Nouvelle

Les dames de la Sécu

Écrivain

L’Administration n’a pas besoin d’être kafkaïenne pour faire sentir combien sa Grande Transcendance nous aliène, à fortiori quand elle est dématérialisée. Certains en deviennent fous, ou délinquants. Et d’autres, comme Bertrand Leclair, y trouvent joyeusement matière à littérature, ou plutôt trouvent dans le geste d’écrire une providence salvatrice. Sauf que c’est là le prix à payer : être « artiste-auteur » précipite justement dans les Enfers de la Sécu. Et pour qui n’a pas suivi le feuilleton de la réforme du régime social des auteurs, la dérision à l’œuvre dans la nouvelle d’aujourd’hui donnera le ton.

L’œuvre de Proust donne décidément réponse à tout, voilà qu’une nouvelle fois la preuve m’en est offerte. Je ne dis pas, notez bien, que son œuvre a réponse à tout, ce qui serait fastidieux et d’un piètre secours, non, c’est beaucoup plus fort : elle la donne, cette réponse, et même et peut-être surtout quand on ne lui demande rien. Le plus curieux, c’est qu’à la donner sans cesse elle n’en soit pas dépossédée pour autant, mais c’est une autre histoire et plutôt que ratiociner mieux vaut que je témoigne, droit au but, quitte à devoir en passer d’abord par quelques démêlés sordides avec la sécurité sociale à propos d’un arrêt de travail de sept semaines – puisque, oui, même les pires conséquences bureaucratiques d’une hospitalisation d’urgence peuvent se dissiper au contact deux fois involontaire de À la recherche du temps perdu, un éclair subitement dans le ciel de plomb et aussitôt de la légèreté dans l’air, on respire, j’appelle cela miracle, permettez.

C’est que nous arrivions fin août tout de même, temps des orages, et je sentais en mon for stress et colère monter, monter inexorablement, excédé que j’étais par les dames de la sécu, leurs messages dématérialisés jusqu’à l’abstraction en guise de réponses, leur plaisir malin peut-être à vous laisser dans l’incertitude la plus totale quant au versement d’indemnités attendues depuis trois mois et donc à la capacité toutes réserves épuisées de payer le loyer en cours, entendez le loyer d’ores et déjà en retard. Aussi obtuses que la question était simple et claire (à savoir : « quand, bordel ? »), leurs réponses chaque jour plus dilatoires n’alimentaient que les susdits stress et colère ; est-ce qu’elles le faisaient exprès, les dames de la sécu, est-ce que c’était pure bêtise, méchanceté de nature atavique ou nécessité d’obéir à dieu sait quelle consigne imposant de maltraiter les « artistes-auteurs » (ce sont elles qui le disent, et je ne pense pas que ce soit là manière de flatter mon ego) ? À moins qu’à ma troisième demande de précisions elles aient sciemment convenu de me décourager avec leurs formules à l’emporte-pièce dans l’espoir que j’y renonce — une conspiration ?

Ouf, j’en ai bientôt fini avec le sordide mais sachez encore que j’ai pulvérisé le seuil du complotisme lorsqu’une nouvelle intervenante au prénom homérique est montée au front pour m’annoncer ex abrupto le doublement des délais de traitement de mon dossier. Hélène m’expliquait très posément que, certes, comme on me l’avait écrit début juillet il fallait à l’époque compter six semaines en moyenne pour espérer un début d’indemnité, mais nous étions en août et il convenait désormais d’en compter douze avant de voir le dossier enfin converti en euros à l’issue de ce très mystérieux traitement interne, la sécu est un animal à sang froid et digestion lente. Sans ajouter ni motif ni raison, Hélène cependant me priait très poliment de bien vouloir en excuser son service, de patienter et surtout d’éviter de réécrire avant la fin de ce délai (demeurait donc une incertitude ?). Bref, il eût été selon elle indécent de demander si ce fameux traitement, au rythme exponentiel d’un allongement de six semaines par mois, ne risquait pas de se mesurer sous peu en trimestres sinon en calendes grecques – de toute façon, que je mène ou non le siège de la sécu je n’étais pas là de récupérer rien du peu auquel j’avais droit en tant qu’artiste-auteur passé au préalable par mille acrobaties bureaucratiques, acrobaties auxquelles je m’étais résolu pour la première fois de mon existence eu égard à la durée de la mise aux arrêts : sept semaines cela devait, selon mes estimations sans doute optimistes as usual et ad nauseam, représenter précisément la somme qui manquait pour payer ce fichu loyer aoûtien (et dire que je n’étais même pas chez moi, en août !).

J’en étais donc à ruminer la bile, pataugeant impuissant dans le régressif et plus très loin d’avoir l’écume aux lèvres à défaut de pouvoir éructer par mail (impossible évidemment de joindre qui que ce soit par téléphone), quand le ciel tout noir de mes idées a commencé à se fendre d’un sourire en deux temps, un sourire de ravi de la crèche qui ne m’a plus quitté jusqu’à cet instant où je vous écris, mais ne vous écris, en vérité, que pour m’adresser à Elles, les Dames de la sécu : miraculeuse intervention de Proust, vous l’aviez compris, ou plus exactement du souvenir vivace et perpétuel de la Recherche qui certes peut changer votre vie mais peut surtout et plus modestement l’illuminer comme l’éclair un ciel plombé.

Sourire en deux temps, parce que ce n’est qu’à la deuxième citation de Proust opportunément extirpée par mon inconscient malin des fonds obscurs de la mémoire la plus involontaire que mon visage s’est ouvert à cette façon du ravi de la crèche : une citation d’abord, puis une autre quelques minutes plus tard, et voilà comment deux électrodes entrent en contact pour révéler d’un trait de feu le lien qui les unit dans le court-circuit du quotidien – lien que j’invente peut-être, aucune importance, puisqu’à cet instant magique seul compte le sourire qui amène aussitôt l’ouverture avec toute la délicatesse requise du capot poussiéreux du MacBook Air sur lequel je trace ces lignes. Là, et sachant bien qu’il y a statistiquement très peu de chances que vous soyez mon lecteur idéal, je vous devine un rien dubitatif, alors autant prendre les devants : dubitatif, vous risquez de le demeurer le temps de la première citation dont moi-même, la recevant tout droit tombée du ciel dans ma tasse de café amer, je me suis bien demandé pourquoi elle me revenait à cet instant, sans lui trouver le moindre rapport avec un avenir bouché à l’émeri, quand bien même elle compte parmi mes plus précieuses revenantes proustiennes – si souvent j’y pense ou y repense, tant elle me semble donner l’une des clés de la cathédrale qu’est la Recherche, disons sans peur ni des coqs ni des ânes qu’il s’agit peut-être de la clé du transept puisqu’elle figure au cœur inachevé du Temps retrouvé : « Chaque personne qui nous fait souffrir peut être rattachée par nous à une divinité dont elle n’est qu’un reflet fragmentaire et le dernier degré, divinité (Idée) dont la contemplation nous donne aussitôt de la joie au lieu de la peine que nous avions. Tout l’art de vivre, c’est de ne nous servir des personnes qui nous font souffrir que comme d’un degré permettant d’accéder à leur forme divine et de peupler ainsi joyeusement notre vie de divinités. »

Que vous ayez été prévenu ne m’empêchera pas, à la manière des Dames de la sécu, de vous remercier de me renouveler votre confiance en poursuivant ce texte le temps de découvrir la seconde citation provenant quant à elle du Côté de Guermantes, plusieurs centaines de page en amont, à l’époque des premiers « téléphonages », accrochez-vous : « Nous n’avons, pour que ce miracle s’accomplisse, qu’à approcher nos lèvres de la planchette magique et à appeler – quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien – les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître le visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les ténèbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes ; les Toutes-Puissantes par qui les absents surgissent à notre côté, sans qu’il soit permis de les apercevoir ; les Danaïdes de l’invisible qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons ; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence à une amie, avec l’espoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement : “J’écoute” ; les servantes toujours irritées du Mystère, les ombrageuses prêtresses de l’Invisible, les Demoiselles du téléphone ! »

Évidemment, un siècle plus tard j’aurais intitulé ce récit « les Demoiselles de la sécu » je risquerais à juste titre d’être traité de tous les noms, demoiselles, ce que je peux bien prétendre en savoir ? Ce qui est sûr en revanche, et je viens de le vérifier, c’est que les fins de non-recevoir obtenues ces dernières semaines via le doux site nommé Améli sont toutes signées de prénoms féminins. Vous me direz, à raison, qu’il en est longtemps allé ainsi des ouragans : car il n’est pas impossible non plus que les réponses soient formulées par des robots auxquels un chef de service plein de ressentiment aura choisi par principe d’attribuer exclusivement des prénoms féminins. Dans un sens, cela serait rassurant quant à l’évolution de l’humain dans l’homme (je veux dire, évidemment, qu’il serait rassurant d’apprendre, non pas qu’un chef de service puisse atteindre ce degré de misogynie, mais que seuls les robots soient capables d’un tel défaut d’empathie) – je crois cependant, pour ma part, que nous sommes condamnés à continuer de croire en l’homme, je crois qu’il faut y croire, y croire encore et jusqu’au fin fond du monde dématérialisé persister à y croire – car quoi, sinon ? Et le fait est, dès lors incontestable : cette croyance entraîne nécessairement la conviction qu’il y a quelqu’un pour de vrai, à l’autre bout de l’internet, lorsque répondent les Vierges Vigilantes des comptes publics dont je lis chaque jour le message sans connaître le visage, ces Danaïdes de l’invisible qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes de mon avenir, ironiques Furies qui, au moment que je viens de confesser ma détresse économique m’écrivent cruellement « nous vous remercions de votre confiance », ô servantes toujours irritées du Mystère, ombrageuses prêtresses de l’Invisible, je vous ai nommées, Toutes-Puissantes, et j’en appelle à vous, Dames de la Sécu !

Et voilà qu’aussitôt convoquées sous leur juste bannière elles me donnent de la joie au lieu de la peine que j’en concevais, peuplant miraculeusement ma vie de leur divinité arrachée aux Enfers ! J’espère que vous n’avez nul besoin d’une description fastidieuse pour les voir comme je les vois, sereines sur l’Olympe amélien, qui dansent si fraîches et si légères, que dis-je, légères ! aériennes, pétillantes, irradiantes ! mes correspondantes de la sécu, Aminata, Hélène, Anne-Cécile, Solange ou Karine (aucun prénom n’a été changé, ndlr), toutes couronnées de fleurs, agitant les volants de robes mutines aux tons pastel dans les piaillements enchantés et les rires délicieux, les entendez-vous, ces rires qui redoublent et cascadent lorsqu’un tintement de cloche vient annoncer l’arrivée d’un nouveau message, serait-ce l’artiste-auteur qui nous écrit encore ? mais oui c’est lui ! Et comme il fulmine comme il enrage ! Montre, montre donc ! Oh, l’on dirait bien que colère et stress l’envahissent, une vraie machine à vapeur, sens-tu comme il peine déjà à se contenir, comme il bout, comme il grimpe, explosif !

Oui, tout s’apaise aussitôt, me renvoie sur mon lit rêvasser à bon droit, et dans la merveilleuse contagion du rêve et de la réalité l’adjectif kafkaïen retourne en ses oubliettes d’où jamais il n’aurait dû sortir. Admettez au moins qu’il n’est ni banal ni ordinaire de commercer avec des divinités serait-ce par écran interposé, et quant à moi je reçois sept sur sept, les yeux au plafond ; je les projette, les imagine entourées de claviers magiques munis de touches inconnues du profane, de ces touches qui vous dévalent tout un paragraphe d’un seul geste, un frôlement de F16 et c’est parti : « En réponse à votre demande, je vous informe que votre demande est en cours de traitement, néanmoins les délais annoncés n’ont pas pu être assurés et nous vous remercions de bien vouloir patienter. Nous vous présentons nos excuses pour la gêne occasionnée et restons à votre disposition », oui, et comment résister à la contagion de leurs rires lorsqu’Aminata, ou Hélène, allez savoir, suggère avant d’appuyer sur la touche envoi d’ajouter un petit G17, que ça monte, que ça monte encore, tu ne vas pas faire ça glousse Laura aux doigts ailés, si si pétille Hélène aux yeux de jaspe vas-y je veux voir ça, et hop confirme Aminata en effleurant la touche de son index couleur de rosée, « Je profite de cet échange pour vous informer qu’aucun organisme complémentaire n’est enregistré sur votre dossier », je sais bien que je n’ai pas de mutuelle, artiste-auteur que je suis errant dans la panade comme tant d’autres que j’y croise de loin en loin, je le sais bien mais je comprends désormais que ce n’est là qu’un prétexte pour poursuivre notre « échange » affirme-t-elle, si j’adore ! quand c’est elle, personnellement, qui emploie son « je » suzerain pour s’adresser à moi si loin si petit si misérable, elle qui doit bien se douter que mon cœur bat un peu plus fort un peu trop vite lorsque je vois s’afficher dans ma boîte un nouveau mail « Réponse à votre demande » de « Votre Assurance Maladie » toute en majuscules, mail à cet instant encore gras de promesses de n’avoir pas été lu, mail dans lequel elle a donc pris soin d’y glisser ce « je » ailé qui n’appartient qu’à elle, Aminata ! N’est-ce pas le comble de l’attention qui l’amène à me préciser encore des tas d’évidences inutiles mais qui ont le très grand mérite à ses yeux comme aux miens désormais de prolonger « notre échange » espiègle, la voici qui d’un doigt léger sur la touche H15 ajoute que je peux revenir quand je veux consulter sur mon compte ameli les organismes complémentaires enregistrés sur mon dossier sachant donc qu’il n’y en a pas, comme elle vient de l’écrire, mais quelle importance vu de l’Olympe je vous demande, je vous demande et moi je me demande du même geste si je ne me suis pas montré quelque peu indélicat d’avoir avancé le mot de loyer : ne pourrait-il passer pour blasphématoire, de l’Olympe aux Enfers ? Je renonce en tout cas à l’employer quand je m’adresse à Elles, Elles, qui demeurent cependant et toutes à mon service affirme Aminata au mépris de la bienséance voulant que les éphémères célèbrent les déesses et non l’inverse, à mon service de pauvre diable désormais boiteux, elle qui signe et d’un clin d’œil entraîne dans la ronde ses sœurs incluses dans le pronom qu’elle amène en bouquet final, quelle fête galante : « Avec toute notre attention. » Comment en douterais-je désormais, de leur divine attention ? Voilà que je deviens raisonnable, voilà que je me tais, bouche bée, ravi vous dis-je !

Oui voilà que tout s’éclaire, et cela ne veut plus du tout dire que tout devient sombre, que tout sombre et moi avec, puisqu’elles jouent, en somme, jouent avec moi, balançant un message après l’autre sur l’échiquier de l’être avant de me renvoyer dans la boîte du néant informatique – quelle chance, tout de même, quelle chance elles m’offrent, et jusqu’à ce grand retour du mot de chance dont j’ai si souvent usé et abusé ! L’ai-je assez répété qu’écrire est rechercher la chance ? Et que deviendrait-elle, la chance, que deviendrait-elle au monde si plus personne ne la recherchait, la chance du monde autant dire la vraie vie vivante, si plus personne n’essayait de la saisir sur la page, saisir la chance et pas seulement la sienne pour oublier les échéances et que tout redémarre, ainsi que dit la chanson jolie ! J’en oublie de fait à ma toute petite échelle et les tracas et les soucis, et jusqu’à la nécessité de chercher une solution, demain est un autre jour, goûtons le présent qui vibre si joyeusement, j’en oublie même les propos de cet ami écrivain récemment atteint de lucidité aggravée qui me disait qu’enfin, à un moment il faut savoir renoncer à nos rêves, savoir changer, toi comme moi nous avons joué nous avons perdu, trouvons du boulot, à quoi bon errer dans le casino les poches retournées les yeux rivés au sol en quête du faux jeton qui ne nous permettra jamais de nous refaire ? Allez, viens, je t’emmène, je t’emmène à Pôle Emploi ! Mais tu sais bien qu’il n’y a rien là-bas pour nous, ça n’existe simplement pas artiste-auteur à Pôle Emploi !

Heureusement qu’elles savent, elles, évidemment, les Vigies Vigilantes ou Vierges Rutilantes je ne sais plus à force de me taper sur le système, elles connaissent la chanson. Après tout, il faut bien admettre qu’elles aussi passent leur vie à écrire, et bien plus vite que moi, des millions de signes chaque année grâce à leur clavier magique muni de touches dont elles seules ont le secret, ou comment jouer de nos humeurs en deux clics : en regard évidemment, ça ne fait pas très sérieux, quand j’y songe, artiste-auteur qui s’avance laborieusement, signe après signe, dans l’espoir d’émouvoir dieu sait qui, et je ne parle même plus d’un artiste-auteur qui serait en arrêt de travail, d’accord, oublions, n’ont-elles pas absolument raison, d’évidence, comment oser s’en prévaloir quand on passe sa vie à la rêvasser plutôt que la vivre ? Elles savent, à me tendre ainsi ce mot de chance tout droit venu du latin cadere pour désigner le moment où tombent les dés, et aussi bien les dés qui roulent si longtemps d’avoir été jetés par les Furies les Danaïdes en leur tonneau troué par les comptes publics, divin mot de chance qui s’apparente à tout ce qui tombe, la cadence mais aussi le caduc, la trop respectable échéance et jusqu’au cadavre, celui qui tombé ne se relèvera plus.

Est-ce qu’elles ont tant de pouvoir qu’elles ont compris déjà que j’avais compris, que sans attendre je saisissais ma chance, leur tressant ici couronnes et fanfreluches ? Je ne voudrais pas m’engager trop avant sur le terrain très spongieux de la superstition mais, tout de même… tout de même, c’est à se demander : comment expliquer sinon que, deux jours après avoir entamé ce panégyrique, j’ai enfin obtenu une conversation téléphonique avec l’une des Dames de la sécu jusqu’ici restées inaccessibles derrière le rideau d’améli ? J’ai composé le numéro de manière mécanique, comme tous les jours depuis la semaine dernière et, ça alors ! voilà qu’une voix que je n’ose dire humaine me répond ! Elle se présente, Claire pour me répondre, m’écouter, je l’entends incrédule admettre que les délais à force de s’allonger comme par sorcellerie me mettent dans une situation intenable, m’assurer qu’elle va faire une réclamation d’urgence au sujet de mon dossier – précisant cependant qu’elle n’a pas la moindre idée de l’efficacité qu’aura ou non ladite réclamation d’urgence sur le délai incompressible de traitement des dossiers, ajoutant même que douze semaines à ce jour ça lui semble vite dit, on a vu pire depuis que fondent les effectifs de la fonction publique.

Bon, du coup je reprends un peu secoué, je dois dire. Il y aurait du dégraissage jusqu’au cœur de l’Olympe, de nos jours ? J’évite d’écouter les messages de mon bailleur qui n’est pas un mécène, me l’a-t-il assez répété, j’évite tout autant de regarder sur l’internet mon compte bancaire décomposé, mieux vaut amener la chance à son terme et finir mon éloge, je m’y tiens, mais je dois reconnaître que j’ai eu du mal à déceler la dimension joyeusement divine ou divinement joyeuse de Claire, au téléphone – soit que l’art de Proust atteint ici ses limites soit que l’art de la dissimulation n’en a aucune pour les déesses ? S’en sont suivies quelques instants de doute, je confesse. À me demander si la chance qui manque d’air n’était pas le chancre où je ne cesse de me prendre les pieds…

Mais non ! non, il faut croire, il faut y croire, croire aux Dames de la sécu qui n’en font pas un drame, ne cessent de le clamer, au téléphone comme par email, ne cessent de le répéter, que tout va bien, tout est normal, patience et longueur de temps… Ne m’assurent-elles pas de leur attention, elles qui le savent, allons, inutile de faire semblant, de dissimuler, elles le savent bien, ce qu’écrire veut dire, ce que cache si mal la douce appellation d’artiste-auteur, et pour autant aucune encore ne m’a conseillé de renoncer à mon existence dévolue à la rêverie permanente, que je sache !

Puisque ça fait partie intégrante du dur métier d’écrire, la rêverie, la rêvasserie, ce n’est pas seulement une vengeance d’enfant devenu grand, arrête de rêvasser ? je fais ce que je veux quand je veux comme je veux ! je récuse, bien fini le temps de l’enfance où la morale de La Fontaine me semblait limpide et claire comme l’eau de roche, pots cassés, veaux vaches et cochons… Je conteste, désormais ! Est-ce qu’elle ne les a pas possédés quelques instants au moins, est-ce qu’elle ne les a pas eus à elle rien qu’à elle, ses veaux ses vaches et ses cochons, Perrette, elle qui les a rêvés si forts qu’ils étaient là avec elle autour d’elle en chemin et même dans ses jambes, jusqu’au faux-pas qu’ils ont provoqué ! Quand bien même je n’aime pas dénigrer mes illustres prédécesseurs, j’ai bien envie d’ajouter ceci, tout de même : si les travellings sont une affaire de morale comme disait l’autre, que dire du final cut ? Facile, pour qui veut faire la leçon, de placer le final cut au moment où Perrette pense qu’elle va devoir rentrer chez elle tous rêves brisés, prête à subir la raclée de son mari. Mais enfin, La Fontaine serait resté cinq minutes de plus sur la scène du désastre peut-être aurait-il pu voir un prince passant par là de retour de son château en Espagne, un prince qui ne pouvait que s’étonner, lui, de croiser cette jeune femme « légère et court vêtue » mais en pleurs des éclats de poterie à ses pieds, un prince qui n’est peut-être pas poète mais qui ne s’en lave pas les mains, lui, et ne décide pas de déserter la scène pour courir écrire une jolie fable (c’est le roi qui va être content !), qui choisit au contraire de descendre de cheval, la consoler, Perrette qui risque une rouste de son affreux mari, et si ce n’est que ça le prince peut bien l’emmener au marché le lui offrir, ce cent d’œufs qui lui feront triple couvée en attendant veaux, vaches ou cochons…

Demandez aux Dames de la sécu, vous verrez ! Elles savent ! De toute façon, inutile de maudire le ciel, c’est essentiel à l’acte d’écrire, rêvasser, que la rêverie précède ou suive le passage à l’acte pour le nourrir et le relancer, tous les artistes-auteurs le savent pertinemment, les Dames de la sécu mieux encore – parfois il suffit de quitter un instant son bureau, de s’allonger cinq minutes qui menacent toujours de s’étendre de tout leur long sur les heures de travail et vlang, tout d’un coup, bingo ! le temps des cerises, et puisque mon ami parlait de casino et bien les voilà deux par deux sur quatre cases, les cerises, toute la largeur du cadran ! Tel un ressort, vous vous précipitez sur la table muni DU mot qui vous manquait et relance la machine à verbe et aussitôt « l’esprit bat la campagne, est-il rien de plus doux que les châteaux en Espagne, tous les honneurs toutes les femmes » et patati et patata…

Les Dames de la sécu peuvent bien me mettre à la question, j’assume, tout à fait disposé à convenir que rêvasser n’est pas le plus désagréable dans ce dur métier d’écrire, évidemment, inutile de s’attarder là-dessus, comme il serait tout à fait déplacé et saugrenu sous leurs yeux de jaspe de s’attarder sur le caractère érotique qui peut parfois teinter la rêverie au point de vous en sortir par un pied ou par l’autre, j’ai dit que c’était essentiel, le mot suffit, restons en là. Ce qui n’empêche, et pour le coup il serait judicieux qu’elles en prennent la mesure et en tiennent compte, mes Toutes-Puissantes et ombrageuses Prêtresses de l’Invisible : la rêverie peut parfois se révéler un exercice à hauts risques, à risques majeurs, même, tant le pays des rêveries comme celui des rêves est peuplé d’innombrables créatures et que ces créatures sont loin d’être toutes bonnes et bienveillantes, certaines griffent et lacèrent et mordent, au sang. La rêverie fait partie des sports les plus dangereux, en vérité, comme l’équitation, contrairement à ce que croient les gens qui ne sont jamais montés à cheval ou ceux qui ne s’autorisent jamais à rêvasser (sauf en juillet dans le bruit du ressac à cuire au soleil, rêverie stérile garantie, aucun risque, même pas érotique, nada, juste le sentiment de pouvoir enfin s’oublier un peu, se mettre en vacances et de quoi sinon de soi-même, quel qu’en soit le prix, genre m’en fous du bilan CO2 effrayant pour un résultat qui aurait pu être obtenu en trois séances à bas coût dans une cabine de bronzage en bas de chez soi, où les pizzas ne sont pas si mauvaises, non plus, franchement c’est quoi ce délire des vacances ?).

Parce que ça ne s’improvise pas, rechercher la chance en consacrant sa vie à la rêverie, c’est toute une technique, c’est tout un art, oui ! Tenez, depuis quelques mois à l’heure de la sieste et tout à fait gratuitement je perfectionne ma capacité à faire défiler les visages sur l’écran de mes paupières fermées, mais pas n’importe quels visages, non, des visages qui ont quelque chose d’antique et que je traque, une vérité profonde qui semble avoir transité par les carnets de croquis des grands maîtres de la Renaissance italienne ; parfois même j’aperçois le sceau de la BNF sur un coin jauni de la gravure quand défilent très vite ces visages forts, qui se superposent, évoluent de l’un à l’autre, pour l’instant c’est noir et blanc mais en progressant peut-être un jour j’atteindrai la couleur, ce seront celles des Offices, mes rêveries prendront de l’ampleur et de la hauteur, peut-être, et sur des modes imprévisibles évidemment, puisque ce ne sont pas seulement des visages, aussi des animaux, que recèlent ces carnets de croquis, et parfois des machines dont je passe un bon moment à me demander à quoi elles peuvent bien servir (mais une machine doit elle obligatoirement servir à quelque chose ?), sans parler des chevaux à hélices, des pianos à vapeurs ou autres gênes aux gaz. On me dira, ce sont là des images et je veux bien, mais « cheval à hélices », ce sont surtout des mots. D’autant qu’un cheval à hélices, je le sais bien, ça n’existe que dans mes rêves. Et désormais dans ce texte. Je me demande d’ailleurs si c’est là le premier cheval à hélices à entrer en littérature ? Quand je tape sur Google l’expression avec les guillemets de rigueur, je n’obtiens aucune information, c’est rassurant. Encore que Google, ayant horreur du vide, me présente les résultats que je n’ai pas cherchés, et avant même qu’il soit question de chevaux moteur et d’hélices d’avion, le premier d’entre eux m’indique la mort de chevaux récemment tombés malade en raison des hélices d’érables. Et l’on dit que les poètes divaguent ! Quelle complaisance !

Évidemment, je n’ai pas pu m’empêcher de lire l’article, celui sur les érables tueurs de chevaux. Me voilà contraint de préciser que les chevaux, je connais, j’ai été cavalier, autrefois, je peux leur en parler aux ombrageuses prêtresses de l’Invisible, j’ai même été enseignant d’équitation, dans une autre vie, une vie réinsérée, autant oublier. L’important est que cela me permette de réaffirmer en connaissance de cause, puisque j’ai une pratique sérieuse de ces deux disciplines, que rêvasser, c’est un peu comme cavaler, en vérité, et pas seulement parce que le rêvasseur est toujours en cavale de ses obligations. Le spectateur qui vous regarde rêvasser pense que vous ne faites rien, de la même manière que l’ignorant pense que le cavalier est porté par sa monture, lorsqu’il le voit passer tranquille comme baptiste dans un joli galop bien cadencé, badaboum, badaboum, badaboum, voyez-le qui se paie le luxe de porter la cravache à son chapeau pour vous saluer et vous démontrer son impeccable supériorité. La vérité de l’équitation, élevée au rang des arts qui furent martiaux avant de prétendre à l’esthétique, c’est plutôt que le cavalier porte sa monture en jouant physiquement de l’étau de ses jambes et de la puissance de ses reins pour contraindre le cheval à se rassembler : le contraindre à faire le dos rond afin de lui éviter de se ruiner les vertèbres en se creusant sous la selle, condition sine qua non pour qu’il puisse se livrer à toutes les figures de style à venir. Rêvasser aussi demande un effort, une vraie pratique du dos rond pour surmonter la panique et sauter les obstacles, on préférerait ne pas, certains jours, comme dit mon ami trop lucide, on préférerait être occupé à travailler tranquillement dans un bureau, derrière un guichet, à l’Assemblée nationale ou même et pourquoi pas au cul des camions poubelles, position qui a le grand mérite d’être peu propice aux délires de l’inspiration !

Alors ici excusez-moi, il eût été grand temps d’en revenir à la Recherche ou à la chance retrouvée mais il semble bien que je sois contraint de m’interrompre de manière quelque peu abrupte. Figurez-vous que d’étranges divinités de noir vêtues ont sonné à ma porte. Je les ai crues un instant envoyées par les Dames de la sécu, peut-être pour me convier sur l’Olympe amélien ou m’inviter aux Enfers des Danaïdes, mais voilà qu’elles se disent mandatées par mon bailleur ?

Je dois préciser qu’elles sont entrées sans effraction, et sans doute ai-je eu raison de n’opposer aucune résistance puisque l’une d’elles pleine de bonté vient de m’accorder cinq minutes pour envoyer ce texte à la rédaction d’AOC avant de saisir, c’est le mot employé, de saisir mon MacBookAir. J’ai eu beau murmurer « instrument de travail » l’accent circonflexe de ses sourcils m’a remis à ma place, artiste-auteur ça n’existe pas plus chez nous que chez Pôle Emploi, m’a dit la noire divinité digne des Enfers, on n’est pas la Sécu quand même ! Alors… oui, oui, d’accord, de toute façon c’était déjà bien trop long, il faut savoir s’arrêter n’est-ce pas, oui, voilà, j’ai fini, je remercie les Dames de la sécu les servantes du Mystère je convertis j’envoie et j’ai fini, voilà c’est fini, fini, merci, merci.


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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