Roman (extrait)

L’ange transtibétain

Écrivaine

Des deux prochains romans de Yoko Tawada, l’un est traduit du japonais et l’autre de l’allemand. Voici le début du second, sur lequel plane la figure de Paul Celan, que l’écrivaine connaît bien. Patrik, ou « le patient », est invité à Paris pour un colloque consacré au poète. Il arpente Berlin, obligé de seulement tourner à gauche. Il arpente sa psyché troublée, trouvant dans l’amitié avec un « ange » peut-être un peu de paix. Traduit par Bernard Banoun, et à paraître aux éditions Verdier.

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Croissance chantable

 

À chaque carrefour, le patient regrette de n’avoir pas sur lui un dé qui déciderait à sa place s’il faut aller tout droit ou tourner. Aller tout droit, cela veut dire traverser la rue suivante. Ignorer le feu qui est au rouge, ou s’arrêter ? Il serait trop prosaïque pour lui d’attendre sagement que le feu passe au vert, ignorer la couleur du sang serait trop risqué. Et si par hasard le feu était vert ? Cela non plus ne serait pas une solution. Car le hasard n’existe pas. Ou s’il existe, il est truqué.

Vert, non, rouge non plus. Ne lui reste plus que la zone intermédiaire neutre du feu jaune. L’œil jaune coing reste ouvert deux secondes avant de se refermer. Pour profiter de cet espace de temps, il faudrait se métamorphoser en panthère. Le patient, qui n’est pas une panthère, fera mieux de renoncer totalement à franchir le dos du zèbre puis de tourner sur la gauche. Il se trouve heureusement sur la partie gauche de la rue, ce qui n’est pas un hasard puisqu’il prend toujours à gauche en sortant de l’immeuble, que ce soit le sien ou celui de sa copine.

S’il prenait sur la droite, il tomberait bientôt sur une supérette où travaillent une caissière au mauvais œil et une autre au regard miséricordieux. Laquelle des deux lui prendra son argent ? Entrer dans un supermarché, c’est la roulette russe.

Il prend sur la gauche et arrive donc bientôt à un café. En passant devant, il observe les clients qui boivent leur café, il moissonne leurs visages comme des épis d’or. Il note un front, un front intelligent, celui d’une femme. Le souffle du patient se fait plus saccadé et la sclère de ses yeux s’illumine. Le collier d’argent de la femme scintille comme la Voie lactée, et ses lèvres bavardent inlassablement. Face à elle est assise une autre femme coiffée de la même façon. Soudain, la bouche de la femme se tait. Qu’il est merveilleux, ce moment où un silence se fait et où les lèvres s’entrouvrent, mais sans voix, comme pour donner un baiser au patient. Le


Yoko Tawada

Écrivaine