Littérature

Information incomplète – sur L’Échiquier de Jean-Philippe Toussaint

Critique

Toute la vie ou presque de Jean-Philippe Toussaint, mais dans une anamorphose posée sur un échiquier. L’écriture, le père, la mère, le couple, les enfants, et la passion des échecs avec le « mat » en perspective. La réflexion sur le travail de l’écrivain que constitue L’Échiquier se double de la parution d’une traduction du Joueur d’échecs de Stefan Zweig, dont l’écho peut éclairer le lecteur – ou le rendre fou.

«…un rayon de soleil sur le pare-brise d’une voiture ou dans les lunettes d’un personnage, dans lequel on aperçoit soudain, en reflet, avec un frisson d’incrédulité, la tête chauve de l’auteur – qui vous fait un clin d’œil. »

publicité

Cette calvitie complice appartient à Vladimir Nabokov, dont Jean-Philippe Toussaint analyse ce qu’il nomme la double virtuosité, à savoir celle « de la ligne et celle des détails » : les romans de l’Américain sont, dit-ils, parfaits dans leur construction générale (la préparation des péripéties) tout comme dans leur finition fictionnelle, jusqu’aux irisations ironiques de tel élément du décor ou d’un personnage. Trente-trois pages plus loin, la même alopécie revient, mais c’est cette fois celle du grand-père maternel de Toussaint, « le colonel Lanskoronskis » qu’une photo montre « nabokovien […] regardant l’objectif avec une morgue tiède d’élégant écrivain chauve aux yeux plissés et malicieux ».

On sera tenté de voir dans ce crâne d’œuf au regard connivent et « nabokovien » celui de Jean-Philippe Toussaint lui-même, puisque L’Échiquier est un texte à « tentation autobiographique » et claffi d’irruptions drôlatiques de l’auteur. Autobiographie littéraire voire technique (dans la veine de l’Urgence et la patience, 2012 aux éditions de Minuit, ou aux éditions Le Robert en 2022, C’est vous l’écrivain) mais aussi plus personnelle puisque Toussaint révèle quelques soubassements intimes d’une œuvre pourtant sous le signe de la fiction absolue : une trace de rouge à lèvres emprunté à son épouse Madeleine pour La Salle de bains (1985, éditions de Minuit), des traits de caractère de son père pour celui de Detrez dans Les émotions (2020, éditions de Minuit). Un peu comme dans les livres récents d’Olivier Cadiot, c’est comme si le travail « dur » d’une écriture aux antipodes de l’autofiction et de la « réparation[1] » révélait qu’il n’était finalement pas tout à fait coupé lui non plus de deuils ordinaires, d’émotions inabouties et d’impuissances plus ou moins bien gérées.

Le sujet de L’Échiquier est contrarié, l’incipit l’indique avec humour : « J’attendais la vieillesse, j’ai eu le confinement. » On a failli avoir des mémoires, on aura un journal. Ou plutôt un work in progress qui s’ausculte autant que son narrateur s’automédique, comme il aime à le faire remarquer. Donc le Covid-19 apparaît et le confinement est décidé, quoique moins pesant à Bruxelles où vit l’auteur qu’en France. « – C’est un événement sans précédent, dis-je. Mon Dieu, l’heure doit être grave, car, pour souligner l’exceptionnelle solennité du moment que nous vivons, c’est la première fois que j’utilise un tiret pour introduire un dialogue dans un livre. » L’Échiquier est donc officiellement le premier Jean-Philippe Toussaint qui n’est plus le même. « … j’ai un peu le nez qui coule et je m’aperçois que, dans ce nouveau livre que je suis en train d’écrire, le virus est en train de détraquer complètement le système très rigoureux d’écriture par paragraphes que j’avais mis au point depuis La Salle de bain. »

Le confinement, c’est aussi en partie le sujet d’Échecs, la nouvelle posthume de Stefan Zweig habituellement traduite par Le joueur d’échecs et que Toussaint titre ici comme son tout premier roman (non publié) – on apprend au passage que l’écrivain est féru de ce jeu millénaire dont le nom arabe signifie « le roi est mort » (al-shah mât, qui a donné phonétiquement « échec et mat »). Dans la nouvelle de Zweig, le docteur B., arrêté par les nazis et mis dans un isolement insoutenable, ne doit son salut (précaire) qu’à l’apprentissage par cœur de milliers de parties d’échecs[2] »mais, finissant par jouer contre lui-même, il connaît dans le même temps un dédoublement de conscience.

Cette scission du « je » est aussi un des thèmes de L’Échiquier. Très simplement d’abord parce que Toussaint, durant le temps du confinement, écrit ce livre, traduit Zweig et envisage un essai sur la traduction – projet abandonné. Littérature, traduction et échecs sont liés : « Dans le fond, comme traducteur, je suis bien meilleur aux échecs qu’en allemand » s’amuse-t-il. La traduction est à l’image des échecs : il faut tenir compte de toutes les bifurcations possibles et, même avec la plus grande précaution dans les coups qu’on avance, tout peut s’écrouler « devant le surgissement d’une nouvelle difficulté inattendue ». La traduction est aussi entraînement à l’écriture. Et personne ne nous fera croire que L’Échiquier, sous ses airs improvisés (quelques redites, beaucoup de digressions, etc.), n’est pas aussi lointainement oulipien – malgré le congédiement de Perec page 9 –, composé comme une partie d’échecs obscure et d’une « insincérité magnifique ». Plusieurs scènes absurdes témoignent ici des coups contondants portés au « pacte autobiographique » : Toussaint devient plus souvent qu’à son tour un personnage des romans de jeunesse de Toussaint.

La partie la plus étrange de L’Échiquier reste le destin de l’ami de jeunesse qui occupe la fin du livre.

Pour les fans de paranoïa critique, une lecture crayon en main exhumera deux preuves de liens cryptiques entre Échecs et L’Échiquier. Au début des deux textes, une question de faute : le champion Czentovic chez Zweig, d’origine paysanne, est « incapable d’écrire une seule phrase sans faute d’orthographe » tandis que le jeune Toussaint angoisse parce que son instituteur lui a signalé une faute, qu’il ne la trouve pas et ne pourra donc rendre une copie parfaite (« heureux temps où la perfection pouvait se réduire à une simple dictée sans faute »). À la fin de L’Échiquier, Toussaint raconte son amitié de jeunesse avec un célèbre joueur d’échec, personnage au destin tragique et mystérieux, puisqu’il meurt assassiné et que le crime n’a jamais été élucidé : « Ce n’est qu’aujourd’hui, vingt-cinq ans après sa mort, que je me suis enfin décidé à écrire sur lui. » Difficile de ne pas se rappeler alors que le second héros de Zweig, le docteur B., « n’a pas joué aux échecs depuis vingt-cinq ans » au moment où il entre en scène (ce qui, au passage, situe l’action dans le futur, vers 1965). Ce laps de temps est indiqué trois fois dans la nouvelle. Disputer une partie après cette interruption provoque chez B. une crise presque fatale.

Le destin de l’ami de Toussaint est terrifiant, quand bien même l’écrivain ne l’évoque guère, préférant éviter « soigneusement le sujet évident que pourraient constituer les circonstances de sa mort. » Dans L’Échiquier, ce souvenir de jeunesse vient en quelque sorte après la fin du livre, il en constitue un épilogue ésotérique, formant un peu plus du cinquième du texte, lequel aurait pu s’achever après son chapitre 54 : « Dans ce livre, voici ce que j’ai mis au jour : mon père m’a interdit symboliquement de le battre aux échecs, mais il m’a autorisé tacitement à devenir écrivain. Je n’ai pas eu la vocation, j’ai eu la permission. » Même si Toussaint ne désigne jamais son père Yvon Toussaint que comme journaliste puis rédacteur en chef du quotidien belge Le Soir, sans préciser qu’il est aussi auteur de polars (dont, en 2010, l’Assassinat d’Yvon Toussaint chez Fayard, primé par l’Académie royale de langue et de littérature française).

Depuis qu’il est décédé en 2013, le père ne cesse de faire retour dans les livres de son fils. Il aurait bien aimé être représenté avant, s’amuse ce dernier, il tendait des perches, mais en vain. « … cette subtile dialectique, qu’il faut d’abord mourir avant d’apparaître dans mes livres, n’aura pas échappé à la sagacité de ma mère, qui doit maintenant osciller avec délice entre deux perspectives également savoureuses pour elle, soit continuer à vivre […] soit mourir, hélas, en sachant toutefois pertinemment que je parlerai aussitôt d’elle dans mes livres (ce qui pourrait même constituer une consolation de choix au regret de devoir nous quitter). » Durant tout L’Échiquier, Monique Toussaint apparaît pourtant déjà beaucoup : cette personnalité de l’intelligentsia et de la bourgeoisie bruxelloise (fondatrice de la célèbre librairie Chapitre XII) revient chaque dimanche, quand son fils va déjeuner chez elle. À cette occasion, il se plaint à elle de sa santé « comme un client mécontent qui va protester auprès du fabricant. »

D’autres fois, il se moque gentiment de ses mondanités : en particulier quand un des amis d’enfance de Monique, qui a failli être élu pape, est devenu même trop vieux pour voter au conclave. « Voilà qui avait dû porter un coup terrible à maman », elle ne pourrait plus en parler dans les dîners. Toujours pimpante, philosophe malgré la perte de vue qui l’afflige, avec « encore des projets pour les cinq ans à venir », la mère est une sorte de talisman lumineux et inamovible sur « l’échiquier », garante de son infinité.

Sauf que Monique Toussaint s’est malheureusement éteinte le 1er juin de cette année, après que le livre était imprimé et divulgué à la presse, faisant résonner tristement cette prophétie de la page 149 : « Si je comprends bien, c’est moi qui vais devoir l’écrire, ce livre sur ma mère. » L’Échiquier s’annonce dès le début comme un texte sur la mémoire et la vieillesse : on comprend à l’usage que c’est sur la vieillesse comme mémoire, comme accumulation, tissage, dont le présent n’est que l’impossible asymptote. Avec cet apparent paradoxe constaté par chacun·e de nous : vient un temps où nous sommes plus vieux, plus vieille que Zweig quand il s’est suicidé, et pourtant il reste « quelqu’un qu’on pourrait ranger dans cette catégorie indéfinie qu’on appelle les « amis des parents ». »

De même, l’espérance de vie ne cessant de croître, « l’âge vient un jour où on devient plus vieux que ses grands-parents », ceux du souvenir, ceux du moment où ils ont disparu, illusion qui va de pair avec celle d’être une jeune fille ou un jeune homme enfermé dans un corps cacochyme – mais en général, parler à un·e vrai·e jeune dessille assez vite. La partie la plus étrange de L’Échiquier, par delà les blagues sur le Covid-19, par delà les réflexions sur la littérature et « la vie intérieure » que Toussaint détaille aux chapitres 53 et 54, reste le destin de l’ami de jeunesse qui occupe, on l’a dit, la fin du livre, et qui est annoncé par un autre personnage réel, François Duprat, professeur d’histoire-géo du jeune Jean-Philippe, mais aussi activiste d’extrême-droite, taupe supposée des Renseignements généraux et finalement obscurément assassiné « dans un attentat à la voiture piégée ». Cette fin répond à une question obsédante, posée au milieu du livre : « Que nous disent, à travers le temps, ces jeunes morts qui ont été mes amis ? »

Le processus de l’écriture est une plongée sous-marine, noyade volontaire et implosion de la caverne platonicienne.

Le malaise vient entre autres de ce qu’on entre, avec l’assassinat crapuleux de l’ami, dans cette dimension faisandée de la « scène échiquéenne » en même temps que Toussaint nous fait pénétrer dans la grande-bourgeoisie parisienne de la fin des années 1970, celle qui fréquente l’École alsacienne et n’a guère de souci à se faire pour son avenir : « je me souviens que de nombreux amis de l’époque des Tournelles étaient présents, je me souviens du nom de chacun d’eux, Gilles Galud, Patrick Dalbin, Pascal Breton, Xavier de Fouchécour. » Comme un motif dans le tapis, anamorphose de vanité chez les Ambassadeurs de Holbein, la mort est évidemment le point focal de ce livre qui s’annonce sur « la vieillesse » et qui finit, pour rejoindre l’éternité, par contourner la corruption, la décomposition de ce joueur d’échec et ami liquidé par on ne sait qui. Peut-être que comme dans la nouvelle de Zweig, la crise est évitée de justesse.

On sait que cet ami avait, dans la vraie vie, l’art de faire enrager ses adversaires aux échecs, au point que l’un d’eux lui mit un jour son poing dans le visage, à cause peut-être de ce que Toussaint appelle page 185 la « correction ex post facto » d’une feuille de jeu. L’auteur écrit : « il était d’acier à l’intérieur, flairant le sang comme un requin et ne laissant aucune chance à ses adversaires. » Chez Zweig, Czentovic découvre que pour agacer et fatiguer le docteur B., pour le faire craquer, il lui suffit d’être le plus lent possible. Celui-ci ne supporte pas l’attente et se met à jouer à d’autres parties dans sa tête au lieu de se concentrer sur celle en cours : urgence contre patience.

Bien entendu, malgré la « voie à la tentation autobiographique » qu’il ouvre, L’Échiquier propose avant tout du jeu et l’on ne peut pas tout y croire car le processus de l’écriture est une plongée sous-marine, noyade volontaire et implosion de la caverne platonicienne : « À partir de 130 mètres, on ne voit quasiment plus rien, on commence à deviner des ombres nouvelles, le souvenir des personnes réelles s’estompe, des créatures fictives apparaissent […]. Nous sommes dans un monde trouble, entre la réalité et la fiction. On descend encore […] plus aucun rayonnement solaire ne nous parvient. C’est que nous avons atteint le territoire de l’urgence […]. Nous y sommes, c’est la bonne profondeur, nous avons maintenant le recul nécessaire, la distance idéale pour restituer le monde, pour retranscrire, dans les profondeurs mêmes de l’écriture, tout ce que nous avons capté à la surface. »

Sans doute cette plongée spatiale, qui suppose de s’enfermer dans une sorte d’obscurité primitive pour entraîner la surface au fond, est-elle à prendre aussi au sens temporel : les « jeunes morts » laissés derrière nous sont, contrairement à nous, complets et parfaits, ils vivent une vie achevée, réifiée et « réelle » à la surface de notre mémoire. Qu’avons-nous fait durant le temps qui nous sépare d’eux ? Nous l’ignorons. Nous barbotons dans un futur imaginaire par rapport à leur vie. Dans cette durée indécise « prolifèrent d’incessantes présences aveugles, d’infimes potentialités de vie en mouvement » : c’est nous version fiction, version limon.

Jean-Philippe Toussaint, L’Échiquier, Minuit, 31 août 2023.

Stefan Zweig, Échecs, Minuit, traduit de l’allemand par Jean-Philippe Toussaint, 31 août 2023.


[1] Selon l’expression d’Alexandre Gefen.

[2] Les échecs sont un jeu « à information complète et parfaite » c’est-à-dire une immense arborescence close et, en théorie, le nombre de parties valides est fini. Il serait donc possible, à condition de disposer d’un temps excédant de loin la longévité humaine, de les apprendre toutes.

Éric Loret

Critique, Journaliste

Notes

[1] Selon l’expression d’Alexandre Gefen.

[2] Les échecs sont un jeu « à information complète et parfaite » c’est-à-dire une immense arborescence close et, en théorie, le nombre de parties valides est fini. Il serait donc possible, à condition de disposer d’un temps excédant de loin la longévité humaine, de les apprendre toutes.