Quand Goethe n’avait plus sa place en Allemagne – sur Philisterburg de Jacques Decour
Dans Philisterburg, Jacques Decour, assassiné par les nazis en 1942, amoureux de la culture germanique, fait le récit sous forme de journal de son séjour en tant que professeur d’échange durant l’année scolaire 1930-31 à Magdeburg, cité industrielle prussienne.
De Jacques Decour, de son vrai nom Daniel Decourdemanche, on a surtout retenu qu’il a été assassiné par les nazis. C’était le 30 mai 1942, au mont Valérien, il avait 32 ans. Communiste, il avait été livré aux Allemands par la police française en raison de son activité dans la Résistance. Parmi ses hauts faits d’armes clandestins et littéraires, il est à l’origine, en relation avec Jean Paulhan, des Lettres françaises, en 1942, dont il ne vit paraître le premier numéro à cause de son arrestation.
On connaît moins ses livres. Sans doute parce qu’ils sont peu nombreux : trois au total. Deux romans, Le Sage et le Caporal (1930) et Les Pères (1936), et le livre que les éditions Allia rééditent aujourd’hui, le récit d’un séjour en Allemagne écrit sous la forme d’un journal, ayant pour titre Philisterburg, et publié initialement en 1932.
Philisterburg est un nom de ville imaginaire. Au vrai, Jacques Decour a passé un an comme « professeur d’échange » à Magdeburg, ville industrielle de 300 000 habitants, située dans l’Allemagne orientale, en Prusse. « La ville des philistins » : le titre choisi n’est pas à l’honneur des habitants. Injuste ? Le jeune homme aura tout le loisir de s’en rendre compte : les « Philisterbourgeois » sont peu ouverts aux arts et à la littérature et fermés d’esprit. Alors qu’il parcourt les rues de la cité, voici ce qu’il relève, non sans ironie : « La seconde partie de la grande rue, c’est le centre de la ville. On y voit de beaux magasins de jouets, de charcuterie, d’objets d’art. Les jouets et les charcuteries sont, sans conteste, des chefs-d’œuvre d’invention, de variété et de goût. Les objets d’art n’ont aucune de ces qualités. »
Il faut dire aussi que l’époque voit son horizon s’assombrir : Decour est en poste à Magdeburg durant l’année scolaire 1930-1931. Autrement dit quand la propagande nationale-socialiste se diffuse comme une épidémie à vitesse grand V, tandis que l’Allemagne s’enfonce dans une grave crise économique et sociale.
Jacques Decour n’est pourtant pas un ennemi de ce pays, bien au contraire ! Alors qu’il a entamé des études de droit pour embrasser la même profession que son père – agent de change –, il va se réorienter et préparer l’agrégation d’allemand, qu’il obtiendra en 1932. Sa passion pour la littérature germanique est grande, l’œuvre de Goethe, dont il a une connaissance approfondie, culminant dans son panthéon.
Philisterburg oscille entre descriptions de faits quotidiens et constats plus spéculatifs. L’auteur se méfie des généralisations abusives. « La plupart des idées fausses qui circulent viennent de généralisations absurdes, qui ont pour origine une vanité sans bornes. » Haro sur les clichés – « les Allemands (…) ne songent qu’à s’agrandir à nos dépens (…), ont des lunettes et des crânes chauves… » – et sur les conclusions « prétentieuses et prématurées ». « Je ne suis pas reporter et j’ai horreur de parler de ce que j’ignore », précise-t-il. Il développe ce credo sur plusieurs pages, qui arrivent précocement dans le livre. C’est son éthique d’écrivain et l’expression de son refus d’apporter de l’eau au moulin des Français qui n’ont des Allemands que des représentations fausses et caricaturales.
Ce qui redouble la force de ce dont il témoigne. Par exemple, il écrit : « Ce que les Prussiens retiennent de leur Bismarck, c’est la poigne. » Nulle extrapolation ici, mais le fruit d’une observation, vite lassée, des portraits de l’homme d’État qui pullulent dans les intérieurs et espaces publics, tous personnifiant « la force et autres balivernes ». D’un côté, il voit à travers les rideaux de sa chambre défiler un interminable régiment civil distribuant maints saluts fascistes – il suppute d’ailleurs que la forme attire davantage dans le national-socialisme que son programme, incohérent, et sans doute peu lu. De l’autre, il se retrouve face à nombre de philisterbourgeois – ses logeuses, des collègues professeurs, des élèves… – sûrs de leurs étroites convictions hitlériennes qu’ils tiennent pour la vérité révélée. Extrait : « Ce qui frappe, c’est leur assurance. À 17 ans, il semble que leur parti soit déjà pris sur toutes choses. Ils savent très bien ce qu’ils méprisent et ce qu’ils aiment, et ils ne le cachent pas. – Que pensez-vous de Heine ? leur ai-je demandé./ – Heine n’est pas Allemand./ – Pourquoi ?/ – Il est Juif. / – Mais encore ?/ – Son génie n’avait rien d’allemand. Il n’est pas des nôtres. » Glaçant.
Jacques Decour est à peine plus âgé : 20 ans. Chez lui, la maturité impressionne. Certaines de ses notations, portant sur les êtres et non spécifiquement sur Philisterburg ou les Allemands, sont savoureuses. Par ailleurs, sa fibre sociale, incontestable, lui qui est issu de la bourgeoisie, ne se mêle pas d’une mythification du peuple. À propos des habitants d’un quartier populaire – le quartier qu’il préfère, au nord-est de la ville –, il écrit : « Les gens qui l’habitent ne sont ni beaux, ni propres. Ils ne sont guère plus vertueux ou plus naturels que ceux du centre. Ils n’ont guère moins de vanité, de convention. Mais ce ne sont pas de vrais Philisterbourgeois. Ils sont franchement matériels, ils n’ont pas la folie d’en appeler constamment au spirituel. Ils n’ont pas d’âme, – ni plus ni moins que les autres –, mais ils ne prétendent pas chercher de la nourriture pour leur âme (…) Ils n’ont pas honte de leur corps, – ce ne sont pas de vrais Philisterbourgeois. »
Au fil des pages, se profile une circonspecte analyse de la montée de Hitler et de ce qui la favorise. « Le traité de Versailles n’est pas un traité, mais une punition », résume l’auteur. Le Parti national-socialiste des travailleurs allemands trompe les ouvriers alors que ses liens avec les puissances capitalistes sont intenses. La social-démocratie a abandonné la partie. Et, bien sûr, la récession fait rage. Comme on l’a vu, Jacques Decour a chaque jour, face à lui, des esprits au fanatisme banalisé ânonnant les préceptes de l’homme providentiel et de l’antisémitisme.
Pour autant, il n’est pas favorable à la stigmatisation du peuple allemand, qu’il dissocie de ses dirigeants. « La peur engendre la peur et la méfiance engendre la méfiance. C’est en enfermant les enfants dans les maisons de correction qu’on les rend criminels. C’est souvent faute de savoir parfois se faire crédit que les hommes ne peuvent se supporter. La méfiance empoisonne tout. Méfiez-vous des Allemands, vous les rendrez dignes de votre méfiance. » Une position qu’on peut estimer a posteriori idéaliste. N’est-elle pas pourtant la seule attitude raisonnable ?
Entre l’Allemagne qui a ses faveurs et celle qu’il a sous les yeux, non exempte de bonnes surprises, on ressent malgré tout un cruel décalage.
Avant de voir ce qu’il appelle de ses vœux, il convient de s’arrêter sur sa vision du Parti communiste. Elle est plus que négative. Il y voit même une menace plus grande que celle que représente le parti nazi. « Si le communisme envahit l’Europe, ce sera probablement par l’Allemagne […] Que l’on jette les yeux sur une carte de l’Europe et l’on sourira des sujets habituels de nos préoccupations : […] Hitler sera-t-il dictateur ? Que fera Brünning si… ? etc. Cessez donc de trembler, cesser donc de haïr. Le péril ne vient jamais d’où on l’attend. » On mesure le chemin (vite) parcouru, en quelques années, quand on sait que son entrée au Parti communiste français date de 1936 – étant entendu que la configuration en France est sensiblement différente et que le PCF n’est pas le KPD (Kommunistische Partei Deutschlands). « Adhésion spontanée après avoir été très longtemps (sic) sympathisant » dira-t-il, comme le rapporte Nicole Racine dans son substantiel article sur Jacques Decour dans Le Maitron[1].
Son amour pour l’Allemagne et sa civilisation, mais aussi le rejet des nationalismes qui se nourrissent les uns les autres par-delà les frontières, l’amène à penser qu’il n’est pas encore trop tard pour qu’un rapprochement entre Berlin et Paris puisse s’accomplir. La France n’échappe pas à ses reproches : « Je parie qu’il se trouve plusieurs milliers de Français qui rayeraient volontiers le peuple allemand d’un trait de plume. “Comme ça nous serions enfin tranquilles.” Cet égoïsme aveugle de celui qui croit dominer la situation est la principale faute de la France actuelle. Il élève les frontières alors qu’il serait urgent de les abaisser. » Decour ne fait aucune allusion à la Société des Nations que, vraisemblablement, il estime, comme beaucoup, vaine. Les États-Unis d’Europe qu’il prône, mais dont il ne donne pas les modalités, étaient sans doute, à ses yeux, d’une autre consistance.
Entre l’Allemagne qui a ses faveurs et celle qu’il a sous les yeux, non exempte de bonnes surprises comme ce professeur animant sa classe dans le but que ses élèves pensent « clairement », on ressent malgré tout un cruel décalage. Faut-il craindre les temps où les classiques n’intéressent plus ? À Philisterburg, on ne lit plus que des essais d’histoire ou de politique et surtout les journaux. La littérature, sinon la poésie patriotique, est lettre morte. Goethe une vieille gloire désuète. Comme dans la réédition que le texte avait connue en 2003 chez Farrago et Léo Scheer, l’éditeur le fait suivre d’un article que Jacques Decour avait publié en 1932 dans la revue Les Annales, intitulé « Goethe et la jeunesse allemande ». Il y mesure tout ce qui sépare la seconde du premier. « On réclame du document vécu, et Goethe montre des personnages de fiction parfaitement lointains et indifférents […] L’horizon est, avant tout, social et Goethe n’y a pas sa place. » Ces propos n’ont-ils pas une résonance actuelle ? Mais ne sont-ils pas, depuis longtemps, récurrents ?
Dans Philisterburg, la figure de Goethe est aussi pour lui le point d’appui à une réflexion sur la responsabilité de l’écrivain en 1931. Il met face à face deux postures : l’art pour l’art (que prônait alors, rappelons-le, la plus célèbre revue littéraire en France, La Nouvelle Revue française), et la difficulté pour un écrivain, « en Allemagne, comme dans tout pays vaincu », de s’abstraire de « l’intégration au groupe, [de] la soumission à une doctrine ». « On met à l’écrivain le couteau sous la gorge », écrit-il. Il préconise un « milieu juste » dans un passage qui est à la fois une magnifique défense de l’autonomie de la littérature et une exhortation à ne pas fuir ses responsabilités, à prendre position vis-à-vis des problèmes de son temps. Jacques Decour n’écrivait pas ces mots à la légère. Il les a appliqués à lui-même. Ils lui ont coûté la vie.
Jacques Decour, Philisterburg, Allia, 138 pages. Cette édition comprend également « Goethe et la jeunesse allemande » et la dernière lettre de Jacques Decour à ses parents.