Courir les masques – sur Les deux Beune de Pierre Michon
La littérature, même la plus contemporaine, a son tempo propre et des rythmes désaccordés avec ceux de l’actualité : il suffit d’ouvrir Les deux Beune de Pierre Michon pour prendre la mesure de cette discordance. Ce roman resserré, dense et intense complète en effet un texte d’abord paru dans trois livraisons de La nouvelle revue française en 1988, avant d’être repris en volume sous le titre L’Origine du monde en 1993 puis La Grande Beune en 1996.

Il aura fallu attendre 2023, soit plus de trente ans, pour que ce récit du désir porté à incandescence, cette « écriture absolue » d’une tension portée à son comble trouve sa réalisation dans cette publication qui propose en miroir à La Grande Beune son envers La Petite Beune.
Trente ans plus tard, l’écrivain reconnu par les pairs, salué par la critique universitaire, et notamment par Jean-Pierre Richard, est devenu un classique : un beau Cahier de l’Herne lui a été consacré et Les Onze a notamment été mis au programme des concours. C’est dire que la parution de ce texte fait événement, tant le lecteur était vainement aux aguets d’un nouveau livre de Pierre Michon : Les Onze datait de 2009, et La Grande Beune semblait ne pas souffrir de prolongement.
Bien sûr, les passionnés savaient que les pages parues chez Verdier en 1996 étaient la pointe émergée d’un vaste chantier. Mais précisément, Pierre Michon semblait délaisser les recettes et les poncifs du roman : les rebondissements et les péripéties, les temps morts et les tensions retombées pour tenter de capter la tension d’un désir porté à son comble sans temps mort, ni digression. S’énonce là une manière de l’écrivain, s’aventurant aux lisières du roman, sans jamais céder tout à fait aux lois du genre : fictions biographiques sans doute, récits captant l’enchantement du romanesque certainement, mais toujours avec un art du faire court, pour maintenir sous son emprise l’attention de la lectrice et du lecteur. C’est ce qu’il notait dans un des entretiens recueilli