Cinéma

Un film d’action anti-Modi – sur Jawan de Atlee Kumar

Journaliste

Anticorruption, défenseur de l’environnement, féministe, et même à sa façon démocrate légaliste, l’acteur vedette Shah Rukh Khan triomphe dans un double rôle avec Jawan de Atlee Kumar, un film spectaculaire, très critique envers le régime indien, mais non dénué de zones d’ombres.

Il n’apparaît pas parmi les critiques de la semaine, pourtant il est projeté dans des dizaines de salles françaises – mais pas dans le Paris intra-muros ni dans le centre des grandes villes. Il ne figurera pas au box-office national, même s’il accueille un nombre significatif de spectateurs. Le phénomène en soi n’a rien d’exceptionnel, chaque semaine sort un ou deux films venus d’Inde, à l’écart des radars médiatiques et cinéphiles. Mais celui-ci est un triomphe mondial, la semaine dernière numéro 2 au classement des meilleures recettes à l’échelle planétaire. Et il est porté par une des plus grandes stars vivantes – la plus grande ? – Shah Rukh Khan, qui aligne ainsi deux triomphes commerciaux d’affilée, après une période de déclin et une longue absence des écrans. C’est aussi, un objet politique passionnant, et complexe.

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Jawan, dirigé par le réalisateur tamoul Atlee, est exemplaire d’autres modèles de fonctionnement du cinéma que celui qui continue ici de monopoliser toute l’attention, selon deux dualismes simplistes, Hollywood vs cinéma français, cinéma commercial vs cinéma d’auteur. Qui s’intéresse au fait qu’en pleine Barbiemania cet été, le plus gros succès mondial, en fréquentation et en recettes, a sans doute été un thriller chinois, No More Bets, qui revendique 92 millions de spectateurs en un mois et demi d’exploitation… même s’il convient toujours de prendre avec méfiance les chiffres annoncés par les autorités de ce pays, notamment à propos d’un film qui illustre une grande cause nationale (la lutte contre les jeux en ligne et leurs ravages sociaux) et fait un éloge appuyé de la police. Encore ne serait-il que deuxième au classement des recettes chinoises de l’année, derrière Lost in the Stars.

La démographie des deux pays les plus peuplées du monde, mais aussi le fait qu’il y existe désormais une classe moyenne capable de payer des billets à des prix relativement élevés, engendrent une mutation économique de la planète cinéma, qui fait écho à la tectonique des plaques politico-diplomatiques dont le récent somment BRICS a été le symptôme le plus visible. Ce phénomène concerne aussi ce que des centaines de millions de gens voient et écoutent, ce qui agit sur leur imaginaire et leurs représentations. Phénomène dans lequel s’inscrit de plain-pied Jawan, avec des caractéristiques singulières, et en profitant aussi de succès considérables dans d’autres pays plus sensibles aux films du sous-continent que la France, à commencer par la Grande-Bretagne, où le nouveau Shah Rukh Khan fait aussi un carton.

Pour ce qui concerne les phénomènes de masse sur grand écran, l’été n’aura bruissé que de cet oxymore devenu une ahurissante opération marketing, « Barbenheimer », supposé phénomène mondial. Phénomène, l’affaire en est incontestablement un, qui a vu deux films hollywoodiens sans super-héros et n’étant pas des suites ni, a priori, destinés à en engendrer, dominer les recettes, laissant derrière la plupart des concurrents – depuis, The Nunn 2 (en France : La Nonne : La Malédiction de Sainte-Lucie) est venu relativiser un peu la singularité de ce cas d’école. Mais phénomène mondial ? C’est, encore une fois, une perception du monde occidentalo-centrée, dont il serait bien utile de se défaire. Si le cinéma grand public peut y contribuer, tant mieux.

Indien, pas Bollywood

Jawan est, donc, un film indien. Pas un film Bollywood, un film qui, selon un horizon idéologique désormais assez fréquent, prend soin de mêler les références et les styles associés à diverses parties du pays. Réalisé par un Tamoul, et mobilisant pour partie les codes de cette région et ceux du cinéma parlé en telugu, codes visuels et rythmiques différents de ceux des studios de Mumbai, il ne réserve qu’une place réduite aux numéros chantés et dansés, et aux scènes sentimentales. Comme à l’ère désormais lointaine où le cinéma était clairement conçu en Inde comme nation builder, discours dont Mother India de Mehboob Khan (1957) demeure la traduction la plus explicite, les références au pays dans sa totalité abondent dans Jawan. Outre des plans exaltant le drapeau national et les forces armées, ces références, comme souvent, se construisent en grande partie sur la désignation des ennemis de l’Inde, tous présentés comme d’abominables ordures.

Deux de ces ennemis sont extérieurs, les Chinois (dont un détachement massacre un village frontalier) et les terroristes islamistes. Mais ceux auxquels le film consacre l’essentiel de sa dénonciation sont des ennemis de l’intérieur : les grands industriels corrupteurs et pollueurs, et les politiciens véreux vendus à un capitalisme sans foi ni loi.

Doublement incarné par Shah Rukh Khan, le héros de ce trépidant film d’aventures est une sorte de Robin des Bois qui, lorsqu’il ne force pas le ministre de l’agriculture à rendre aux petits paysans une partie des milliards qu’il a extorqués ni ne contraint par des stratagèmes spectaculaires le ministre de la santé à installer dans les hôpitaux publics le matériel qui lui fait cruellement défaut, dirige… une prison pour femmes.

Des femmes (sculpturales), et des machos

Celle-ci est une prison modèle, où règnent l’équité et un sain esprit de rédemption. Y résident également, en cellules modèles, les six membres d’un commando de jeunes femmes aux talents multiples – toutes interprétées par des actrices à la plastique droit sortie d’une agence de mannequin – qui contribuent aux exploits de leur directeur dans une relation absolument chaste et marquée par un respect réciproque. Et à l’occasion, ce sont des milliers d’autres femmes incarcérées qui peuvent se transformer en armée d’élite, entièrement féminine, de ce combat pour la justice et l’égalité. Aux côtés du roi Shah Rukh, le rôle des femmes est essentiel dans tout le récit, y compris avec celle qui le combat de la manière la plus déterminée, la cheffe de la police incarnée par la star des cinémas tamoul, telugu et malayalam Nayantara – on retrouve aussi, dans un second rôle, la grande vedette de Bollywood Deepika Padukone, dont la carrière a vraiment commencé lorsqu’elle a été la partenaire de Shah Rukh Khan dans l’inoubliable Om Shanti Om en 2007, et qui est à nouveau à l’affiche avec lui dans le premier triomphe de l’acteur cette année, Pathaan, véritable résurrection après le passage à vide des années 2010.

Le machisme n’est pas pour autant absent de l’imagerie mobilisée – les films du Sud de l’Inde étant en ce domaine parmi les pires qui soient. L’autre rôle incarné dans Jawan par Shah Rukh Khan (grand praticien des doubles emplois à l’écran), celui de son propre père, permet d’y donner hardiment libre cours, sans rien diminuer de la charge positive attribuée au personnage. Cette manière de jouer sur les deux tableaux, promotion très active de femmes puissantes et affichages de pectoraux et de testostérone, est d’ailleurs représentative de la construction d’un film clairement engagé à faire partager certains messages, loin d’être dominants dans l’Inde de Narendra Modi, et peu relayés désormais par un cinéma indien largement inféodé au BJP, mais sans renoncer aux recettes efficaces du spectaculaire.

A cet égard, comparer le scénario et les procédés de Jawan à ceux du blockbuster chinois qui lui est contemporain, No More Bets, qui ne manque pas de scènes spectaculaires et atteint un niveau de violence explicite rarement affiché hors cinéma d’horreur, permet aussi de pointer la différence entre la manière d’imposer sa loi de fer du pouvoir indien et du pouvoir chinois. Un film critiquant ouvertement, et à un très haut niveau, les dérives malhonnêtes et les abus, est tout simplement inconcevable en Chine – où No More Bets est au contraire activement promu par le Parti, qui ne se prive pas de faire monter artificiellement sa fréquentation. Cela ne minimise en rien la violence autoritaire du régime de Modi, qui écrase les foyers de contestation, falsifie grossièrement l’histoire du pays pour ne plus faire place qu’à l’hindouisme triomphant, recourt volontiers au meurtre politique, arme et entraine des milices et n’hésite pas à soutenir ceux qui font l’éloge de l’assassinat de Gandhi, comme l’a rappelé l’immense et nécessaire travail documentaire d’Adnan Padvardan, Reason – comme d’ailleurs toute l’œuvre de ce cinéaste. Mais à l’évidence les façons de gérer la domination ne sont pas les mêmes dans les deux superpuissances.

L’éléphant dans la pièce

Pour ce qui est de Jawan, si les dénonciations concernant la corruption, la misère sociale notamment dans les campagnes, la triche aux élections et les massacres environnementaux sont explicites et vigoureuses, le film n’est pas sans ambiguïtés. Il mérite attention pour ce qu’il montre, mais aussi pour ce qu’il ne montre pas, et qui est aujourd’hui « l’éléphant dans la pièce » du cinéma commercial indien : la présence, ou la non-présence des musulmans.

Alors que l’exclusion ou la marginalisation des millions de citoyens indiens musulmans est au cœur de la politique actuelle du gouvernement indien d’extrême-droite, il semble à voir le film qu’il n’y ait pas de musulmans dans ce pays. Le sujet est brûlant. Dans le précédent succès de Shah Rukh Khan, Pathaan, qui début 2023 a signé son grand retour au sommet après une décennie de déceptions qui avait fini par le faire considérer comme le « roi déchu de Bollywood », une seule scène où l’héroïne vêtue quelques secondes d’orange (18 exactement sur les 3 minutes 13 du numéro chorégraphique) danse avec le héros arborant une chemise verte avait déchainé des torrents de haine des intégristes hindouistes y voyant la promotion d’une alliance amoureuse entre une porteuse du safran, leur couleur officielle, et celle de l’islam – dans ce film, et de manière aujourd’hui provocante, l’acteur interprète un espion musulman au service de la nation indienne, alors que Deepika Padukone est, elle, agent du Pakistan.

La prise en compte ou pas de la composante musulmane de la nation indienne est aujourd’hui à la fois sensible, et souvent passée sous silence. Ainsi, bien peu se sont avisés du tour de passe-passe opéré par le film indien le plus en vue de l’an dernier, RRR, qui a représenté son pays au Oscars – où il a obtenu la statuette de la meilleure chanson originale. Celui-ci se présente comme une fresque anticolonialiste. Mais si les très méchants Anglais en prennent en effet pour leur grade, c’est grâce à l’alliance de deux guerriers, une sorte de demi-dieu hindou et un super-héros sorti de la jungle d’une Inde encore plus archaïque, encore plus « originelle ». Pas l’ombre d’un musulman dans cette métaphore d’une alliance fondatrice pour bouter l’English hors du Raj.

Dans le cas de Jawan, cette absence est encore plus troublante lorsque tout le film repose sur un acteur – mais aussi producteur, et véritable inspirateur – issu de la minorité musulmane, ce que son nom et ses engagements ne laissent ignorer à personne. Shah Rukh Khan a d’ailleurs fait régulièrement l’objet d’attaques, y compris physiques, ou contre sa famille, et de campagnes de dénigrement très violentes de la part de l’extrême droite hindouiste et des autorités[1]. Il faut prendre la mesure du courage des positions revendiquées par le personnage et par le film, où sont énoncés comme objectifs majeurs la fermeture d’usines ultra-polluantes et le rétablissement d’un processus électoral sincère. Elles ne surprendront pas d’un artiste qui a déjà investi sa gigantesque popularité pour plaider des causes qui lui importent, y compris celle des musulmans aux États-Unis après le 11 septembre, dans le beau film My Name Is Khan (2010) – mais aussi la fuite des cerveaux indiens vers l’Occident, dans Swades : Nous le peuple (2004) ou le sexisme et la division en castes dans Chak De ! India (2007).

Avec Pathaan et Jawan, 2023 est d’ores et déjà l’année du grand retour au sommet de Shah Rukh Khan, et ce n’est sans doute pas fini, puisqu’une troisième production, consacrée au thème de l’émigration clandestine vers l’Occident, Dunki, avec la star du cinéma hindi et telugu Taapsee Pannu, est annoncée pour Noël. En attendant, avec (et non pas malgré) ses ambiguïtés et ses limites, Jawan est un objet politique contemporain d’un poids significatif. Au multiplexe Gaumont-Stade de France de Saint Denis (93), il soulevait début septembre un enthousiasme communicatif de la part d’un public en grande partie originaire du sous-continent.


[1] Son fils a ainsi été emprisonné dans ce qui a été très largement perçu comme des manœuvres d’intimidation du pouvoir en place.

 

Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

Rayonnages

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Notes

[1] Son fils a ainsi été emprisonné dans ce qui a été très largement perçu comme des manœuvres d’intimidation du pouvoir en place.