Littérature

L’écrivain, l’ogre et l’avatar – sur Sarah, Susanne et l’écrivain d’Éric Reinhardt

Écrivain

Dans Sarah, Susanne et l’écrivain, une ex-architecte d’une quarantaine d’années dialogue avec le personnage de l’écrivain (et avatar de l’auteur) pour lui confier son histoire et la transformer en roman. Le romancier s’exécute, et nous assistons sous sa plume à la naissance progressive du récit. C’est dans un rapport de plus en plus en miroir avec son lectorat qu’Éric Reinhardt écrit ainsi en pensant à ceux qui le liront et à ceux qui l’ont lu, parlant finalement toujours un peu de lui, en gardant la main.

Il y a tout juste vingt-cinq ans, Éric Reinhardt publiait chez Actes Sud son premier roman, Demi-sommeil. Je fus, je crois, l’un des premiers à écrire à son sujet un article, où je me rappelle avoir évoqué le film de John Cassavetes, Husbands, auquel m’avait spontanément fait penser le livre, dont j’aimais vraiment bien l’atmosphère (et beaucoup le titre).

publicité

Si je me souviens de ce détail, c’est parce que l’auteur, que je connaissais un peu (il lui arrivait alors comme moi d’écrire aux Inrockuptibles), m’avait dit, pour me remercier, qu’il avait en effet beaucoup pensé à Cassavetes pendant la rédaction de son roman, et avait eu l’impression, après coup, me lisant, que j’avais ainsi percé une sorte de secret de fabrication.

On ne m’en voudra pas de cette mince anecdote, tandis que paraît Sarah, Susanne et l’écrivain, l’épais nouveau roman d’Éric Reinhardt, imprimé à 40 000 exemplaires, me dit-on, dès son premier tirage : c’est qu’entre-temps l’écrivain est devenu une star, ou du moins une authentique vedette du monde des lettres, largement reconnue, célébrée, adaptée même au cinéma. Je me permets ce petit souvenir de lecture simplement parce qu’il me semble que, de manière explicite depuis quelques romans, mais au fond dès l’origine, la préoccupation d’Éric Reinhardt demeure d’établir une relation sensible, d’une certaine façon mesurable, en tout cas maîtrisée, avec ses lecteurs et lectrices, au point de finir par en faire non plus seulement les destinataires de ses livres, mais leur sujet même, par un effet presque pervers de mise en abîme.

On répondra que le désir d’être lu, donc le souci des lecteurs, est commun à l’immense majorité des écrivains : c’est vrai. Mais tous ne mettent pas en scène, avec une telle obstination, et un tel génie maniaque, si l’on ose dire, le rapport à leur lectorat, quitte à jouer dans le texte, sous des formes variées et volontiers retorses, leur propre rôle de romancier plus ou moins masqué.

C’est en tout cas ce que j’ai pensé


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire