Faut-il critiquer l’œnologie ?
À l’image du monde agricole, le secteur vitivinicole a enregistré de profondes mutations au fil des dernières décennies. Et comme une grande partie de l’agro-alimentaire, la filière est passée progressivement sous l’emprise de la grande distribution et des marchés internationaux. Ces évidences troublent l’image idéalisée du « vigneron », artisan perpétuant la tradition, défendant son terroir, au contact d’une nature préservée, œuvrant manuellement à la vigne et au chai. Elles invitent à analyser les transformations qui ont conduit à faire de cette filière une des plus grosses consommatrices de produits phytosanitaires [1] (fongicides, herbicides, insecticides). Des scandales sanitaires récents [2] ainsi que les images de viticulteurs harnachés sur leur tracteur en raison de la toxicité des traitements chimiques employés soulignent aujourd’hui les tolérances coupables de la viticulture « conventionnelle ».
De nombreux acteurs de cette filière se sont pourtant très tôt engagés dans des démarches respectueuses de l’environnement en optant pour une agriculture « raisonnée » (certification Terra vitis), en engageant des démarches environnementales (certification HVE – Haute Valeur Environnementale), en se tournant vers l’agriculture biologique (identifiable au moyen du label BIO), voire en évoluant vers la biodynamie (certification Demeter ou Biodyvin) ou vers une production de vins « nature » ou SAINS [3]. Ces démarches vertueuses, diversement mises en visibilité, livrent une image trompeuse de la production dans sa globalité puisqu’elles restent peu représentatives malgré leur développement croissant. Certaines dissimulent aussi des pratiques moins naturelles qu’on ne l’imagine. Le recours à des traitements massifs à base de cuivre n’est pas de nature à améliorer la qualité des sols. Quant aux intrants et aux levures tolérés dans l’élaboration des vins BIO [4], ils suscitent également la perplexité. Bref, la situation est pour le moins confuse.
Le consommateur confronté à une multiplicité de labels peu lisibles, s’il n’est pas lui-même « spécialiste », s’il ne connaît pas directement les producteurs, s’il ne consacre pas de longues heures à recouper des informations, aura bien du mal à cerner les qualités et les défauts sanitaires des vins proposés à la consommation. Etrangement, la transparence alimentaire qui consiste à faire figurer sur l’étiquette ou sur la contre-étiquette des bouteilles les éléments entrant dans la composition du produit ne semble pas de mise.
Le processus de rationalisation de la production s’est largement appuyé sur la science du vin, à savoir l’œnologie.
Comment expliquer que la production de vin, pourtant largement contrôlée, réglementée, surveillée, administrée conserve une telle opacité ? Et comment expliquer le morcellement des mondes du vin auquel on assiste ? S’agit-il d’un simple ajustement de la production pour répondre à des attentes diverses et variées ? N’assiste pas à une mise en tension croissante entre des pôles de plus en plus éclatés allant de l’industrie du luxe à l’agriculture paysanne, du conventionnel au « nature », de la grande distribution aux chaînes courtes, du local à l’international ? Pour comprendre ces phénomènes, il faut remonter aux années soixante-dix et analyser le processus de rationalisation de la production qui s’est largement appuyé sur la science du vin, à savoir l’œnologie. C’est en effet du côté de la chimie du vin, de ses applications et, surtout, de ses fonctions sociales et institutionnelles, qu’il faut se tourner.
À l’orée des années soixante-dix, l’œnologie était encore cantonnée aux laboratoires et au contrôle technique des vins. Le contexte économique, tant du point de la consommation que de la production, va inciter certains acteurs à sortir des laboratoires pour apporter leur concours aux entrepreneurs cherchant à se moderniser, à adapter leur production aux marchés, à gagner en qualité… À un rythme variable selon les régions, les œnologues vont ainsi devenir les promoteurs de cette modernisation. Leur profession va évoluer parallèlement, étendre son domaine d’intervention, s’imposer en amont (dans les vignes) comme en aval (dans la commercialisation) et, avec elle, se diffuseront de nouvelles connaissances, de nouvelles manières de faire du vin.
Mais les producteurs ne savaient-ils pas faire du (bon) vin avant cette période sans œnologue et sans produit ou solution œnologique ? La réponse ne peut être qu’affirmative. Par contre, ce qu’ils ne savaient pas faire, c’était un vin commercialisable tous les ans, y compris sur des millésimes difficiles. Ils ne savaient pas non plus faire un vin rapidement consommable pour limiter les coûts de stockage et pour une clientèle à la recherche de vins à consommer sans délai. Ils ne savaient pas produire différentes cuvées en fonction des goûts diversifiés des cibles marchandes nationales et internationales. Ils ne savaient guère valoriser les produits à leur juste prix en élaborant des gammes. Ils ne savaient pas produire des vins aux arômes formatés et à la structure calibrée pour répondre aux attentes de clientèles ciblées. Ils ne savaient pas maîtriser pleinement les processus de fermentation et limiter strictement les risques sanitaires…
En réaction à cette emprise idéologique et pratique de l’œnologie, une contestation croissante a émergé émanant de divers acteurs du monde viticole.
L’œnologie de terrain théorisée par Émile Peynaud et mise en pratique par ses disciples et successeurs va ainsi permettre de remédier à divers problèmes sanitaires et, surtout, satisfaire la rationalité économique de producteurs confrontés à des marchés évolutifs, incertains, plus fortement concurrentiels… Au fil de ces évolutions, les métiers de la vigne et du vin vont se techniciser et se différencier selon les niveaux de compétences requis et, pour les vignerons, se dessinera une progressive dépossession de leur propre savoir-faire. Ce sont de moins en moins ces acteurs qui définiront le vin et les paramètres de sa production et, de plus en plus souvent, les œnologues parce que ces derniers vont disposer de la maîtrise d’un ensemble de savoirs et de leur applications, devenus indispensables pour d’évidentes raisons économiques. Ils vont ainsi être amenés à occuper la plupart des positions dominantes au sein la filière, comme œnologues-conseils, mais aussi comme maîtres de chais, comme responsables au sein des ODG (Organismes de défense et de gestion des AOC/AOP), comme formateurs…
Dotés d’une triple légitimité scientifique, pratique et institutionnelle, les œnologues ne cesseront d’œuvrer collectivement à la rationalisation de la production à l’échelle de la filière. Pour le meilleur, si l’on en juge par l’amélioration de la qualité moyenne des vins (au sens normatif), par la possibilité pour les producteurs d’ajuster leurs productions aux attentes des marchés mais avec comme conséquence, une standardisation des vins, une rationalisation peu soucieuse des questions environnementales et de l’usage de produits œnologiques entrant dans la composition des vins. En réaction à cette emprise idéologique et pratique de l’œnologie, matérialisée dans les institutions de contrôle de la production ainsi que dans l’enseignement et la recherche, une contestation croissante a émergé émanant de divers acteurs du monde viticole. Contestation non pas de l’œnologie en tant que connaissance scientifique mais de ses applications à l’élaboration des vins et, surtout, de ses fonctions sociales liées à la légitimation, voire à la naturalisation des intérêts économiques dominants, à l’échelle locale et nationale.
On peut certes considérer que le développement de la viticulture BIO, biodynamique, nature répond aux attentes de consommateurs de plus en plus soucieux de consommer des produits sains et moins standardisés mais on peut aussi interpréter ce phénomène, du côté de l’offre, comme l’expression de la volonté d’une partie des producteurs de s’émanciper de modèles productifs répondant aux injonctions de la grande distribution et des marchés internationaux, devant de ce fait élaborer des produits formatés, à bas coûts mais à forte valeur ajoutée. Ces tensions croissantes au sein de la filière se sont ainsi traduites par quelques conflits portés à la connaissance du grand public. Les « affaires », très différentes au demeurant, de Catherine et Gilles Vergé en Bourgogne, d’Alexandre Bain, producteur de Pouilly-Fumé, d’Olivier Cousin en Anjou ou, plus récemment encore, de Rié et Hirofumi Shoji, menacés d’expulsions par le préfet des Pyrénées-Orientales, témoignent de la violence de ces luttes qui ne revêtent que très rarement cette tournure judiciaire. Le plus souvent, les vignerons qui ne se conforment pas aux règles des tenants de l’AOC et proposent des vins jugés « atypiques », « déviants » ou « à défauts » en regard des normes collectives de production font l’objet d’une discrète relégation, consistant d’abord à les avertir, puis à écarter certaines de leurs cuvées et, enfin, à leur refuser toute labellisation.
Ce phénomène explique que, dans les appellations à notoriété faible ou moyenne, les meilleurs producteurs commercialisent en partie ou en totalité leurs vins en « Vin de France » (ex – Vin de Table) à des prix sans commune mesure avec ceux de l’AOC, induisant un renversement de la hiérarchie des vins et une dépréciation de la valeur même du label. Il explique aussi la violence avec laquelle toute production alternative de vins « nature » et, dans une moindre mesure, de vins en biodynamie est stigmatisée, combattue localement et nationalement. Cette violence se déduit de la mise en cause de tout l’édifice productif et de son idéologie, à savoir l’œnologie, révélant que l’on peut faire autrement et mieux sans traitement phytosanitaire et sans intrant. Cette science, loin de se résumer à la connaissance de la chimie du vin, ne se serait pas développée et imposée à l’ensemble de la filière si elle n’avait pas eu à répondre à des injonctions pratiques, justifiant l’investissement de moyens économiques dans son propre développement académique, et si elle n’avait pas été dès son origine une science en charge de fonctions normatives, permettant de signifier collectivement ce qu’est un « bon » vin, d’instituer et de naturaliser des manières de goûter et d’apprécier les vins et, pour cela, de former un corps de professionnel en charge de contrôler la production de la filière.
Une partie des AOC se livrent à une chasse aux vins « nature » dont ils révèlent les « défauts organoleptiques » ou le « manque de typicité ».
Le contrôle ainsi exercé s’appréhende sous l’angle technique de la garantie qualitative du produit mais il laisse aussi entrevoir un arbitraire certain dans l’appréhension de ce qu’est un défaut et, plus encore, dans l’appréciation de la typicité des vins. Comme s’accordent à le reconnaître une partie du monde de la critique, certains sommeliers, une clientèle d’amateurs, le contrôle œnologique tel qu’il s’exerce dans certaines AOC conduit paradoxalement à évaluer négativement et à écarter des vignerons largement reconnus qui, souvent, entrèrent en conflit avec les tenants de ces AOC pour produire des vins « nature », pour défendre leur terroir et la typicité des cépages locaux, pour valoriser des appellations sommées par la grande distribution et ses relais au sein des AOC de fournir en quantité des vins standardisés, nécessitant le recours à des cépages internationalisés et, plus grave, des traitements phytosanitaires et des solutions œnologiques. Il n’aurait donc pas été possible d’écarter certains vins au nom de prétendus défauts, d’une non-conformité à des critères de typicité, si des systèmes de représentations largement diffusés et imposés par les acteurs dominants ne venaient légitimer la définition œnologique de ce qu’est un défaut et de ce qu’est la typicité de l’appellation. C’est ainsi que les ODG d’une partie des AOC se livrent à une chasse aux vins « nature » dont ils révèlent les « défauts organoleptiques » ou le « manque de typicité ». C’est d’ailleurs ce qui explique que les producteurs de vins « nature » se structurent en réseaux alternatifs, faiblement institutionnalisés mais fortement intégrés, pour promouvoir leur conception du vin et garantir leur distribution.
Mais qu’est-ce qui est aujourd’hui identifié par les œnologues et par ceux qui œuvrent au sein des ODG en charge du contrôle des vins comme étant un défaut ? La plupart des acteurs le reconnaissent, il n’y a plus de « vrais mauvais vins » présentés à l’agrément pour deux raisons élémentaires : la première réside dans l’élévation du niveau général des compétences et la maîtrise technique de la production ; la seconde est qu’un vigneron n’a aucun intérêt à présenter à l’agrément ou à chercher à commercialiser un tel vin. De ce fait, pour les œnologues, les défauts se résument le plus souvent au caractère oxydatif d’un vin ou à des notes de réduction qui se révèlent au nez et qui, plus ou moins prononcées, résultent de vinifications avec des doses minimales de sulfites (voire sans sulfite), rendant les vins plus sensibles à l’oxydation et, inversement, à la réduction par manque d’oxygène. Les vins « nature » présentent plus souvent ces caractères qui en font mécaniquement des cibles prioritaires pour des chasseurs de défauts, formés à la détection de ceux-ci.
Certains producteurs luttent contre une œnologie interventionniste, autrement dit pour une œnologie alternative, « naturelle », rejetant la chimie à la vigne comme au chai.
Plus opaque encore, le défaut de typicité conduit à écarter des vins jugés trop concentrés, trop décalés par rapport à une production moyenne ou des vins produits avec des cépages autochtones. Dans certaines appellations à notoriété moyenne ou faible, ce sont paradoxalement les vins les plus typiques en regard de l’histoire ampélographique locale, les meilleurs vins si l’on en juge par la notoriété de leur producteur et leurs prix de vente, qui sont rejetés et sont commercialisés en vin de France. Marginal sous l’angle quantitatif, le phénomène n’en est pas moins révélateur d’une dénaturation du système des AOC dont la vocation initiale était de garantir au consommateur à la fois la qualité supérieure des vins labellisés par la marque collective et la typicité des vins produits conformément à la valorisation du terroir et aux traditions locales.
Dans leur diversité, ces producteurs qui évoluent en biodynamie et/ou dans la mouvance « nature » ont un autre point commun. Ils promeuvent une vitiviniculture alternative. Et c’est contre l’œnologie, plus précisément contre une œnologie interventionniste qu’ils luttent, autrement dit pour une œnologie alternative, « naturelle », rejetant la chimie à la vigne comme au chai. Leurs détracteurs ne manquent pas d’arguments plus ou moins fallacieux pour stigmatiser ces vins et leurs producteurs mais ils observent avec plus de justesse que leur production reste marginale en volume global, qu’elle ne concerne que des marchés de niche, qu’elle suppose une clientèle aisée consentant à acheter des vins plus onéreux à produire et, par conséquent, plus chers. De ce constat, ils déduisent un peu trop rapidement que, dès qu’il s’agit de produire de gros volumes de vin, force est alors de se plier aux règles économiques de production communément admises et de recourir à la fois aux traitements phytosanitaires et aux solutions œnologiques.
L’histoire de la biodynamie appliquée au secteur vitivinicole reste à écrire de la même manière que l’histoire de la mouvance « nature » avec ses figures fondatrices (Jules Chauvet), ses précurseurs et ses passeurs (Marcel Lapierre) reste à entreprendre. Ces contre-histoires permettraient d’officialiser l’existence d’une autre voie possible dans la formation technique des vignerons et dans celle scientifique des œnologues. Peut-être permettraient-elles de faire évoluer la science du vin en l’émancipant de l’a priori politique l’orientant vers la rationalisation de la production, subordonnant les enjeux environnementaux et sanitaires à la seule finalité marchande. Mais à défaut d’une telle évolution, il reste à des consommateurs, trop peu et trop mal informés, à différencier des styles de vin rattachés à des modèles productifs distincts.
Stéphane Olivesi est l’auteur de Des vins et des hommes. Une économie symbolique du goût, PUG, 2018.