont ajoutées en décembre 2022 un nouveau drame, 43 personnes repêchées dans les eaux glacées du Channel et quatre morts au moins. Il a fallu une heure d’attente pour que les secours arrivent, le « small boat » se trouvant à l’intersection des eaux anglaises et françaises, chacun se renvoyant la balle pour aller porter les secours. En 2021, 123 300 traversées individuelles ont été recensées. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes. Qui donc en fait état dans les médias ? Le traitement semble bien différent entre le comptage des morts par Covid et ceux des indésirables dont on ne parle jamais et dont personne ne pleure la disparition. Leur mort nous semble acceptable, elle ne fait pas débat ou si peu dans les forums de la mer et dans les organismes qui lui sont dédiés, le GIEC et autres instances. Il suffit de parcourir leurs programmes pour voir le peu de places accordées à ceux qui sont d’emblée perçus comme des non-existants.
Michel Agier dans son livre La peur des autres, essai sur l’indésirabilité (2022) dévoile les processus de négation à l’encontre de ceux que l’on ne veut pas voir : « la figure de la disparition qu’on retrouve dans l’invisibilisation des migrants précaires, vivant dans des espaces résiduels, campements et autres, ou dans celle des sans-abri pour qui se mêlent la solitude et l’abandon, et celle de tous les habitants des interstices (terrains vagues, échangeurs, ronds-points, parcs) qui à l’écart des parcours urbains ordinaires, échappent aux regards. Cette invisibilité peut aller jusqu’à leur disparition (sociale, médiatique), voire jusqu’à la mort ». Ces oubliés dont on fait tout pour éviter leur contact, ces masses considérées aussi nocives que les virus, pour leur grande majorité non blanches, se trouvent aux portes de Paris, éloignées des centres de ville, repoussées vers la périphérie près des quartiers les plus défavorisés, aucun régime juridique ne les protégeant, et en conséquence, faute d’être reconnus, ces non existants ne peuvent plus se revendiquer comme des personnes humaines, sans identité ils sont assimilés aux ordures et nuisances qui encombrent et s’étalent dans nos villes, nos yeux les évitent, ce sont les nouveaux zombies de l’anthropocène.
Certains promoteurs de l’écologie profonde militent pour donner aux entités de nature un statut juridique équivalent à celui de personne. Outre le fait que ce soit une fausse bonne idée comme le démontre Louis de Redon dans un article de The Conservation[3], la notion de personne n’est d’aucune utilité, pire elle peut entraîner l’idée de non-responsabilité de ceux qui ont en charge la nature. C’est refuser de reconnaître la dépendance de la nature et de ses ressources aux personnes humaines qui en ont la charge.
À quoi sert de vivre et de penser comme un poulpe[4] si l’on n’est pas capable de reconnaître ceux dont nous sommes les plus proches mais face auxquels nous établissons des barrières pour les maintenir à distance ? Redon écrit : « Aujourd’hui encore des dizaines de SDF meurent de froid chaque hiver dans la rue. Or ils disposent de la personnalité. Des milliers de migrants meurent noyés chaque année dans la Méditerranée. Ils disposent aussi de la personnalité. Ce qui fait que les SDF et les migrants arrêteront de mourir sous notre regard aussi indifférent que coupable, ce n’est pas leur statut de personne, mais bien le régime juridique que nous déciderons, ou pas, de leur attribuer et les moyens humains, matériels et financiers, que nous allouerons, ou pas, à leur sauvetage ». Cette revendication d’un traitement symétrique du non humain à celui de l’humain est louable à condition que soient pris en compte dans le même temps les indésirables et qu’ils ne soient pas considérés comme des espèces invasives, exotiques, proliférantes dont on veut s’immuniser par des murs ou des sanctuaires protégés. Il y a un danger à établir des barrières entre la biodiversité des vivants non humains et celles liées à la vie humaine lorsque certains sont traités comme des nuisibles qu’il faut réduire à néant, comme des vies qui ne méritent pas d’être vécues.
Cette frontière entre écologie et solidarité humaine, on peut la retrouver à propos de certains dispositifs de protection d’aires naturelles, maritimes et protégées qui dans certains contextes, si l’on n’y prête attention, deviennent comme des murs de protection et de défense à l’égard de ceux considérés comme des envahisseurs, les mauvaises herbes, humaines et non humaines.
L’exemple de Mayotte, un département français qui fait la une des médias, est de ce point de vue édifiant. Missionnés par IFRECOR (Initiative Françaises pour les Récifs Coralliens) et le ministère de l’Outre-mer, moi-même et un de mes collègues étions en 2012 chargés de voir comment les populations percevaient la mise en place d’une aire maritime protégée (Le Parc Naturel Marin de Mayotte, créé en 2010) à des fins de protection des récifs coralliens, nous disions dans notre rapport à l’adresse d’IFRECOR « Quelle gouvernance des récifs coralliens à Mayotte ? » (www.littocean.fr) : « La départementalisation est l’aboutissement d’un processus historique par lequel les politiques mises en œuvre à Mayotte ont été initiées de et par la métropole, que ce soit les actions concernant la conservation du lagon, mais aussi celles ayant trait à l’enseignement, le développement économique et l’aménagement du territoire. Ce processus a empêché toute possibilité de participation et d’appropriation par les Mahorais des enjeux de gestion de leur territoire. Ils s’en sont détournés, ont abandonné leurs pays aux métropolitains ».
Devenus des spectateurs passifs de l’administration française, les Mahorais se sont alors considérés comme des étrangers dans leur propre maison avec les conséquences que l’on en connaît aujourd’hui, l’explosion de la délinquance et de la terreur. Dans les services environnementaux régionaux, tout comme dans les instances du Parc Marin installé en 2010, les Mahorais y étaient moins représentés que les métropolitains, le Parc fut en effet dès l’origine l’affaire exclusive des métropolitains. Les élus n’étaient pas en mesure de légitimer les actions de protection auprès des populations locales et étaient dans l’incapacité de faire le lien entre la patrimonialisation des récifs, du lagon et le développement.
Quant aux populations locales, elles considéraient que le lagon, domaine d’activité des pêches traditionnelles et lieu de leurs rituels traditionnels ne leur appartenait plus, qu’il était devenu « le commun » privilégié des scientifiques, des élites occidentales en quête de découverte des récifs coralliens, des plongeurs ou des touristes fortunés et occidentaux recherchant une aventure au contact des requins, des dauphins. Les natifs quant à eux ne le fréquentaient plus, les usages qui s’y faisaient ne correspondant plus à ceux qui y furent les leurs avant la protection du lagon.
Devenu un aquarium en plein air géant et sanctuarisé, le lagon est perçu et vécu comme un mur qui oppose deux mondes, ceux qui sont du côté de la conservation et les autres, les Mahorais mais aussi les clandestins venus des Comores, les inclassables (plus d’un quart de la population) qui vivent de la petite pêche et de la contrebande, ignorés des structures officielles alors même qu’ils contribuent à l’économie du pays, pour la majeure partie informelle. Le soin apporté aux espèces maritimes et terrestres dans ce contexte et tout particulièrement de celui aux lémuriens faisant l’objet d’une grande attention des métropolitains apparaît comme une provocation à tous ceux qui, les plus nombreux, sont en dessous du seuil de pauvreté et plus encore aux immigrés et indésirables venus de l’île voisine et qui représentent une force importante de travail non reconnue dans le secteur de la pêche, de l’agriculture et du bâtiment.
N’importe quel quidam pouvait remarquer en 2012 à Mamoudzou des bandes d’enfants non scolarisés, en guenille, fouillant dans les poubelles, mendiant à l’occasion et se livrant à la délinquance pour pouvoir survivre. Enfants pour la plupart abandonnés par des mères venues des Comores dans des embarcations de fortune au risque de leur vie pour accoucher dans ce département français en espérant ainsi une meilleure vie pour leurs progénitures.
Prendre soin des humains est une exigence nécessaire pour qu’en retour l’on puisse exercer sa bienveillance et sa considération à l’égard des espèces qui peuplent une terre qui nous est commune à tous sans exclusive.
Les chiffres sont significatifs des drames humains qui se jouent dans ce territoire devenu un enfer : le 7 juin 2009, un kwassa se retourne : 2 morts, 34 disparus. Le 23 novembre 2009, ce sont 21 personnes qui périssent. En mars 2010, cinq bébés et quatre femmes se noient lors d’un naufrage sur un récif dans le sud de l’île. En octobre 2010, deux femmes et un nourrisson décèdent entre Mayotte et Anjouan. Le 21 mai de la même année, 20 personnes sur 39 trouvent la mort. Les 23 et 24 juin 2012, quatorze kwassa sont interceptés en arrivant à Mayotte : 250 personnes sont conduites au centre de rétention.
Depuis 1995, 7 000 à 10 000 personnes seraient mortes en mer en tentant la traversée pour atteindre Mayotte : « Gouffre de vies noyées, de paupières ouvertes folles, de plages où des corps arrachés aux abysses vont affoler l’écume. Gouffre d’enfants flottés, ensommeillés dans un moule de corail, avalés par le sable ou désarticulés tendres par des houles impavides »[5]. Dans ces conditions de misère et de violence extrêmes, mais qui peu à peu gangrènent la planète entière, que signifie alors protéger la nature, les écosystèmes, en laissant livrées à elles-mêmes des populations qui n’ont plus le droit d’existence ? Qu’est-ce que vivre dans la menace permanente de la destruction comme une potentialité toujours proche ? Qu’est-ce que le devenir de celui qui n’a plus rien ni où aller ? L’inflation de livres à succès, au ton parfois moralisateur, nous inclinant à refonder des liens avec les autres que nous-mêmes, peut être vue, dans cette ambiance mortifère et anxiogène, comme une forme de cynisme si elle ne s’accompagne pas du même intéressement pour les humains.
Comme l’écrit Michel Agier, « revendiquer l’indispensable commun de toute vie », protéger les vies et les milieux de ceux qui peuplent notre monde reste un vœu pieux si l’on ne pose pas la question du pouvoir et de son exercice, de la brutalité à laquelle il prétend avoir sur les vies qu’il rend précaires, les rejetant, les condamnant, les isolant « jusqu’à pouvoir les déshumaniser et les faire disparaître… La vie commune n’a pas de limites ». Comment sortir du dilemme, protéger la nature et l’environnement, prétendre être solidaire des diverses formes de la vie sans nous protéger des indésirables ? Paradoxalement, la patrimonialisation entraîne des effets de fermeture, sanctuariser et limiter l’accès aux importuns, humains et non humains. Les aires marines protégées empêchent ou limitent l’accès aux petits pêcheurs traditionnels dont les embarcations ne leur permettent pas d’aller en pleine mer à la différence des gros chalutiers industriels qui peuvent continuer à polluer, détruire et racler à leur guise les fonds sous-marins.
En Israël, en 2020, le ministre de la Défense Naftali Bennet se félicite d’avoir approuvé la création de sept nouvelles réserves en territoire occupé venant s’ajouter aux douze réserves déjà existantes. Ces parcs auront, selon la propagande officielle, la vocation de protéger les trésors de la nature – diversité animale et végétale, écosystèmes et paysagère – alors que de fait il s’agissait de renforcer le contrôle d’Israël sur un territoire stratégique, la vallée du Jourdain, la Judée et la Samarie et de rendre possible son annexion. Ces réserves étant, pour la plupart, des terres privées des Palestiniens, ces derniers n’ayant plus le droit de cultiver leurs propres terres et faute de pouvoir faire valoir les motifs de leur présence, il sera plus facile alors de les expulser.
Plus précocement en 1910 c’est la même intention de contrôle et d’annexion qui a présidé à la création en Algérie puis en France par l’ONF et le Touring-Club de France de réserves et de parcs nationaux en pays de montagne et ce dans l’objectif officiel « de conserver et protéger contre toute destruction, détérioration ou défiguration du fait de l’homme, les composantes naturelles faunes, flore, sites pittoresques et particularités géologiques et hydrauliques ». En réalité il s’agissait d’évincer les bergers et les populations montueuses considérées comme les ennemis de l’arbre afin de les remplacer par les élites touristiques, scientifiques, sportives et cynégétiques, friandes à la fois de science et de nature sauvage.
À cet égard, en 1914 le premier parc national sera créé sur le territoire de la commune de Saint-Christophe en Oisans, un des plus étendus de France et qui couvre 25.000 hectares sur les flancs occidentaux du Pelvoux. Ses habitants, contraints d’émigrer, viendront renforcer les rangs de la colonisation algérienne[6] ou ceux du prolétariat. En 1995, une enquête du Conservatoire du littoral sur l’imaginaire social lié à la protection des littoraux à laquelle j’avais participé, montrait, chez les usagers, la hantise de la peur liée à la rencontre d’intrus et de prédateurs venant troubler la quiétude que représente les sites du conservatoire. Les sites protégés pour ces enquêtés y apparaissent comme des bulles, isolées de la violence du monde, un refuge, un repli contre toutes les nuisances de la société, un espace de retrait, une nature « sécurisée » à l’abri des conflits et des tensions. On pourrait multiplier les exemples de protection comme dispositifs de mise à l’écart de populations rendues indésirables au nom du pouvoir et du savoir.
L’emphase écologique et philosophique sur les liens qui nous unissent au vivant, les plantes, les arbres, les animaux, les oiseaux, les insectes, les poissons, la vie grouillante peut jouer à contre-courant des effets recherchés si elle ne met pas en relief dans le même mouvement le sort réservé aux humains les plus vulnérables qui survivent dans les ruines du capitalisme. Prendre soin des humains est une exigence nécessaire pour qu’en retour l’on puisse exercer sa bienveillance et sa considération à l’égard des espèces qui peuplent une terre qui nous est commune à tous sans exclusive. Il est urgent que l’empathie à l’égard du vivant ne soit pas un paravent pour cacher la misère du monde, que les forums et conférences internationales sur la biodiversité et les océans mettent au premier rang de leur agenda les invisibles, les indésirables de la planète, les sans-terre et vagabonds des mers, pour que la formule « Penser l’océan, c’est penser notre société pour l’avenir » ne soit pas qu’un vœu pieux (déclaration d’Antoine Petit, directeur du CNRS à l’occasion de la COP 27).
Le soin à ce qui nous est étranger, la nature et ses entités ne peut faire l’économie du rapport à la politique, il faut que celle-ci devienne habitable pour que l’homme, les arbres, la terre et la mer fassent « cause commune au sens où ils se prêtent mutuellement appui pour exister » nous dit David Lapoujade dans son ouvrage « Les existences faibles » : ces existences faibles qui « aspirent à exister sur un autre mode, ces phénomènes à la limite de l’existence auxquels on n’accorde pas assez d’importance ».
Reconnaître des nouvelles formes de vie c’est être contre tout ce qui ignore les expériences fragiles, contre tous ceux, dominants et super riches qui nient ces existences, leur refusant des manières d’être et des façons de faire. La protection des milieux, si elle veut être inclusive est aussi une guerre des milieux contre la décomposition du monde et non seulement l’expression d’une crise de la sensibilité écologique comme certains voudraient nous le faire admettre. Il est vrai que la segmentation et la fragmentation des milieux scientifiques et des organisations étatiques et associatives ne facilitent pas la circulation des connaissances et des échanges, la réunion et la connexion entre toutes les biodiversités, humaines et non humaines et la fabrique d’une écologie ouverte et solidaire et non restrictive aux seuls intérêts des conservateurs et scientifiques.
Avoir de la considération pour et se soucier des existences faibles dans leur diversité et pluralité implique une transformation des rapports entre savoir et pouvoir : développer une science ambulatoire, transverse, métissée, itinérante et engagée au-delà des frontières et des murs.