Littérature

Grévistes ovalistes – sur Il n’y aura pas de sang versé de Maryline Desbiolles

Écrivain

La première grande grève menée par des femmes eut lieu au tournant de l’année 1868, durant un mois, par de jeunes ovalistes lyonnaises. Dans le dernier roman de Maryline Desbiolles, qui écrit en majuscules les vies de ces ouvrières de la soie, le stupéfiant mouvement d’émancipation des corps et de la parole de ces femmes illettrées provoque, accompagne et relance leurs revendications. Elles étaient plusieurs milliers, et la chronique n’a retenu qu’un nom, Philomène Rozan, qui signait d’une croix ces revendications rédigées par des hommes.

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«Le fleuve de l’Histoire emporte et engloutit les petites histoires individuelles, le flot de l’oubli les efface de la mémoire du monde ; écrire, c’est aussi marcher le long du fleuve, remonter son cours, repêcher des existences naufragées […] et les embarquer sur une précaire arche de Noé en papier », écrivait Claudio Magris au tournant du millénaire dans un texte magnifique qui ouvre le recueil dont il porte le titre, Utopie et désenchantement[1], où l’on peut encore lire, quelques lignes plus loin : « Cette entreprise de sauvetage est utopique et l’arche sombrera peut-être. Mais l’utopie donne un sens à la vie parce qu’elle exige, contre toute vraisemblance, que la vie ait un sens. »

Ces deux citations encadrent parfaitement la lecture qu’invite à faire Il n’y aura pas de sang versé, peu ou prou la trentième pierre rigoureusement taillée que Maryline Desbiolles dépose sur son chemin d’écriture, entamé dès 1987 avec un titre programmatique, Une femme de rien. La métaphore de l’écriture comme une marche qui parfois s’accélère ou se précipite le long du fleuve de l’Histoire fonctionne ici sur ses deux jambes, avec l’élégance balancée du danseur de corde lancé dans une traversée du vide imaginaire qu’implique toute fiction, au point que l’on pourrait parler d’une démarche esthétique.

Et sur ce point précisément, Il n’y aura pas de sang versé s’inscrit explicitement dans la trace du roman précédent, Charbons ardents (2022), à la différence évidemment considérable que ce dernier pouvait encore s’appuyer sur les témoins vivants pour embarquer dans son arche de papier les principaux acteurs retombés dans l’anonymat de la grande Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, sitôt récupérée par les instances politiques et médiatiques sous l’appellation « marche des Beurs ».

Cette fois, comme il est d’emblée posé, tout se passe « entre 1868 et 1869, d’abord en Italie, au Piémont, puis en France, enfin dans la seule ville de Lyon. Les personnages sont essenti


[1] Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard, L’Arpenteur, 2001, 448 pages.

Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

Rayonnages

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Notes

[1] Traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard, L’Arpenteur, 2001, 448 pages.