Récit (extrait)

Les 43 d’Iguala

Journaliste, écrivain

En 2014, à Iguala au Mexique, 43 étudiants en route pour une manifestation disparaissent. Selon le gouvernement, ils auraient été tués et incinérés par un cartel. C’est sur ce mensonge d’État, et sur ce qu’il appelle un « juvénicide », que porte la dernière enquête de Sergio González Rodríguez (1950-2017). L’écrivaine Marie Cosnay signe la préface de ce récit à venir aux Éditions de l’Ogre et traduit par Guillaume Contré : il s’agit de « poursuivre une vérité complexe et contradictoire », d’aller contre l’effacement. Extrait inédit.

1. Aveux

J’aurais préféré éviter de le faire, mais cela s’est révélé impossible. J’ai dû aller à l’encontre du ton mesuré qui domine le langage de la politique, de la vie publique, et même de la littérature et du journalisme. Les belles formes qui, trop souvent, prétendent cacher la réalité.

Je dois parler de ce dont personne ne veut plus parler. Je dois m’exprimer contre le silence, contre l’hypocrisie, contre les mensonges. Et je le fais parce que je sais que d’autres, comme moi, un peu partout dans le monde, partagent la même certitude : l’influence de la perversion a dévoré la civilisation, l’ordre institutionnel, le bien commun.

On pourrait me rétorquer que ce n’est nullement le cas, que tout va mieux maintenant pour l’humanité que par le passé, que la démocratie impose à chacun une échelle de perfectibilité, que les attentes des gens sont manifestes, que la liberté a atteint pour la première fois son climax historique : science, raisonnement logique, économie de libre marché, individualisation, contrat social liant les responsabilités des gouvernants et des gouvernés, multilatéralisme des rapports planétaires.

Pourtant, l’obstination des faits vient contredire un discours si trompeur. Et la couleur grise tend à s’imposer dans un monde qui admettait jusque-là toute la richesse du spectre chromatique. C’est le gris sans équivoque des cendres de ceux qui sont morts dans l’indignité, des cloaques et des immondices bouillonnantes, du marécage trouble, de « l’impartialité » politique et de l’utilitarisme au nom des causes idéologiques.

Tous les soirs, avant de m’endormir, une rumeur grave monte jusqu’à mes oreilles, et augmente peu à peu jusqu’au désespoir. À ce moment-là, lorsque je remarque que ce bruit provient d’un point subtil, lointain, interne, comme sous-jacent dans le quotidien, et qu’il semble apporter avec lui le souffle inquiétant d’une catastrophe imminente, à cette limite qui lie mon angoisse à un vertige soudain, à l’annonce d’un trouble tellurique et


[1] Le récit des événements de cette nuit-là à Iguala est basé sur les reportages de la presse et sur la documentation judiciaire. L’auteur remercie en particulier Anabel Hernández et Steve Fisher pour les informations fournies dans leur article « La historia no oficial » [« L’histoire non officielle »], Proceso, 13 décembre 2014, p. 6-11, de même John Gibler pour celles qu’il a pu lui fournir de vive voix le 16 octobre 2014 et que l’on peut retrouver par écrit dans « Los desaparecidos » [« Les disparus »], The California Sunday Magazine, janvier 2015 ; autres sources : Marcela Turati, « Ayotzinapa : sus propios informes comprometen al Ejército » [« Ayotzinapa : l’armée se compromet par ses propres rapports »], Proceso, 22 mars 2015, p. 18-22 ; Juan Pablo Becerra-Acosta, « No fue el Ejército, pero tampoco lo impidió » [« Ce n’était pas l’armée, mais elle n’a rien fait pour l’empêcher »], Milenio, 2 février 2015. On trouvera une autre version des faits dans : Cuauhtémoc Contreras, « La última noche de Ayotzinapa. Los 43 asesinados y el botín político » [« La dernière nuit d’Ayotzinapa. Les 43 assassinés et le butin politique »], revistareplicante.com, article non daté ; également : Esteban Illades, « La noche más triste » [« La nuit la plus triste »], Nexos, 1er janvier 2015.

[2] Articles 7, 28, 29 et 30 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, Cour suprême de justice de la nation, Mexique, 2005, p. 116. Le Mexique est État partie à ce statut depuis le 1er janvier 2006.

[3] Univisión Música, 21 novembre 2014. Le niveau d’impunité au Mexique occupe le deuxième rang mondial selon une étude comparative entre 59 pays, avec un indice de 75,7 points. Il n’est dépassé que par les Philippines, qui atteignent 80,0 points. Chiffres donnés selon l’Indice global d’impunité 2015 (université des Amériques et conseil citoyen de Sécurité et de Justice à Puebla) : Dennis A. García, « Alertan por niveles de impunidad en México » [« Préoccupations sur le niveau d’impunité au

Sergio González Rodríguez

Journaliste, écrivain

Notes

[1] Le récit des événements de cette nuit-là à Iguala est basé sur les reportages de la presse et sur la documentation judiciaire. L’auteur remercie en particulier Anabel Hernández et Steve Fisher pour les informations fournies dans leur article « La historia no oficial » [« L’histoire non officielle »], Proceso, 13 décembre 2014, p. 6-11, de même John Gibler pour celles qu’il a pu lui fournir de vive voix le 16 octobre 2014 et que l’on peut retrouver par écrit dans « Los desaparecidos » [« Les disparus »], The California Sunday Magazine, janvier 2015 ; autres sources : Marcela Turati, « Ayotzinapa : sus propios informes comprometen al Ejército » [« Ayotzinapa : l’armée se compromet par ses propres rapports »], Proceso, 22 mars 2015, p. 18-22 ; Juan Pablo Becerra-Acosta, « No fue el Ejército, pero tampoco lo impidió » [« Ce n’était pas l’armée, mais elle n’a rien fait pour l’empêcher »], Milenio, 2 février 2015. On trouvera une autre version des faits dans : Cuauhtémoc Contreras, « La última noche de Ayotzinapa. Los 43 asesinados y el botín político » [« La dernière nuit d’Ayotzinapa. Les 43 assassinés et le butin politique »], revistareplicante.com, article non daté ; également : Esteban Illades, « La noche más triste » [« La nuit la plus triste »], Nexos, 1er janvier 2015.

[2] Articles 7, 28, 29 et 30 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, Cour suprême de justice de la nation, Mexique, 2005, p. 116. Le Mexique est État partie à ce statut depuis le 1er janvier 2006.

[3] Univisión Música, 21 novembre 2014. Le niveau d’impunité au Mexique occupe le deuxième rang mondial selon une étude comparative entre 59 pays, avec un indice de 75,7 points. Il n’est dépassé que par les Philippines, qui atteignent 80,0 points. Chiffres donnés selon l’Indice global d’impunité 2015 (université des Amériques et conseil citoyen de Sécurité et de Justice à Puebla) : Dennis A. García, « Alertan por niveles de impunidad en México » [« Préoccupations sur le niveau d’impunité au