Littérature

Habitée – sur La Maison de Julien Gracq

Essayiste

Si les lecteurs de Julien Gracq attendent avec impatience 2027, date à laquelle pourront paraître ses inédits déposés à la BNF, l’écrivain n’a pas cessé pourtant de nous glisser de temps à autre un signe : Manuscrits de guerre en 2011, Les Terres du couchant en 2014, Nœuds de vie en 2021 ont précédé la parution ce printemps de La Maison. Nouvelle ou amorce de roman, la désignation générique importe peu : dans ce bref récit, ce qui se joue, c’est la mise en place d’une situation, la tension intrigante des commencements.

Ce récit, écrit entre 1946 et 1950, fait mémoire des trajets réguliers que Julien Gracq faisait deux fois par semaine entre Angers et Varades, pour rejoindre son établissement. Ce tuf autobiographique est constellé aussi d’une atmosphère de menace, celle que fait planer la Seconde guerre mondiale, et les coups de feu au loin de l’Occupation.

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Mais ce substrat factuel et inquiétant verse rapidement dans un magnétisme fantastique. Dans ces trajets réguliers, le regard du narrateur est happé par une maison vue depuis la vitre : « l’œil immédiatement s’aimantait à elle ». Jean-Louis Tissier décrit très justement ce regard happé par le paysage depuis le bus en déplacement comme un travelling, et l’apparition de la maison fait l’effet d’un « arrêt sur image », qui enraye le film continu du quotidien : « l’apparition revenait s’enchâsser dans le film usé et indifférent du voyage, moins une image qu’un clin brusque de mauvais œil ». Ce regard à travers la vitre, déroulant le nappé filmique d’un paysage, François Bon le saisira à son tour dans Paysage fer, pour décrire l’envers des villes. Ici Julien Gracq explore un autre envers : celui d’une saisie rationnelle et distante des lieux, pour pénétrer à mesure dans leur puissance onirique.

Progressivement en effet, lorsqu’une panne de moteur immobilise le car non loin de la maison, donnant au narrateur l’occasion d’aller la voir de près, il passe d’une vision lointaine et encadrée par la vitre à une immersion dans le paysage, geste sans doute d’un géographe considérant qu’il faut délaisser la carte pour s’enfoncer dans la profondeur du territoire.

La force du livre tient à ce magnétisme que la narration maintient à son point d’incandescence : peut-être est-ce la raison pour laquelle ce texte ne pouvait pas devenir roman, avec ses péripéties et ses longueurs, et qu’il fallait maintenir la force de saisissement d’une fascination. Les romans de Julien Gracq sont bien sûr ces récits de l’attente et de la conscience aux agu


Laurent Demanze

Essayiste, Professeur de littérature à l'Université de Grenoble