Littérature

L’ambition de la démesure – sur le Cours de poétique de Paul Valéry

Écrivain

L’auteur de Monsieur Teste et du Cimetière marin découvre, avec ces Cours inédits donnés au Collège de France, un champ nouveau : celui de la poétique. Le poète déploie une intelligence extrême qui formalise pour la transmettre une manière de penser propre au geste de création.

C’est un événement considérable que la première publication en deux gros volumes du Cours de poétique de Paul Valéry, dont on mettra longtemps à mesurer la très grande portée. Aussi partielle qu’elle demeure, la restitution inédite de ce Cours prononcé au sein du Collège de France il y a quelque quatre-vingts ans, due à un impressionnant travail éditorial de William Marx, lui-même professeur audit Collège de France où il occupe la chaire de Littératures comparées, témoigne d’une véritable aventure de pensée aux deux pôles clairement distingués de la notion d’ « œuvre de l’esprit » : le « producteur » d’une part, le « consommateur » d’autre part.

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Ouvrant d’innombrables pistes de réflexions mais aussi de discussions, y compris par ce que l’on peut estimer lui faire défaut mais qu’il aide à formuler, le Cours de poétique déploie au plus large une pensée élaborée depuis le geste de création, non pas comme il est bien plus commun sur ou à propos du même geste, et c’est bien pourquoi « ce cours est de même matière que son objet », constatera Valéry l’avant-dernière de ses huit années d’enseignement.

Pour le dire tout autrement, on pourrait avancer que, de même qu’en amour le méta-discours est toujours amoureux puisqu’il émane du sentiment qu’il englobe et cherche à élucider, le méta-discours est ici spécifiquement artistique. Le voudrait-il que le poète qui s’y livre n’en pourrait sortir, et d’autant moins qu’à parler d’art il use du matériau même de sa pratique, le langage (ce qui, au passage et on y reviendra, rend si intéressantes les pensées de l’art formulées par les artistes plasticiens ou les musiciens, dégagés de leur pratique à l’instant de l’analyser, au contraire des écrivains).

C’est dès lors un champ nouveau qu’ouvre Valéry sous ce terme qu’il s’approprie de « Poétique », qu’il a hésité à nommer plus précisément « Poïétique » pour donner d’emblée à entendre le mot dans son acception non pas aristotélicienne mais étymologique : c’est « la notion toute simple de faire que je voulais exprimer. Le faire, le poïein, dont je veux m’occuper, est celui qui s’achève en quelque œuvre et que je viendrai à restreindre bientôt à ce genre d’œuvres qu’il est convenu d’appeler œuvres de l’esprit », explique-t-il dans sa leçon inaugurale, donnée le 10 décembre 1937, la seule qui ait été jusqu’ici publiée, d’abord en plaquette, puis dans le volume Variété V paru en 1944.

Dans le même volume, on pouvait lire la présentation du cours à venir qu’avait rédigée le futur professeur, encore candidat, pour convaincre le collège des professeurs de l’intérêt de sa démarche (ce qui n’allait pas de soi, malgré la stature considérable de l’auteur de La Jeune Parque et du Cimetière marin à cette époque). Cette présentation est célèbre pour une batterie de phrases ; on se contentera ici d’en rappeler trois : « La littérature est et ne peut être autre chose qu’une sorte d’extension et d’application de certaines propriétés du langage », y affirmait le disciple de Mallarmé, qui, postulant le fait que « le poète qui multiplie les figures ne fait que retrouver en lui-même le langage à l’état naissant », défendait du même geste l’hypothèse d’une « histoire approfondie de la littérature (qui) devrait donc être comprise, non tant comme une histoire des auteurs et des accidents de leur carrière ou de celle de leurs ouvrages, que comme une histoire de l’esprit en tant qu’il produit ou consomme de la « littérature », et cette histoire pourrait même se faire sans que le nom d’un écrivain y fût prononcé » – à condition, bien entendu, d’avoir au préalable mené une étude qui ait « pour objet de former une idée aussi exacte que possible des conditions d’existence et de développement de la littérature ».

Cette étude est tout l’enjeu du Cours de poétique. L’étayant d’un savoir considérable dont il n’abuse jamais et dont il a appris à se garder pour maintenir son cap, Valéry y exerce une intelligence extrême, volontiers sceptique et souvent pragmatique sinon, mais au meilleur sens de l’expression, « terre à terre », afin de tout reprendre du début : de reprendre à la base toutes les problématiques liées au geste de création dans la langue, ou le langage – une fois discriminées les « œuvres qui sont comme créées par leur public (dont elles remplissent l’attente et sont ainsi presque déterminées par la connaissance de celle-ci) » et celles qui, « au contraire, tendent à créer leur public », qui sont bien évidemment les seules à permettre d’examiner les « conditions d’existence » de la littérature « tour à tour dans l’intime travail de l’auteur et dans l’intime réaction d’un lecteur », ce dernier agissant comme producteur de la valeur attribuée aux œuvres.

À partir de son expérience personnelle, à laquelle il se tient aussi fermement que le roi tient sa couronne, Valéry s’emploie dès lors et ni plus ni moins qu’à formaliser pour la transmettre une manière de penser propre au geste de création, geste qui en est à la fois la source et l’estuaire.

Si la pensée qui en résulte s’aventure en cours de route sur les terrains de la physiologie et de la physique autant qu’elle empiète sur la philosophie, la psychologie, l’économie ou la sociologie, elle ne relève d’aucune autre discipline que de celle qu’elle prétend fonder, la poétique – quand bien même cette dernière, bien entendu, ne sortirait pas de nulle part. L’apport décisif de Valéry n’est pas tant de penser le geste artistique, ce qu’ont fait avant et après lui de nombreux artistes, que d’être porté par une ambition magnifique de démesure : sans jamais se départir d’une démarche intellectuelle rigoureuse, élaborer le socle solide d’une discipline qui serait susceptible « d’embrasser s’il est possible l’ensemble des conditions de la production des œuvres de l’esprit ».

Bien plus qu’un enseignement, ce Cours de poétique est de l’ordre de la transmission.

Il s’agit d’interroger, d’une manière d’ailleurs presque enfantine (on y reviendra), le pourquoi des œuvres autant que le comment qui les constitue. Ce qui, de facto, entraîne à questionner la nécessité vitale d’un geste provenant de la nuit des temps pariétaux, étant entendu que ce geste est, en soi, totalement inutile au regard de « l’ordre économique matériel », mais qu’il se révèle consubstantiel à l’être de langage qu’est l’homme.

Ce dernier s’individualise dans et par le langage, et c’est là que commence son « aventure » spirituelle, provoquant l’ouverture sur un « infini esthétique » dans le monde fini qui est le sien : « Si l’humanité s’est écartée des conditions initiales dont je parlais, si elle a renoncé, sans le savoir et sans le vouloir, à la stabilité à laquelle elle pouvait tendre, on pouvait supposer qu’étant arrivée à un certain niveau, elle s’y serait stabilisée, comme les abeilles » et nous pourrions concevoir « une humanité comme une fourmilière ou une ruche d’abeilles. Pas du tout. Elle n’a cessé de s’écarter de son bien-être, le bien-être n’a pas suffi à l’humanité ».

Résolument décapante, se refusant à la facilité traditionnelle de mots aussi flous que ceux de « style » ou « d’inspiration » (l’inspiration, s’il en demeure ici, ne provient de rien d’autre que du « faire » lui-même, de la part d’inattendu qu’il produit : créer c’est se mettre en position d’ « attendre l’inattendu » plutôt que de s’en préserver), l’entreprise de Valéry relève d’une forme de « démythologisation » de l’art, comme l’écrit William Marx dans sa préface, mais on pourrait aussi bien parler d’une désacralisation puisque sacraliser, ainsi qu’une note de cours le rappelle, c’est étymologiquement « mettre à part » : séparer. En amont comme en aval de l’œuvre (du côté du producteur comme du côté du consommateur), le cours ne cesse de réintroduire l’art dans la vie et la vie dans l’art : la vie toute bête, dans ce qu’elle a de plus concret, physiologique, matériel et précaire.

Ce faisant, il annonce à sa manière toute la problématique de la mort de l’auteur qui devait défrayer la chronique des années théoriques, après-guerre : ce n’est pas l’artiste qui fait l’œuvre, c’est l’œuvre qui fait l’artiste puisque c’est elle, l’œuvre, qui peut, au moment de prendre forme, arracher l’homme ordinaire à son ordinaire de pensée anarchique et chaotique.

On pourrait emprunter à la physique une métaphore pour approcher cet ordinaire de la pensée livrée à elle-même (dans ces temps où l’homme, qui n’en reste pas moins traversé de sensations, est littéralement désœuvré, livré à une forme de vacuité qui l’incite à répondre si on l’interroge qu’il ne pense « à rien », c’est-à-dire potentiellement à tout et dans tous les sens) : on pourrait avancer que l’état naturel de l’esprit est une forme de soupe primordiale au regard du processus qui conduit à une œuvre, long cheminement ponctué d’erreurs, de repentirs, de choix arbitraires. En ordonnant le chaos intérieur en fonction d’un but qu’elle assigne, l’œuvre arrache celui qui s’y livre à cette anarchie native du langage interne qui n’en reste pas moins son matériau, d’une richesse inépuisable : c’est donc bien la mise en œuvre, ou plutôt, la mise à l’œuvre, le « faire », qui provoque un « état poétique », et pas l’inverse.

Cet état poétique est par nature provisoire, puisque l’aboutissement de l’œuvre rendra l’artiste à son ordinaire, celui de tout un chacun. Avec l’élégance de l’humour, Valéry le formule d’une courte phrase pour clore une très riche séance où il a été beaucoup question de Léonard de Vinci : « L’homme de génie a passé par l’état de génie et revient à l’état ordinaire du monsieur quelconque que vous voyez », celui qui vous a parlé, qui n’en fut pas moins, un temps, le vecteur de Monsieur Teste, un autre, du Cimetière marin, et il en restera toujours quelque chose, de l’ordre de l’expérience.

Car Valéry, dont la progression de pensée est perpétuellement balancée, n’oublie pas que, quelles que soient ses motivations de départ, l’expérience artistique apporte un fruit bien plus précieux que la reconnaissance ou la gloire qui, éventuellement, pourraient en résulter : une forme de connaissance de soi. C’est pourquoi, bien plus qu’un enseignement, ce Cours de poétique est de l’ordre de la transmission, ce qui est particulièrement sensible lorsque le professeur s’adresse explicitement aux jeunes gens venus l’écouter (parmi lesquels figurèrent, d’après la préface qui ne précise par leur degré d’assiduité, rien de moins que Blanchot, Barthes, Cioran, Bonnefoy ou Tournier) : « Quand un jeune homme vient me demander des conseils, je lui réponds qu’il n’y a pas de conseils. Il convient de se tromper ; mais de se tromper obstinément. »

Reste que le chantier ainsi balisé est d’autant plus ouvert que cette œuvre magistrale, à tous les sens du terme, nous parvient deux fois inachevée.

D’une part, Valéry n’a pu mener son programme follement ambitieux à terme – et sans doute la mission était-elle impossible, sinon à ressaisir par l’écrit, dans un second temps, l’ensemble de cette pensée déployée à l’oral comme on creuse une mine à ciel ouvert, d’autant que, ainsi que le reconnaît Valéry la dernière année, il s’est sans doute aventuré ou enfoncé trop loin en maintes parties, en particulier la première année, durablement consacrée à ce qu’il nomme la « sensibilité généralisée », dans des pages d’ailleurs passionnantes sur « les productions spontanées de l’esprit » et le chaos naturel de la pensée qui en résulte et dont on vient de parler : loin en amont de toute création.

Avec un désir jubilatoire de transmettre, Valéry a pris le risque, fort de toute l’autorité qui était alors la sienne, de mettre cette autorité en jeu.

D’autre part, le titre général donné à cet ensemble de textes pourrait presque passer pour abusif quand les deux volumes ne gardent en réalité que des traces extrêmement précieuses mais souvent lacunaires de la majeure partie des cours qu’a donnés Valéry du début décembre 1937 à la fin mars 1945. De même les deux sous-titres, « Le corps et l’esprit » pour le premier volume (1937-1940), « La langue, la société, l’histoire » pour le second (1940-1945), s’ils ont le mérite de balayer large, opèrent une distinction tranchée en donnant l’illusion d’une progression avérée à laquelle le contenu, bien plus mêlé d’être foisonnant, ne répond qu’en partie.

En réalité, seules la première et la dernière des huit années, parce qu’elles ont été sténographiées au fil des séances, permettent de suivre pas à pas la progression expérimentale dans laquelle s’est risqué le poète : ces deux années de cours représentent à elles seules quelque huit cent pages, plus de la moitié de l’ensemble. À titre de comparaison, l’année 1943-1944 tient en moins de soixante-dix pages.

C’est que, faute de retranscription, de 1939 à 1944 la tentative de reconstitution repose principalement sur des notes préparatoires distribuées en fonction du programme prévu, des correspondances, des témoignages ou compte-rendus très rarement exhaustifs et au degré de fidélité invérifiable. Ces traces sont d’autant plus lacunaires que la drôle de Guerre, l’exode de 1940 puis l’occupation et les problèmes de santé de Paul Valéry, qui devait mourir en juillet 1945, quelques semaines à peine après avoir été contraint d’interrompre son enseignement, ont nécessairement modifié le cours du cours.

Puisqu’il en est question, on rappellera ici que Valéry a traversé la guerre tête haute, contrairement à tant d’hommes de lettres français : son refus clair et net de toute forme de collaboration, qui s’est en particulier traduit par un vibrant éloge du « Juif Bergson » à la mort du philosophe en janvier 1941, lui a coûté la plupart des fonctions officielles qui étaient les siennes, mais, heureusement pour nous, n’a pas empêché son enseignement au Collège de France (aux portes duquel, s’il faut le rappeler, l’occupation ne s’est pas arrêtée pour autant : que l’on songe à l’illustre Marcel Mauss, exclu de ses fonctions et de l’appartement qu’il occupait, voué à une existence si pénible qu’il ne s’en est jamais remis jusqu’à sa mort, en février 1950).

Ajoutons, parce qu’à dire vrai on l’ignorait avant de lire la préface de William Marx, qu’à la distinction de ses amis André Gide ou Pierre Louÿs, Valéry a dû batailler sur le plan économique sa vie durant, l’immense reconnaissance qui était la sienne en tant que poète ne lui permettant d’en faire vivre sa famille qu’à la condition de multiplier les conférences rémunérées et autres travaux de commande, jusqu’à ce prestigieux poste de professeur au Collège de France qui lui échoit à l’âge de 66 ans, alors qu’il n’a jamais enseigné quoi que ce soit – et ceci explique sans doute la grande importance que Valéry, précurseur en la matière, aura su accorder dans ce cours aux conditions matérielles et sociologiques de production des œuvres.

Précisons encore que s’il a eu très tôt le projet de tirer un livre de cette expérience, ce livre aurait à ses yeux nécessité un travail considérable en aval des cours eux-mêmes, et n’aurait donc en rien ressemblé à ce que nous lisons aujourd’hui, qui a en revanche le magnifique avantage, pour nous lecteurs, de restituer pas à pas sa progression : tant il est vrai qu’avec un désir prégnant et jubilatoire de transmettre, Valéry a pris le risque, fort de toute l’autorité qui était alors la sienne, de mettre publiquement cette autorité en jeu en sachant pertinemment, ainsi qu’il aime à le répéter à l’instant même où il se donne à voir en train de chercher, que « l’homme est généralement absurde dans ce qu’il cherche, mais il est admirable dans ce qu’il trouve ».

C’est d’ailleurs là l’une des raisons, et cela aussi il le répète, qui incitent l’artiste à travailler jusqu’à ce que disparaissent toutes les traces du temps plus ou moins vaseux de la maturation d’une œuvre, temps d’indétermination, de doutes qu’auront peu à peu brisé une somme de décisions arbitraires, d’erreurs, d’errements, de coups de chance aussi bien, au long d’un inévitable processus déclenché par l’événement sensible, souvent accidentel, qui a initié le désir de donner une forme à cette étrange nébuleuse qui d’ordinaire nous tient lieu de pensée intérieure : c’est à ce prix qu’il y aura peut-être choc esthétique pour le consommateur qui ne peut, ni ne doit, se figurer « tout le travail interne, les possibilités égrenées, les longs prélèvements d’éléments favorables, les raisonnements délicats dont les conclusions prennent l’apparence de divinations, en un mot, la quantité de vie intérieure qui fut traitée par le chimiste de l’esprit producteur ou triée dans le chaos mental ». Alors, l’effet de l’œuvre étant « incommensurable avec (ses) propres facultés de production instantanée », le consommateur de l’œuvre « devient producteur de l’être imaginaire qui a fait ce qu’il admire » (c’est ici moi qui souligne).

Cette production du lecteur pourra l’inciter, et peut-être est-ce au fond le but fondamental de la vie artistique bien qu’il soit le plus souvent occulté, à partir en quête de la littérature à son tour quand « l’intention de faire » relève toujours d’une « excitation à imiter ce (qu’on) voit les autres accomplir (car, chez le créateur le plus « original », l’idée même de créer est imitation). La notion de peinture précède l’idée de peinture, etc. On oublie ce contenant ».

C’est aussi par pur plaisir de citer un merveilleux passage que l’on en passe par cette question simiesque de l’imitation : « Cet enfant qui s’essaie à marcher fait une expérience capitale, la recommence. Il arrive à faire quelques pas entre sa mère et une chaise, sur laquelle il s’abat. Il a atteint un but. Il a appris ce qu’est un but. Il rit de joie : il a accompli l’impossible. L’ex-impossible… C’est Kepler, c’est Wagner. Il se livre à sa gloire. La détente heureuse se produit. Il contenait donc de quoi tenter l’expérience. »

Cet « ex-impossible » est bien l’une des innombrables pépites que le lecteur remonte de la mine qu’est ce Cours. Mais, rendu ici, force est de constater qu’il n’y aura pas d’ex-impossible face au désir de rendre compte de ce monument. On aurait voulu déplier mille et un trésors encore, on n’en retiendra que trois, puisqu’il est temps de filer à la conclusion, qui sera ouverte.

Ces trois données que l’on retient quand même sont étroitement mêlées, on s’en doute. La première tient à la connaissance de Valéry des problématiques les plus contemporaines sur le front de la physique. Pour n’apparaître qu’en toile de fond où elle joue un rôle métaphorique certain, elle est saisissante, à cette époque où les physiciens butaient sur l’impossibilité où ils demeurent d’articuler le microscopique et le macroscopique : d’articuler les lois quantiques, vérifiées au niveau expérimental, aux lois de la relativité générale, qui le sont tout autant. Ajoutons, sur ce point, qu’à l’époque de Valéry, la notion d’ « intrication quantique » qui fournit aujourd’hui un début d’explication plausible et a valu à Alain Aspect son prix Nobel l’an dernier n’existait pas encore ; l’intrication fournirait une métaphore puissante au regard du passage, selon Valéry, de l’informe de la pensée dans son état ordinaire à l’ordre que lui procure nécessairement une œuvre, que la forme qui en résulte soit réellement créatrice ou qu’elle se contente de reproduire des modèles existants – tant il est vrai, s’il faut le rappeler, que cette insistance sur la forme qu’il est impossible de séparer d’on ne sait quel fond qui lui préexisterait, est l’un des apports majeurs de Valéry.

La seconde tient à la question omniprésente de l’ignorance – non pas l’ignorance du poète ou celle bien plus grande de son lecteur, mais notre ignorance collective, celle à laquelle précisément les physiciens aujourd’hui se coltinent, alors qu’au quotidien des jours utiles la mécanique sociale et productiviste nous enjoint sans cesse d’ignorer l’ignorance. Faute d’avoir le loisir de m’y attarder, je me contente de cette citation évidente une fois qu’elle est formulée mais qui n’en reste pas moins tout à fait lumineuse, citation que je prends légèrement en amont de ce qu’il m’importe de partager (et que je souligne) : « N’oublions pas que ce qui produit en nous le spontané nous est aussi caché que ce qui produit sur nos sens la sensation. Le monde extérieur est en relation réciproque avec nos sensations, et les fonctions qui les élaborent en font des signes ou les composent entre elles. Cela fait une sorte de système fermé, système qui s’élargit apparemment par « l’imagination » ; mais l’imagination n’est possible que comme liberté laissée par quelque ignorance : ce qui ne m’est pas assez connu – et j’ajoute : assez connaissable – pour m’interdire de former autre chose. Je puis imaginer qu’une pierre demeure en l’air sans tomber, mais ceci prouve que ma connaissance de la pierre est toute superficielle. »

À condition évidemment d’apprendre à distinguer mon ignorance, qui risque toujours de me faire tomber la pierre sur le nez, de l’ignorance collective, cette dernière est le terrain de jeu de l’artiste, la condition de sa liberté : une liberté qui ne peut advenir que parce que nous parlons, évidemment, c’est-à-dire, parce que dès l’enfance nous demandons pourquoi jusqu’à l’épuisement des « grandes personnes » qui en viennent à répondre parce que c’est comme ça et pas autrement, ce qui n’est évidemment pas une réponse (comme tant de jeunes enfants l’ont découvert avec félicité dans Sans famille d’Hector Malot).

Ce qui amène mon troisième point : cette question du pourquoi, et sa dimension enfantine évoquée dès le début de cet article, qui est rémanente dans le Cours de Valéry : « Ce que j’estime le plus au monde, ce sont précisément ces questions-là, ces questions stupides, car elles seules peuvent nous apprendre quelque chose et nous amener à des réflexions très importantes, en général. »

Il prend pour illustrer cette assertion un exemple « classique, tellement classique que j’ose à peine le reprendre ici », celui de Newton et la pomme. « Newton se pose une question enfantine : il voit tomber une pomme, il voit la lune, et il dit : “ Pourquoi pas la lune ? Pourquoi est-ce que la lune ne tomberait pas ? ” Cette question est une question d’enfant, littéralement puérile. […] Pas un homme raisonnable, pas un homme sensé n’eût songé à se poser la question. Il est évident qu’il y a la lune dans le ciel, et on ne se demande pas pourquoi elle ne tombe pas, parce qu’elle ne tombe pas. Et par conséquent l’homme raisonnable n’a pas songé à se poser la question, et son cours naturel des choses n’est pas changé. »

C’est une véritable chambre d’échos que ce Cours, qui sans cesse rappelle à la mémoire les réflexions de Gauguin, Rodin, Tàpies ou Kandinsky.

Deux choses, ici : « Tout ce qui est évident, généralement, cache quelque chose qui ne l’est pas du tout, et c’est une grande qualité de l’esprit de considérer fort peu de choses comme évidentes. » Cette phrase ne peut que renvoyer à l’étymologie du mot évidence, associant le « é » privatif à la racine « videre » qui signifie voir. Ce qui est évident n’a pas besoin d’être observé, mais l’évidence bien souvent, fruit de l’habitude, nous aveugle : c’est la taie du regard que posent les adultes sur le monde que les enfants affrontent les yeux grands ouverts, tant il est vrai que « la plupart des hommes sont – et j’ajoute qu’ils doivent être – devant la plupart des choses, devant les phénomènes les plus fréquents » dépourvus de curiosité, préférant se consacrer à la marche utile du monde qui leur impose de demeurer face aux évidences « parfaitement indifférents, comme les animaux devant les astres, comme les carnivores devant les carottes » (au passage, et comme beaucoup d’autres, cette citation savoureuse appelle assez spontanément dans l’esprit du lecteur la division ancestrale du sacré et du profane dont à la même époque Bataille et Caillois, entre autres, s’emparaient avec passion mais que n’évoque jamais Valéry).

Il n’en reste pas moins, par ailleurs et Valéry y insiste, car c’est fondamental, que si Newton est Newton, c’est parce qu’il s’est posée cette question très enfantine mais qu’il se l’est posée tout en étant Newton, armé d’une infinité de savoirs et d’une inlassable curiosité, précisément : tout autre individu qui aurait pu se poser cette question enfantine n’aurait jamais trouvé les moyens d’y répondre ; seul celui qui s’est posé cette question enfantine parmi les savants avait quelque chance d’élaborer une réponse susceptible de bouleverser la face du monde.

Ici, évidemment, on ne peut que penser à une célèbre phrase attribuée à Picasso : « Tous les enfants sont des artistes, la difficulté est de le rester. » Plus encore, on ne peut que songer à l’insistance que mettait Vassily Kandinsky au début du XXe siècle, dans Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, à défendre un art qui ne se contenterait plus de se poser la question du « comment », comment fabriquer de « la beauté », mais se poserait à nouveaux frais la question du « pourquoi » qui nécessairement est première, et doit le rester, tant il est vrai qu’elle conditionne de fond en comble le comment : « un art qui se contente du comment est un art castré », disait Kandinsky, entendez : un art qui ne se reproduira plus.

Si l’on termine ainsi, c’est pour conclure sur la seule réserve, mais elle est de taille, que l’on désire formuler quant au travail de William Marx, très impressionnant, précis et clair, on l’a dit, et sans oublier qu’on lui doit la lecture de ces Cours de poétique. Mais pourquoi diable, au moment même d’en rendre le chantier public, rabattre la poétique sur les savoirs institués, et tout particulièrement la philosophie, alors même que s’exprime dans ces pages et à plusieurs reprises une certaine défiance de la philosophie ? Si William Marx en vient à dire, dans une page récente du Monde des livres, que Valéry dans son cours « se fait plus philosophe que poète », ce qui est une forme de déni de la Poétique, puisque Valéry dans ce cours veut assurément s’exprimer en poéticien, non pas en philosophe, c’est avant tout un effet de l’observateur qu’est William Marx, ou de la position qu’il occupe.

Cela se décline, en réalité, tout au long de la publication : dans sa préface comme dans les multiples notices, il ne cesse de dresser des perspectives depuis la pensée en progrès qui se déploie sous nos yeux avec les savoirs institués, non seulement en explicitant des références, mais aussi en décelant tout au long du cours des éléments qui préfigureraient aussi bien la sociologie de Bourdieu que la pensée de Bruno Latour et beaucoup d’autres – non, parfois, sans se laisser emporter par l’élan joyeux de l’inventeur d’un trésor qui ne saurait lui prêter trop de mérites (ainsi lorsqu’il signale une « tonalité pré-lacanienne » à l’orée de deux pages à peine d’une préparation de cours aboutissant au constat que « l’usage du langage veut l’absence ou le manque, ressenti chez celui qui parle ou chez celui qui écoute, de quelque chose »).

Il n’y a aucun doute sur le fait que ces perspectives sont intéressantes, questionnantes. Mais leur présence désigne en creux un travail qui reste entièrement à faire, aux enjeux tout à fait passionnants : mettre les propos de Valéry en perspective avec toute la pensée spécifiquement artistique qu’ont pu formuler tant de peintres, musiciens, écrivains avant et après ce cours, qu’ils ont formulé depuis leur pratique sans être pour autant en mesure de formaliser leur pensée comme s’y emploie ici Valéry.

Le socle inédit qu’il fournit à une pensée spécifiquement artistique ne peut évidemment que s’enrichir des confrontations dans le champ même qu’il élabore sous le nom de poétique : car c’est une véritable chambre d’échos que ce Cours, qui sans cesse rappelle à la mémoire du lecteur aussi bien les réflexions de Gauguin, Rodin ou Tàpies que de Kandinsky, donc, et de tant de poètes, et pour s’en tenir au plus contemporain l’on songe au merveilleux Explications de Pierre Guyotat paru en 2000, au tout récent Le conteur, la nuit et le panier de Patrick Chamoiseau, et à tant d’autres.

Et, tout de même, bien que l’on hésite toujours à en revenir à ses propres marottes : aussi éloignés qu’ils aient pu être dans leur démarche, les échos sont innombrables entre ce cours et l’œuvre de Proust dans sa manière d’interroger comme aucune autre le pourquoi et le comment du faire artistique, précisément, qui est le véritable sujet de À la recherche du temps perdu en tant qu’il est le seul moyen d’accès à « la vraie vie », d’ordre spirituel ; il y aurait sur cette seule conjonction un chantier formidable à ouvrir, ici pour analyser en quoi les propositions se rejoignent, là pour constater ce qui les distingue ou les oppose.

Bref, c’est sur ce point qu’on veut en réalité attirer l’attention : quelles que soient les lois de la mécanique sociale dont ils s’écartent pour viser à l’inutile, les artistes aussi pensent, ils pensent depuis leur pratique qui est instrument de connaissance, et c’est bien pourquoi leur pensée est puissante, elle est même et très littéralement essentielle, dans notre désert spirituel. Ce Cours de poétique de l’artiste peu ou prou autodidacte que Paul Valéry demeurait lorsqu’il le prononçait dans le temple du savoir qu’est le Collège de France en témoigne, décidément, et merveilleusement.

Paul Valéry, Cours de poétique, édition de William Marx, deux volumes, « Bibliothèque des idées », Gallimard, 2023.


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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