Post-vérité : au bazar de l’information
Si la faillite des institutions a érodé la confiance, l’industrie multimilliardaire de la désinformation, la propagande mensongère et la fausse science qui ont vu le jour ces dernières années en ont fait autant. De même que la post-vérité n’est pas seulement le nouveau nom du mensonge, de même cette industrie n’a rien à voir avec le lobbying dans ce qu’il a de légitime ni avec les relations d’affaires traditionnelles. Les entreprises, les associations, les organisations diverses et les personnalités publiques ont le droit de chercher des soutiens au milieu du labyrinthe gouvernemental et médiatique. Cela fait partie du tumulte de la prise de décision politique, des consultations, de la publicité, et ne menace en rien la vie civique.
Assez différent, toutefois, est l’accroissement de la falsification menée par des organisations agissant au nom d’intérêts plus vastes, dont le but est de supprimer une information sérieuse ou d’empêcher certains d’y recourir. Comme l’a écrit le journaliste Ari Rabin-Havt: « Ces mensonges font partie d’une stratégie coordonnée pour masquer la vérité, troubler le public et créer des controverses à partir de rien. »
Cette attaque a une origine lointaine dans le lancement du Tobacco Industry Research Committee en 1954, un organisme créé pour répondre à l’anxiété grandissante de la population face aux liens du tabac avec le cancer du poumon. Ce qui a fait de ce comité quelque chose de si important tient à la subtilité de son objectif. Il cherchait moins à gagner une bataille qu’à discuter de l’existence ou non d’un consensus scientifique, pour saboter la confiance du public et établir une équivalence entre les scientifiques qui pensaient qu’il y avait un lien entre le cancer du poumon et le tabac et ceux qui n’y croyaient pas. Le but n’était pas d’obtenir une victoire universitaire, mais de parvenir à susciter une confusion dans les esprits. Tant que le doute planerait au sujet du tabac, un statu quo très lucratif persisterait.
L’astuce est de fournir une distraction face à la science laborieuse, de créer une rupture
Cette façon de faire a fourni un modèle aux climato-sceptiques. Marc Morano, un ancien conseiller républicain, créateur et directeur du site ClimateDepot.com, disait que les impasses étaient « les meilleures amies du climato-sceptique, parce que c’est tout ce que nous voulons vraiment (…). Nous sommes une force négative, nous essayons d’arrêter le truc ». Préfigurant les attaques de Michael Gove contre les « experts », Morano estimait que, dans un débat avec un savant, un profane bien conseillé idéologiquement est souvent avantagé : « Vous vous opposez à un scientifique, la plupart d’entre eux vivent dans leur monde, leur propre sphère d’expertise, dans leur système à eux… C’est très dur à comprendre, dur à expliquer, et très ennuyyyeeeux. »
L’astuce est de fournir une distraction face à la science laborieuse, de créer une rupture. Les médias, et en particulier les chaînes d’info en continu, sont avides de confrontations ; ils donnent l’illusion d’un débat équilibré entre des opinions toutes légitimes (ce que Kingsley Amis appelle « la neutralité pernicieuse »). Des affrontements de ce genre ont sans doute été l’objectif du «Climatogate » – le piratage et la révélation en 2009 de milliers de mails du département de recherches climatiques de l’université d’East Anglia, en Grande- Bretagne. Ce qui avait été piraté paraissait montrer que les scientifiques étudiant les changements climatiques grossissaient et manipulaient les données pour accréditer la thèse d’un réchauffement planétaire. Le talent de ceux qui rapportaient anonymement les informations tenait à la sélection des phrases et des expressions qui pouvaient, mises bout à bout, donner le sentiment d’une complicité des instances universitaires, et par là d’un écart honteux entre ce que les scientifiques affirmaient en public et ce qu’ils se disaient en privé.
Tout gênants qu’aient été ces mails, dans la mesure où ils divulguaient des moments de frustration ou d’exaspération, ils ne remettaient aucunement en cause le changement climatique. Par exemple, le docteur Kevin Trenberth, du MIT, écrivait dans un message : « Le fait est que nous ne savons pas expliquer l’absence de réchauffement, et c’est ridicule. » Un aveu ? Non, pas du tout. Le « ridicule » auquel Trenberth faisait référence était l’absence d’un « système d’observation adéquat pour traquer le changement climatique». Il ne rétractait en aucune manière ses conclusions scientifiques sur la réalité du réchauffement : il regrettait seulement de ne pas profiter de toutes les infrastructures dont lui et ses collègues avaient besoin.
Rapport après rapport – de l’université State Pen, d’un comité du Parlement britannique, de l’inspecteur général de l’administration chargée des océans et de l’atmosphère, des sites Internet de fact-checking et d’un comité indépendant d’enquête commissionné par East Anglia –, il a été établi que les documents ne sapaient pas le consensus scientifique autour du réchauffement climatique ni ne remettaient en cause l’intégrité des scientifiques. Mais le travail de dénigrement était fait. Selon une étude de l’université Yale, le soutien du public à la science climatique a chuté de 71 à 57 % entre 2008 et 2010. En Grande-Bretagne, un sondage a montré, en janvier 2017, que 64 % des adultes croient que le climat se modifie «d’abord à cause de l’activité humaine ». Ce qui paraît une majorité raisonnable. Mais il faut regarder les étapes précédentes : onze ans après la publication du rapport Stern sur l’économie du changement climatique, et neuf ans après les lois sur la réduction des gaz à effet de serre, les gens convaincus que la survie de la planète est en jeu ne sont toujours pas l’écrasante majorité.
Avant son élection Trump avait tweeté : « Le concept de réchauffement climatique est une invention des Chinois pour rendre l’industrie américaine non compétitive. » Une fois élu, il s’est entouré de climato-sceptiques. Leur objectif principal, maintenir le statu quo, ne s’est jamais mieux porté. Leur vision, qu’ils partagent avec les opposants à l’Obamacare, consiste à penser que les preuves sur lesquelles se fondent les politiques publiques peuvent être balayées par les penchants idéologiques de chacun et une propagande bien faite. Sarah Palin avait déclaré en août 2009, sur Facebook, que si l’Obamacare passait, des commissions de bureaucrates – des « jurys de la mort » – décideraient quelles personnes âgées ou quels enfants souffrants de maladies chroniques « mériteraient d’être soignés ». Il s’agissait de la grotesque distorsion d’une mesure qui devait permettre de rembourser les consultations de personnes en fin de vie et de les conseiller sur les différentes approches possibles – traitements, soins palliatifs… Il n’a bien sûr jamais été question d’aucune sorte de « jury de la mort ». Mais l’expression a trouvé un écho idéologique et émotionnel chez ceux qui avaient des prédispositions à se méfier de la réforme et à la voir comme une mesure socialiste, étrangère à la culture américaine.
Une semaine après le post de Palin, 90% des Américains en avait pris connaissance, et 3 sur 10 déclaraient la croire. Quand bien même la loi, au bout du compte, n’a pas retenu la mesure prévue, le nombre d’Américains craignant les « jurys de la mort » avait encore augmenté en août 2012. Ces campagnes de désinformation ont pavé la route de la post-vérité. Leur but est toujours de semer le doute, bien plus que de triompher devant le tribunal de l’opinion publique (ce qui, de toute façon, est impossible). Au moment où les institutions qui, de tout temps, avaient agi comme des arbitres étaient peu à peu discréditées, des groupes de pression très bien financés ont incité les gens à s’interroger sur l’existence même d’une vérité définitive et fiable.
Moyennant quoi, la pratique du débat s’est placée sous la férule d’un relativisme malsain à l’aune duquel l’épistémologie ne vaut pas mieux qu’un match de catch. Il faut seulement laisser les arguments continuer leur route, et faire en sorte qu’ils n’aboutissent jamais à une conclusion.
Cette connexion généralisée est une des plus immenses réussites dans l’histoire des innovations humaines, une seule chose est plus remarquable encore : la rapidité avec laquelle tout cela nous a paru aller de soi.
La montée de cette industrie de la déloyauté a coïncidé avec la métamorphose du paysage médiatique et la révolution numérique. Pendant la première décennie du siècle, l’arrivée du haut débit a transformé Internet, qui n’était jusque-là que le mode de publication le moins cher et le plus rapide jamais inventé, en un instrument capable d’exercer une influence décisive sur les plans culturel et philosophique. Ce qui a été connu sous le nom de « web 2.0 » ne se résumait pas à un phénomène technologique : il remplaçait les hiérarchies par des recommandations « peer-to-peer », la déférence par la collaboration, les réunions planifiées par des événements Facebook, la propriété intellectuelle par l’open-source et la consommation passive des médias électroniques par de la création de contenu. Il promettait la démocratisation à une échelle sans précédent. Et, à bien des égards, il a tenu parole.
Le dénigrement de la révolution numérique actuellement en vogue fait mine d’ignorer les bénéfices stupéfiants qu’elle a offerts à l’humanité en quelques années. Il est aujourd’hui difficile d’imaginer un monde sans smartphone, sans Google, Facebook ou YouTube, un monde où les hôpitaux, les écoles, les universités, les services sociaux, les associations caritatives seraient privés de ces outils. Cette connexion généralisée est une des plus immenses réussites dans l’histoire des innovations humaines. Une seule chose est plus remarquable encore : la rapidité avec laquelle tout cela nous a paru aller de soi.
Mais, comme toutes les innovations, Internet est un miroir de l’humanité. À côté de ses nombreux mérites, il a aussi permis et favorisé les pires instincts humains, a servi d’université pour les terroristes et représenté un paradis pour les escrocs. Et pendant ce temps, les géants de la Tech, qui avaient fourni le scénario, la scène et les accessoires de ce thriller mondial, sont devenus les heureux bénéficiaires des informations de leurs milliards d’utilisateurs : le « big data ». Les cinq plus grands – Google, Microsoft, Apple, Facebook et Amazon – surpassent grâce à leur marges colossales toutes les banques de données, tous les systèmes de classement et toutes les bibliothèques qui ont jamais existé dans l’histoire.
À chaque interaction, post, recherche, l’utilisateur révèle quelque chose de lui, et ces informations sont devenues le produit le plus convoité au monde. Les jours où récolter des données était une activité pénible sont aujourd’hui révolus. Des outils permettent de compresser sans difficulté une extraordinaire quantité de données, et ce, quel que soit le but. Dans la plupart des cas, les objectifs seront inoffensifs – l’identification rapide des épidémies, par exemple, se fonde sur de tels modèles – mais déjà l’utilisation du big data pour manipuler les marchés ou agir sur un processus politique n’est plus une fiction.
Dans une lettre écrite en 2017 à l’occasion du vingt-huitième anniversaire du Word Wide Web, dont il est le créateur, Tim Berners-Lee exprimait ce qui ressemble à un avertissement : « Le business-model courant pour les sites Internet consiste à échanger des données personnelles contre des contenus gratuits. Beaucoup d’entre nous sont d’accord avec ça, bien qu’il faille souvent accepter de longues et très confuses conditions. Mais au fond, cela ne nous préoccupe pas. Pourtant, nous ratons un truc. Nos données étant désormais hors de notre portée, dans des stocks exclusifs, nous perdons le bénéfice que nous aurions pu réaliser si nous en avions gardé le contrôle, décidant avec qui et quand les partager. De plus, nous n’avons souvent aucun moyen de faire savoir aux entreprises quelles données nous préférerions ne pas partager – surtout s’il y a une tierce partie –, les conditions des contrats que nous acceptons proposant une seule alternative : tout ou rien. »
Lors des premières années du 2.0, il était entendu par la plupart d’entre nous qu’Internet faciliterait le chemin vers davantage de coopération et de pluralité.
Internet est un cheval qui peut devenir fou, ou qui l’est déjà, écrasant sur son passage la vie privée, la démocratie, la régulation financière. Cette technologie s’est également révélée cruciale, primordiale, indispensable pour faire advenir la post-vérité. Lors des premières années du 2.0, il était entendu par la plupart d’entre nous qu’Internet faciliterait le chemin vers davantage de coopération et de pluralité. En pratique, les nouvelles technologies ont favorisé les réunions en communauté restreinte et un repli général à l’intérieur de ce qui devenait des chambres d’écho.
Comme l’a déclaré Barack Obama dans son discours d’adieu, en janvier 2017, « pour beaucoup d’entre nous, il est devenu plus confortable de nous retirer dans nos bulles, de n’accepter que les informations en accord avec nos opinions, qu’elles soient vraies ou fausses, plutôt que de les confronter à des faits ». Pour prix de toutes ses merveilles, Internet tend à amplifier les cris, à rejeter la complexité. La majorité des gens s’en servent pour confirmer leurs idées, non pour y chercher une information impartiale.
Dans son livre sur la vérité, le philosophe Bernard Williams décrit Internet ainsi : « Il nourrit ce qui fait l’occupation principale des villages : le cancan. Il construit une prolifération de forums consacrés à un échange libre et déstructuré, de messages pleins de propos, de fantaisies et de supputations qui sont amusants, superstitieux, scandaleux ou malintentionnés. Les chances que beaucoup de ces messages soient vrais sont faibles et la probabilité que le système lui- même aide quelqu’un à repérer ceux qui seraient vrais est encore plus faible. » Cette prophétie, faite en 2002, sous-estimait la faculté d’Internet à se réformer. Mais la perspective d’une division de l’espace en petites unités s’est, elle, confirmée.
En d’autres termes, la technologie numérique a tout de l’accélérateur des bas instincts. Entre autres : la tendance à l’entre-soi – ce mouvement qui nous porte à chercher des gens qui pensent comme nous. D’un certain point de vue, cette pulsion a toujours dominé notre consommation médiatique. En Grande- Bretagne, les lecteurs de centre-droit ont long- temps gravité autour du Daily Telegraph, alors que les libéraux de gauche préféraient le Guardian. Cependant, les deux journaux étaient perçus comme aussi fiables l’un que l’autre. C.P. Scott, rédacteur en chef, de 1872 à 1929, de ce qui était alors le Manchester Guardian, l’avait expliqué dans une remarque restée célèbre : « Le commentaire est libre, mais les faits sont sacrés. »
Cette distinction, même si elle est maintenue par la presse de qualité, s’est aujourd’hui perdue dans le royaume online. Les réseaux sociaux, les moteurs de recherche nous conduisent, avec leurs algorithmes et leurs hashtags, vers ce que nous aimons, ce avec quoi nous sommes d’accord. Souvent, trop souvent, nous qualifions de trolls ceux qui osent exprimer leur désaccord. En conséquence, les opinions tendent à être renforcées et le mensonge à ne jamais être interrogé. Nous nous languissons dans une « bulle » créée filtre après filtre.
En fait, il n’existe pas de moyen plus simple pour propager un mensonge que de faire un post. Les propagandistes russes sont les pionniers de ces techniques de manipulation contemporaines. Ils déversent des informations à travers des sources gouvernementales, mais orchestrent aussi avec précision des fuites qui ressemblent au travail de cyberpunks. Au moment où j’écris, l’impact de l’interférence russe sur la campagne américaine de 2016 est toujours l’objet d’une enquête. Mais son étendue est à peu près indiscutable. Si la politique est la guerre continuée par d’autres moyens, l’information aussi.
« Le temps que la vérité mette ses chaussures, un mensonge peut faire le tour de la terre », jamais ce vieil adage n’a paru si actuel.
La post-vérité fait vendre. Ceux que Tim Wu, professeur à l’université Columbia, nomme « les marchands d’attention » se disputent notre temps et, en le considérant comme un produit précieux, en font l’objet d’un marketing. Tous les moyens sont bons, pourvu qu’ils nous distraient et nous retiennent. Ils savent que William James avait raison: « Mon expérience, c’est ce à quoi j’accepte de me rendre attentif. »
Il s’ensuit qu’il y a des profits à faire avec la production de canulars, de déclarations non scientifiques, de théories tordues, de fictions sur les OVNI ou Jésus. Jusqu’à nouvel ordre, les freins à la publication sont marginaux, et la facilité qu’il y a à publier est séduisante. Pour tous ceux qui pratiquent les réseaux sociaux, l’anonymat déresponsabilise. Le bourdonnement de la ruche envoie le mensonge affriolant faire son travail dans le cyberespace. « Le temps que la vérité mette ses chaussures, un mensonge peut faire le tour de la terre », jamais ce vieil adage n’a paru si actuel.
Eric S. Raymond l’avait prédit : la cathédrale a cédé la place au bazar. Le système d’information hiérarchique, dans lequel des journaux et des télés ayant pignon sur rue décident des nouvelles à traiter, est entré en compétition avec ce nouveau média cosmique. Ce serait une erreur de renoncer à faire confiance aux grandes références médiatiques la BBC, CNN, le Times, le New York Times, le Guardian, le Financial Times, The Economist, pour n’en nommer que quelques-unes, dans le monde anglo-saxon –, à leur faculté à rester centrales dans la culture et le discours de masse. Mais il est vrai que ces médias font face à un défi fondamental en même temps qu’ils cherchent de nouveaux business-models leur permettant de rester fidèles à leurs principes.
Dans la cacophonie générale, le flux de l’information est de moins en moins dominé par l’imprimatur de la presse et de plus en plus par l’interaction entre semblables. Nous consommons ce que nous aimons déjà, et nous nous gardons de ce qui ne nous est pas familier.
Il faut le souligner : il ne s’agit pas d’un défaut dans la cuirasse. Nous connecter avec ce que nous apprécions, ou pourrions apprécier, est le rôle des algorithmes. Leur sensibilité à nos goûts personnels est fantastique et, à ce jour, leur indifférence à la vérité aussi. Internet est le vecteur indispensable et définitif de la post- vérité, parce qu’il est aveugle au mensonge, à l’honnêteté et à ce qui les différencie.
C’est pourquoi les fausses nouvelles, les fake news, sont devenues un tel problème, en particulier sur Facebook. Parmi les informations bidons les plus lues en 2016, on trouve ceci : Obama aurait interdit le serment d’allégeance dans les écoles ; « le pape François choque le monde en soutenant Donald Trump dans sa course à la présidence» ; Trump offrirait « un billet pour l’Afrique ou le Mexique à ceux qui voudraient quitter les États-Unis » ; « un chef de Daech appelle les musulmans américains à soutenir Hillary Clinton »… Des centaines de milliers de lecteurs sur Facebook ont aussi appris, grâce à la propagation automatisée des nouvelles, que Fox News avait viré une de ses présentatrices, Megyn Kelly, qualifiée de « traître ». Aussi scabreuses que soient ces histoires, elles convainquent les gens. En décembre 2016, un sondage réalisé par Ipsos pour BuzzFeed sur un panel de plus de 3 000 Américains a établi que 75 % de ceux qui avaient vu les titres des fake news les considéraient comme exacts. En moyenne, 58 % des supporters d’Hillary Clinton pensaient qu’elles étaient vraies, contre 86 % des électeurs de Trump.
Pire, des articles en ligne prétendant que Clinton était au cœur d’un réseau pédophile ont poussé un jeune homme de 28 ans, Edgar Maddison Welch, de Salisbury en Caroline du Nord, à venir tirer avec un fusil d’assaut dans une pizzeria de Washington, le Comet Ping Pong. Les articles affirmaient que le directeur de campagne d’Hillary Clinton y organisait des orgies avec des enfants, elle avait donc été associée à cette histoire déjà totalement démentie avant l’attaque de Welch ; des menaces de mort avaient été adressées au propriétaire et à son équipe, victimes tout involontaires de ce qu’on appellera le « Pizzagate ».
Il faut noter que Michael Flynn, l’éphémère conseiller à la sécurité de Trump, avait tweeté que cette histoire associant Clinton et du « sexe avec des enfants » relevait du « must read ». Aussi tentant soit-il de balayer les fake news en les voyant comme le régime de base d’un monde marginal, il faut admettre qu’elles ont des consommateurs enthousiastes jusqu’au sommet du pouvoir. Tout ce qui importe, c’est que ces histoires aient l’air vraies ; qu’elles résonnent. Cette doctrine a un pionnier : Georges W. Bush. En 2004, Ron Suskind a rapporté dans le New York Times Magazine qu’un des assistants du président – il s’agirait de Karl Rove – lui avait expliqué que sa pratique journalistique était profondément dépassée : « Il m’a dit qu’un type comme moi appartenait à « ce que nous appelons la communauté des gens qui se fondent sur la réalité» – ceux qui «croient que des solutions émergent d’une observation rigoureuse ». (…) «Or ce n’est plus comme ça que marche le monde. Nous sommes un empire désormais ; quand nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité – aussi judicieusement que vous le faites toujours –, nous agissons encore, et nous en créons d’autres, que vous pouvez encore étudier. C’est comme ça que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l’histoire… et vous, vous tous, vous ne pouvez qu’étudier ce que nous créons. »
En d’autres termes : ce que les journalistes nomment réalité est absolument fongible. Ceux qui ont les moyens de créer ce que Kellyanne Conway, conseillère de Donald Trump, a appelé les « faits alternatifs » font leur travail. Restez sur le bord de la route, et regardez la course.
Ce qui prime, c’est l’intensité de l’action, non son exactitude, pour les spectateurs, réalité et divertissement sont synonymes.
Ce qui vaut pour la politique vaut pour la télévision. Aucun genre n’a été plus ironiquement baptisé que la «télé-réalité ». Loin d’observer la vérité quotidienne, ces émissions catapultent leurs candidats dans des scénarios pré-écrits reflétant un prétendu comporte- ment authentique. Quelques-uns de ces programmes assument le fait que leur contenu est une dramatisation de faits supposés réels ; d’autres, qu’ils sont tout entiers ou en majorité mis en scène. Ces aveux n’ont jamais diminué leur audience. Ce qui prime, c’est l’intensité de l’action, non son exactitude. Pour les spectateurs, réalité et divertissement sont synonymes.
Ceci est la définition même du monde de la post-vérité. Il n’est pas question de déterminer le vrai à partir d’une évaluation rationnelle. Vous choisissez votre réalité comme vous vous serviriez à un buffet. Vous sélectionnez vos mensonges, arbitrairement. Dans un exemple classique de ce que les psychologues appellent « l’effet miroir», Trump, célèbre pendant la campagne pour ses mensonges, s’est mis au bout d’un moment à accuser les médias de colporter des fake news.
Il s’est toujours montré éruptif face aux informations de BuzzFeed et de CNN affirmant que les Russes avaient de quoi le faire chanter. Président élu, il a refusé de répondre à une question de CNN lors d’une conférence de presse à la Trump Tower de New York. Sa justification était simple : « Pas vous, a-t-il dit à Jim Acosta, le principal correspondant de CNN à la Maison blanche. Votre média est épouvantable. » «Laissez-nous une chance », a plaidé Acosta. « Non, je ne vous accorderai pas une question. Vous représentez les fake news. »
Une fois en activité, il a continué à lancer ses anathèmes. Le 10 février 2017, sur Twitter, il accusait le New York Times d’avoir menti en écrivant qu’il n’avait pas discuté avec le président chinois, Xi Jinping, depuis le 14 novembre. « Fake news ! Nous avons longuement parlé hier ! » ajoutait-il. Ce qui était une fake news. Quand le journal avait fait son article, il était exact que Trump n’avait pas parlé au président chinois depuis novembre, et le papier avait été réactualisé lorsque la Maison blanche avait annoncé un appel téléphonique entre les deux chefs d’État. Mais ça n’avait pas empêché Trump de laisser libre court à sa fureur.
Dans le préambule de sa première conférence de presse en tant que président, il avait averti: « Beaucoup de nos journalistes et de nos concitoyens ne vous diront pas la vérité, et ne traiteront pas notre peuple merveilleux avec le respect qu’il mérite. Par malheur, la plupart des médias de Washington, de New York, de Los Angeles, ne s’adressent pas au peuple, mais à des intérêts particuliers et à ceux qui profitent d’un système très très abîmé.&bnsp;»
Aussi agressive était-elle, cette déclaration respectait les règles que s’était fixées un président en désaccord avec les médias. En revanche, on ne pouvait pas dire la même chose de ses remarques embrouillées à propos des fuites de son administration : « Les fuites sont vraies… Les fuites sont absolument véritables… Les infos sont bidons parce qu’il y a tellement d’infos qui le sont. » Dans l’hypothèse où cela aurait le moindre sens, il voulait sans doute dire que les fuites avaient eu lieu mais que leurs reprises dans les médias n’en étaient pas moins fausses. Franchement, nous étions passés de l’autre côté du miroir24.
La post-vérité réduit le discours à un jeu vidéo dont l’unique but est de gravir sans fin des niveaux. Quand Trump tweete que les « médias des fake news » sont « les ennemis du peuple », il ne se contente pas de pêcher dans le lexique autocratique : il demande aux citoyens américains de se comporter comme des gamers, de prendre leurs consoles et de se concentrer sur les bad guys avec leurs bloc- notes. Tout est question de clans, d’intensité des sentiments, d’escalade dans l’insulte. C’est la politique devenue spectacle pur.
Il y a une différence radicale entre la compétition structurée des idées et cette tour de Babel de voix criardes s’exprimant sur tout et n’importe quoi.
On ne le dira jamais assez : telle n’est pas la manière de débattre propre à une démocratie saine. Le système parlementaire dépend de la confrontation. La justice marche si des avocats de parties opposées échangent des arguments ou, quand on est dans le cadre d’une procédure inquisitoire, comme en France, si un juge instruit à charge et à décharge. Oliver Wendell Holmes expliquait que « le meilleur test pour la vérité réside dans la puissance intrinsèque des idées, qui leur permet de s’imposer ou non sur le marché» et que « la vérité est le seul moyen de satisfaire les désirs humains en toute sécurité ».
Or il y a une différence radicale entre la compétition structurée des idées et cette tour de Babel de voix criardes s’exprimant sur tout et n’importe quoi, dans laquelle non seulement le socle commun rétrécit mais est au bout du compte totalement esquivé. Comme le conservateur Charlie Sykes, rédacteur en chef de Right Wisconsin, l’a dit à The Economist : « Nous avons éliminé toutes les autorités, toutes les forces de légitimation… Il n’y a plus personne : vous ne pouvez plus aller voir les gens pour leur dire : “Regarde, les faits sont là.” » Les responsables des nombreux sites de fact-checking qui sont apparus ces dernières années protesteront sûrement. Mais, jusqu’à présent, ils ont montré l’inadéquation de leur résistance au déversement qu’opèrent les réseaux sociaux. Quand quiconque possédant un compte Twitter peut déclarer être une source, il devient très compliqué de distinguer les faits des mensonges. Tout le monde devient un « expert » ; tout le monde et personne.
Qui peut structurer cet espace ? Où sont les certifications de qualité, les garde-fous, les forces journalistiques susceptibles de s’atteler à cette tâche ? Alors que la consommation migre de la télévision et de l’imprimé vers l’éther du online, cette question n’est plus du tout théorique. C’est avant tout une interrogation sur nous. Ce qui scelle l’avènement de la post-vérité relève de notre comportement de citoyens. En remerciant les menteurs par des succès politiques, en les exemptant de l’exigence élémentaire d’intégrité, nous nous sommes séparés du devoir citoyen. Nous n’avons aucune réponse disponible à la charge beuglée par Jack Nicholson dans Des hommes d’honneur : « Vous ne pouvez manipuler la vérité ! »
La surprise, le plaisir, l’admiration, l’indignation sont des éléments fondamentaux de l’expérience humaine mais ils ne suffisent pas à nous faire connaître la réalité tout entière. Nous retweetons, nous cliquons, nous partageons sans mesure. Et c’est souvent amusant. Mais pas sans conséquences, comme nous l’a appris la culture de la farce et de l’ironie des réseaux sociaux. Nous avons œuvré, sans le savoir, à la dévaluation de la vérité en hibernant dans ces terriers où l’information nous arrive, où notre image vacillante se reflète en d’innombrables signaux électroniques qui renforcent ce que nous croyons déjà. La folle liberté se vide de son sens quand nous devenons tous fous.
NDLR : cet article est un extrait du livre de Matthew D’Ancona Post-Vérité: guide de survie à l’ère des fake news qui paraîtra le 12 octobre aux éditions Plein Jour