Politique

D’Annie Ernaux à The Batman : vengeance, ressentiment, émancipation au cœur de la gauche

Politiste

Le discours d’Annie Ernaux devant l’Académie Nobel, en utilisant l’expression « venger ma race », nous met sur la piste d’ambiguïtés sémantiques et politiques traversant les gauches en crise. Le film The Batman, réalisé par Matt Reeves, tout comme la lecture des livres récents des écrivains Marouane Bakhti et Elgas, permettent d’en éclairer certains enjeux, aiguisés par les récentes émeutes.

«J’écrirai pour venger ma race » : c’est une phrase notée par Annie Ernaux à 22 ans dans son journal intime, rappelée dans son discours de réception du prix Nobel le 10 décembre 2022.

Exploration d’un « venger ma race » ordinairement et sociologiquement polysémique

L’expression ordinaire « venger ma race » est dotée d’une certaine polysémie de sens. « Race » dans le propos d’Ernaux renvoie à son expérience de la classe et du genre, mais pourrait être étendue à d’autres expériences de disqualification sociale… comme la race justement (dont la situation d’« immigrée de l’intérieur », selon ses termes, rapproche).

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Cet élargissement est assumé : « la mise à jour de l’indicible social, cette intériorisation des rapports de domination de classe et/ou de race, de sexe également ».

« Venger » nous oriente aussi dans différentes directions sémantiques : rancœur et représailles, mais aussi réhabilitation ou redonner de la dignité. Cette dernière modalité est présente dans le discours d’Ernaux : « réparer l’injustice sociale », dit-elle. Et c’est à partir de là que la vengeance est connectée chez elle à « l’émancipation », dont la littérature serait « un lieu ».

Le mot revanche se présente comme une forme intermédiaire entre le ressentiment et l’émancipation. Dans un article paru en 2010 dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales et consacré aux « déplacés sociaux », Paul Pasquali met l’accent sur une dignité retrouvée : « La fierté que suscite pour la famille, les voisins ou les pairs, l’entrée de l’un des leurs dans un lycée prestigieux, peut prendre la forme d’une revanche sociale par procuration ». C’est la voie que privilégie aussi Lilian Mathieu à propos du lieutenant Columbo, de la série TV éponyme, dans son livre Columbo : la lutte des classes ce soir à la télé (Textuel, 2013). Il analyse le contenu et le succès populaire de la série à travers l’angle d’une « revanche de classe » : non pas à proprement parler une vendetta physique ou simplement symbolique, mais un renversement momentané, où le mépris se transforme en respect et la présomption d’incompétence en compétence supérieure, dans un clin d’œil ironique. Entendons toutefois la mise en garde de Gérald Bronner vis-à-vis d’une vision trop exclusivement positive de la revanche dans son ouvrage Les origines. Pourquoi devient-on qui l’on est ? (Autrement, 2023). Il pointe ainsi la façon dont ce qu’il appelle le « dolorisme », c’est-à-dire une vision focalisée sur la douleur de la trajectoire de « transclasse » (qui participe aussi de sa propre expérience), peut nourrir une « alchimie du ressentiment » plus large et une compensation chimérique dans une « vengeance » plus littérale.

Mélange de quelques pistes théoriques stimulantes, en particulier à propos du « risque du dolorisme » susceptible d’aplatir autour d’un seul axe la pluralité des façons de vivre la condition de « transclasse », et d’anecdotes autobiographiques touchantes, le livre ne méritait ni sa survalorisation médiatique, ni le mépris silencieux qu’il a recueilli au sein des sciences sociales critiques. Car, sur le deuxième plan, Bronner ne cache pas les manques, les stigmates et les humiliations dans un portrait qui serait idyllique, mais insiste sur les dimensions composites de son vécu. Et il propose aussi une vue un peu plus équilibrée des apports de la sociologie de Pierre Bourdieu en comparaison des diagnostics caricaturaux de ses textes antérieurs.

Toutefois, sur le premier plan, Bronner continue à avoir un rapport imprécis et flottant aux références bibliographiques qu’il critique ou qui nourrissent son propos : je l’avais déjà documenté à propos d’un de ses précédents (mauvais) livres, coécrit avec Étienne Géhin, Le danger sociologique (PUF, 2017). Dans Les origines, par exemple, il se contente sommairement (p. 44) de faire de la honte une catégorie générale subsumant a priori l’expérience de « transclasse » dans La honte d’Annie Ernaux (1997), alors qu’il s’agit plus précisément pour elle de partir d’un événement traumatique : le jour où son père « a voulu tuer » sa mère. Plus troublant, ses analyses du « dolorisme » convergent avec celles de Pasquali, sans que ce dernier ne soit jamais cité. Dans l’article d’Actes de la recherche en sciences sociales de 2010, Pasquali refuse justement de réduire les expériences de déplacement social « à un malaise, une vie entièrement faite de déchirements, de dilemmes et de mauvaise conscience ». Il poursuit dans sa contribution à un livre collectif dirigé par Chantal Jacquet et Gérard Bras sur La fabrique des transclasses (PUF, 2018), en appelant à ne pas tenir « pour acquis qu’un déplacement social serait forcément synonyme de déracinement, de crise identitaire, voire dans certains cas de névrose ». Le livre est cité par Bronner, pas le texte de Pasquali, pourtant si proche.

Annie Ernaux, Paul Pasquali, Lilian Mathieu, Gérald Bronner : nous nous retrouvons donc en face de circulations et de bifurcations sémantiques, entre ressentiment et émancipation, qui ne sont pas sans rapports avec le brouillard idéologique que traversent aujourd’hui les gauches. D’ailleurs, Ernaux en marque bien, dans son discours de Stockholm, la portée politique : « Quand l’indicible vient au jour, c’est politique ». Revenir à une partie de son œuvre littéraire peut permettre d’aller un peu plus loin dans l’éclaircissement du problème et de certaines de ses arêtes.

Quelques éclats littéraires d’Annie Ernaux

Dans un entretien d’octobre 2022 accordé à la revue Le Grand Continent, Annie Ernaux explique : « Écrire dans la distance, objectiver, sans jugement de valeur, c’est devenu la seule position possible, la seule posture d’écriture possible ». Un auteur est-il le meilleur juge des impensés de sa propre démarche ? Car le jugement éthique implicite apparaît pourtant cinglant dans ses livres. Ce faisant, son écriture ne relèverait pas d’une quelconque « neutralité axiologique », mais serait travaillée à l’os, sans fioritures, sans débordements de moraline mais pas sans morale. Ernaux l’explicite mieux dans le discours devant l’Académie suédoise : « une écriture neutre, objective, « plate » en ce sens qu’elle ne comportait ni métaphores ni signes d’émotion. La violence n’était plus exhibée, elle venait des faits eux-mêmes et non de l’écriture ». Pas « neutre » d’un point de vue éthique et politique, pas « objective » au sens où elle aurait éliminé la subjectivité, mais une autre écriture se débattant aussi avec des affects moraux et politiques subjectifs mais autrement. Elle ajoute d’ailleurs que le je « est en France une conquête démocratique du XVIIIe siècle ». Dans le cas de ses livres, elle caractérise ce je comme « un outil exploratoire ».

Pourtant ne parle-t-elle pas déjà d’« une suspension du jugement moral » au début de Passion simple (1991) ? Cela vise avant tout, me semble-t-il, la mise à distance de certains jugements moraux seulement : ceux portant sur la sexualité hérités de son éducation catholique. Car, dans le même temps, des affects moraux continuent de traverser le texte, en portant des jugements implicites. Ainsi se termine Passion simple : « Quand j’étais enfant, le luxe, c’était pour moi les manteaux de fourrure, les robes longues et les villas au bord de la mer. Plus tard, j’ai cru que c’était de mener une vie d’intellectuel. Il me semble maintenant que c’est aussi de pouvoir vivre une passion pour un homme ou une femme. »

Dans La femme gelée (1981), l’expérience est parcourue d’ambivalences : d’une part, « l’idéal femme gnangnan » imposé par la bourgeoisie, les doutes ressentis comme « signes d’une infériorité réelle » par rapport à la « certitude de réussir » bourgeoise, l’enfermement progressif dans et par le mariage… et, d’autre part, les lectures favorisées par sa mère comme « une ouverture sur le monde », la première expérience sexuelle comme découverte, l’université comme « faim de tout », la « légèreté » des débuts du mariage… Certes, l’envie se profile à certains moments – « Je remonte le boulevard de l’Yser vers le foyer de jeunes filles à cent treize francs par mois repas compris, trois fois moins qu’une veste de daim » – mais comme une dimension qui n’épuise pas l’expérience. « Pas facile de traquer la part de la liberté et celle du conditionnement », écrit-elle.

Dans La place (1983), la « honte » et la « colère » transparaissent bien. L’aspiration à la dignité aussi, avec par exemple une des phrases favorites de sa grand-mère ouvrière : « Je vaux bien ces gens-là ». « À la fois le bonheur et l’aliénation », commente-t-elle, ou « impression, bien plutôt, de tanguer d’un bord à l’autre de cette contradiction ».

La honte (1997) propose une sorte de phénoménologie des tiraillements, voire des déchirements, de l’identité personnelle, à partir d’un événement traumatique honteux à l’âge de 12 ans : « à moi […] la mémoire n’apporte aucune preuve de ma permanence ou de mon identité. Elle me fait sentir et me confirme ma fragmentation et mon historicité ». Et pourtant, dans la reconstruction propre à la mémoire, la honte risque de tout emporter : « Tout de notre existence est devenu signe de honte. »

Dans Les années (2008), l’écriture est plus directement politique en explorant les évidences des époques successives à partir d’un regard subjectif qui s’efforce de s’impersonnaliser en « une sorte d’autobiographie impersonnelle » : « Ce que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui ». Dans l’après-guerre, la religion comme source encore principale de la morale et l’horizon du progrès s’accrochent. À la fin des années 1950, la jeune fille se rêve « en Mylène Demongeot et Simone de Beauvoir ». Mai 68 joue comme un accélérateur : « Le mot principal était « libération ». » Et « pour la première fois, on se représentait sa vie comme une marche vers la liberté ». Puis « les idéaux de mai se convertissaient en objets et en divertissement », etc. etc. Parfois les aigreurs d’une vengeance brumeuse reprennent le dessus, comme face au 11 septembre 2001 : « On s’en voulait d’avoir cru les États-Unis invincibles, on se vengeait d’une illusion. On se souvenait d’un autre 11 septembre et de l’assassinat d’Allende, quelque chose se payait ».

L’œuvre d’Annie Ernaux c’est aussi la description, toujours à l’os, de la passion amoureuse, avec Passion simple (1991). « À partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone, qu’il vienne chez moi ». Cela ne supprime pas les rapports de classe et de genre qui cheminent dans ses autres livres, mais ça les déborde ou ça les suspend momentanément : « j’étais seulement happée par cet instant ». Quand le désir sexuel se focalise sur une personne, obsède jour et nuit et déglingue le temps ordinaire. Et, dans l’attente passionnelle, les chansons « les plus sentimentales » peuvent occuper l’esprit. Puis, après le départ de cet homme, « le manque ».

Les effets importants de la passion sur la vie d’Annie Ernaux surgissent aussi, par exemple, au début d’un dialogue avec la sociologue Rose-Marie Lagrave[1] à propos de leur première rencontre lors d’un colloque en janvier 2001 : « Je me rappelle très bien ce colloque pour une raison intime, la difficulté que j’avais éprouvée, la veille, à préparer ma communication après une nuit d’insomnie liée à une rupture ». Cette composante forte de son existence, de nos existences, affleure pourtant à peine dans son discours de Stockholm et n’est guère présente dans ses prises de positions politiques. Comme si elle n’avait pas de portée politique, comme si elle ne dessinait pas un des sentiers permettant de s’arracher aux risques quotidiens d’enlisement dans un éthos et dans une politique de la rancœur.

Dans Au voleur ! Anarchisme et philosophie (PUF, 2022), Catherine Malabou éclaire par ricochet cet impensé dans une critique adressée à la philosophie de Jacques Rancière : « la pensée de Rancière manque fondamentalement d’altérité. Jamais n’y est faite la différence entre l’inégal et l’autre ». Une trouée libertaire présente dans l’œuvre d’Ernaux, mais pas dans sa politique revendiquée ! Dans son livre Walter Benjamin. Sentinelle messianique. À la gauche du possible (Plon, 1990 ; rééd. Les Prairies ordinaires, 2010), Daniel Bensaïd n’hésitait pas, quant à lui, à en faire la matière d’une politique radicale : « Dans la rencontre amoureuse des regards, dans la fulgurance de l’événement, l’infiniment petit domine l’infiniment grand. L’éphémère capture l’éternité. » Comme si des interférences s’établissaient entre Passion simple et le Mai 68 des Années !

Piège du ressentiment à gauche : ambiguïtés insoumises

Dans la dernière période, la traduction politique de l’engagement littéraire d’Annie Ernaux s’est surtout tournée vers Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise, mouvement dont l’encadrement militant[2] comme l’électorat[3] connaît une forte sureprésentation des couches moyennes par rapport aux milieux populaires. Elle a ainsi participé aux côtés de Mélenchon à la tête du cortège de « la marche contre la vie chère et l’inaction climatique » initiée par LFI le 16 octobre 2022 à Paris et a prononcé un discours à la séance inaugurale de l’Institut La Boétie, le think tank insoumis coprésidé par Mélenchon, le 5 février 2023. Que nous dit cette traduction politique sur les rapports entre le pôle du ressentiment et le pôle de l’émancipation ? Une simplification des complications et des tensions traversant son œuvre littéraire et un risque de s’enferrer dans le premier pôle.

La galaxie insoumise est composite et ne peut être traitée comme un tout homogène. Par contre, dans les circonvolutions politiques du Chef insoumis, qui a imposé un fonctionnement autoritaire à LFI, les moments « dégagistes » et « populistes » médiatisés ont davantage alimenté une politique de la rancœur contre « les élites », « les riches », « les médias » et « le système » qu’une dynamique émancipatrice. Et cela a pu s’accompagner d’une rhétorique conspirationniste. Or, comme le rappelle opportunément Paul Pasquali dans sa postface à Une conversation, les sciences sociales nous invitent, à l’inverse et le plus souvent, à récuser « le fantasme d’un complot ourdi par des classes dominantes agissant en bloc au service d’un « système » ». D’ailleurs se débarrasser des méchantes « élites néolibérales » qui maniganceraient dans la pénombre peut-il mener à l’émancipation sociale ? Car le ressentiment constitue un matériau socio-affectif si souvent politisé à l’extrême droite. Éric Fassin l’a encore mis en évidence à propos du trumpisme dans son ouvrage Populisme : le grand ressentiment (Textuel, 2017).

Dans La généalogie de la morale (1887), Friedrich Nietzsche a commencé à décrypter le phénomène socio-psychologique du ressentiment, « que seule une vengeance imaginaire peut indemniser ». Or, cette vengeance imaginaire claquemure. Nous nous abîmons dans la quête sans fin de « ce « méchant » brassé dans la cuve de la haine inassouvie ». On se situe à l’opposé d’une ouverture émancipatrice.

Le manichéisme de « la parole pamphlétaire » étudiée par le linguiste Marc Angenot dans un corpus de textes français allant du printemps 1868 au printemps 1968[4] a constitué un laboratoire historique d’interférences rhétoriques confusionnistes entre extrême droite, droite et gauche. Dans ce cadre, « tout s’explique dans une paranoïa du ressentiment » et « le mensonge s’incarne : c’est des individus, dotés du pouvoir institutionnel, groupés en cliques, en « maffias » ». À ce jeu, on peut croiser facilement la voie frayée historiquement de l’antisémitisme. D’autant plus que les fantasmes associés au nom « Rothschild » ont été réactivés dans les espaces publics français depuis la campagne présidentielle de 2017. L’espace des dirigeants insoumis apparaît marqué par des ambiguïtés de ce point de vue, comme l’a précisément documenté Olia Maruani.

L’émancipation, telle qu’elle a été ouvrée historiquement dans le creuset du mouvement ouvrier, nous entrainait pourtant vers d’autres saveurs. Je pense à ce que m’a dit à la fin des années 1990 une militante syndicale sur sa découverte de la théorie marxiste de l’exploitation au cours des années 1970 alors qu’elle était ouvrière en usine : « Je croyais que je n’étais rien et j’ai alors appris que j’étais au cœur de la production de toute richesse. Ça a changé ma vie. »

Marouane Bakhti et Elgas : troubles dans la domination

Annie Ernaux n’est bien sûr pas la seule à se saisir de manière littéraire d’expériences d’humiliation sociale. Dans son premier roman autobiographique, Comment sortir du monde (Les Nouvelles Éditions du réveil, 2023), Marouane Bakhti se coltine les croisements douloureux entre une condition populaire en milieu rural, la racisation et l’homosexualité. Par exemple, « dans les rivalités de gamins peuplées de hurlements et de joies, une leçon : on y déteste les Arabes, on y déteste les pédés ! » L’amertume n’occupe cependant pas tout l’espace des souvenirs. Dans cette famille métissée de repères culturels marocains (par le père) et français (par la mère), « mémé ne parlait jamais en mal des Arabes. […] Mémé ne m’a jamais proposé de charcuterie ». Jeune adulte à Paris, c’est le brouillard qui domine : « Je ne sais plus trop où j’en suis dans toute cette brume » et « mon quotidien est lugubre ». Et pourtant des trouées émancipatrices s’esquissent à travers un événement (les obsèques de son grand-père paternel au Maroc) et des questionnements : « Comment sortir du monde ? Comment pardonner et ordonner sa vie et avancer vers le soleil ? ». Une renaissance, dans « la réconciliation » (avec son père et, au-delà, son passé) s’amorce alors que le « grand désert fertile » du ressentiment semblait avoir éteint les rêves d’une autre vie. « Ce n’est pas un projet de vie d’être en colère… »

C’est la voie de l’essai que choisit Elgas (El Hadj Souleymane Gassama), docteur en sociologie, journaliste et écrivain sénégalais vivant en France depuis une quinzaine d’années. Dans Les bons ressentiments. Essai sur le malaise post-colonial (Riveneuve, 2023), il interroge de manière critique certains usages manichéens et identitaires du discours décolonial au sein de la diaspora intellectuelle africaine francophone. Il fait du ressentiment la « forme la plus orageuse et la plus blessante » de « l’écosystème de l’aliénation ». Il y voit un essentialisme inversé et même un identitarisme inversé en quête d’une « authenticité » et d’une « pureté » fantasmatiques. Dans les pas du poète martiniquais Édouard Glissant, il appelle à assumer « l’hybridation » et « l’identité plurielle », sans pour autant oublier les crimes coloniaux et leurs effets postcoloniaux dans la Françafrique. Parfois sa plume polémique donne une vue trop homogénéisante de la galaxie décoloniale. Son appel constitue cependant une invitation salutaire à ne pas glisser dans un ravin rarement repéré et pourtant si proche : « Il y a dans le désir de justice, parfois, la tentation de la vengeance, ce terrible venin qui enserre le cœur, qui fait perdre la raison ». Nous voilà au centre politique du dernier Batman ! Et Elgas fait alors l’éloge de « l’incolonisable », « bastion imprenable de la résistance », un peu comme la passion chez Ernaux : des grains de sable susceptibles de perturber les rapports de domination sans les abolir, et qui devraient intéresser un peu plus les ami.e.s de l’émancipation.

The Batman comme « pensée du cinéma » heuristique

Bakhti et Elgas nous livrent des pistes qu’une « pensée du cinéma » (thought of movies), selon l’expression du philosophe américain Stanley Cavell[5], peut nous permettre de prolonger. Dès le début du film de Matt Reeves, on est plongé dans l’esthétique glauque d’un monde ravagé par la corruption, le crime, l’illusionnisme de la politique professionnelle et surtout le brouillard moral. Le directeur de la photographie, Greg Fraser, qui a aussi officié sur Zero Dark Thirty (2012), Rogue One: A Star Wars Story (2016) et Dune (2021), nous fait ressentir le caractère poisseux du contexte dans lequel se déroule l’histoire. La pluie omniprésente trouble la perception, des acteurs comme des spectateurs. Et, dans ce décor, Batman (Robert Pattinson) apparaît hanté par la vengeance de la mort de ses parents.

Face à ce monde gangréné, une alternative de justice semble se présenter, mêlant l’assassinat de personnalités et des révélations tonitruantes sur leurs turpitudes. L’esprit torturé propre à l’âme apocalyptique de cette prétendue alternative s’efforce d’établir des passerelles avec le désir de justice-vengeance de notre super-héros. Ainsi un des messages laissés par le tueur pour Batman proclame « a real change »…

L’hypercriticisme conspirationniste des inégalités et des malversations générées par l’ordre social dominant formulé par cet individu empli d’aigreurs ressemble à la critique émancipatrice des injustices de notre monde. Ressemble seulement, dans un brouillard confusionniste. Cependant, cet hypercriticisme n’est pas porteur de justice sociale et d’émancipation mais risque de déboucher sur une violence « postfasciste ».

Batman ne va cependant pas succomber aux leurres confusionnistes facilitant les politiques « postfascistes » du ressentiment. Dans un parcours initiatique semé d’embûches, il comprendra peu à peu le fossé abyssal séparant vengeance et justice, politique du ressentiment et politique de l’émancipation, malgré leurs ressemblances confusionnistes. Pendant ce double cheminement dans son for intérieur et dans le monde extérieur, il rencontrera l’aide du lieutenant de police intègre Jim Gordon (Jeffrey Wright) et de l’illégaliste Catwoman (Zoë Kravitz), nettement plus sensible au juste qu’au légal.

Parmi les dilemmes auxquels les gauches en crise sont confrontées aujourd’hui, il y a celui qui oppose l’électoralisme du ressentiment (ou « dégagisme ») et la réinvention d’une politique de l’émancipation renouant solidement entre elles expériences des injustices et émancipation, colère et utopie. Ce dilemme se pose alors que nous nous rapprochons dangereusement du précipice de l’extrême droite. Les récentes émeutes dans les quartiers populaires racisés, marquées surtout par la colère, ont avivé un peu plus le problème. On ne retrouvera pas la puissance intégratrice passée du marxisme. Il faut en faire notre deuil. Nous avons à réinventer plus radicalement des liaisons entre singularités et collectif, pluralité et commun. La culture, qu’il s’agisse de la littérature nobélisée ou de la culture populaire de masse, peut nous y aider en rouvrant les imaginaires politiques.


[1] A. Ernaux et R.-M. Lagrave, Une conversation, édition présentée par S. C. Hechler, C. Mélot et C. Tomasella, postface de P. Pasquali, Éditions EHESS, 2023.

[2] Voir M. Cervera-Marzal, Le populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, La Découverte, 2021.

[3] Voir L. Rouban, « L’électorat de la NUPES ou la radicalité dans la divergence », Note de recherche du CEVIPOF, juin 2022.

[4] M. Angenot, La parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, Payot, 1982.

[5] S. Cavell, « La pensée du cinéma » [1983], dans Le cinéma nous rend-il meilleur ?, textes réunis par E. Domenach, Bayard, 2003.

Philippe Corcuff

Politiste, Professeur de science politique à l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon, membre du laboratoire de sociologie CERLIS

Mots-clés

Gauche

Notes

[1] A. Ernaux et R.-M. Lagrave, Une conversation, édition présentée par S. C. Hechler, C. Mélot et C. Tomasella, postface de P. Pasquali, Éditions EHESS, 2023.

[2] Voir M. Cervera-Marzal, Le populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise, La Découverte, 2021.

[3] Voir L. Rouban, « L’électorat de la NUPES ou la radicalité dans la divergence », Note de recherche du CEVIPOF, juin 2022.

[4] M. Angenot, La parole pamphlétaire. Contribution à la typologie des discours modernes, Payot, 1982.

[5] S. Cavell, « La pensée du cinéma » [1983], dans Le cinéma nous rend-il meilleur ?, textes réunis par E. Domenach, Bayard, 2003.