Cinéma

Essence d’une nation – sur Killers of the flower moon de Martin Scorsese

Journaliste

Comment les Blancs se sont emparés des terres riches en pétrole des Indiens Osages, n’hésitant pas à les assassiner si besoin : adapté d’un ouvrage de David Grann, Killers of the flower moon raconte l’histoire d’une prédation. De cet épisode historique méconnu dont l’écrivain de narrative non-fiction David Grann avait fait un livre, Martin Scorsese signe à 80 ans son premier western, un long et somptueux film d’un romantisme vénéneux.

On ne va pas barguigner, la sortie de ce film est une réjouissance absolue pour toute personne qui accorde encore un peu d’importance au cinéma.

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D’abord parce que Killers of the flower moon est un film splendide, 3 heures 30 de beauté et de créativité au service d’une minutieuse introspection historico-politique et d’un romantisme vénéneux.

D’autre part parce que l’époque produisant des films de cet acabit est en voie d’assèchement et sera sans doute bientôt révolue, Martin Scorsese étant l’un des derniers représentants actifs de cette génération de cinéastes ayant grandi dans l’admiration de l’âge classique hollywoodien et inventant ensuite sa période post-classique que l’on a appelée « Nouvel Hollywood » : une époque où les auteurs-réalisateurs avaient pris le pouvoir, imposant leurs choix esthétiques et thématiques aux moguls des studios. Que reste-t-il de cette génération ? William Friedkin, Michael Cimino, Robert Altman, Dennis Hopper ou Arthur Penn sont morts, Brian De Palma est quasiment retraité, George Lucas s’est reconverti depuis longtemps dans le business, la technologie et le merchandising, Paul Schrader fait encore de bons films dans une indifférence quasi-générale… Les deux seuls survivants de cette époque encore en mesure de réaliser des films d’auteurs avec des budgets de blockbusters sont Steven Spielberg et Martin Scorsese.

Et encore, Marty (qui n’est pas actionnaire d’un studio comme Spielberg) a dû se diriger vers les plateformes pour financer ses projets coûteux. Mais dans le cas de Killers of the flower moon, nous avons de la chance : coproduit par Apple Studios et donc destiné à être diffusé sur Apple TV, le film sortira bien dans les salles françaises. Alors on ne saurait trop conseiller de profiter de cette occasion rare : voir un grand spectacle cinématographique produit par une plateforme mais visible en salle, son écrin naturel, car réalisé par un cinéaste amoureux du cinéma dans les deux acceptions du mot : un art, et le lieu où profiter au mieux de cet art.

Adapté d’un ouvrage de David Grann, Killers of the flower moon raconte l’histoire d’une prédation : comment les Blancs se sont emparés des terres riches en pétrole des Indiens Osages, n’hésitant pas à les assassiner si besoin. Cet épisode historique méconnu, circonscrit dans le temps (les années 1920) et dans la géographie (l’Oklahoma), est évidemment une réplique miniature de la conquête plus globale de l’Amérique et du génocide des Indiens qui constituent la genèse des États-Unis d’Amérique. Et il symbolise plus largement toute expérience coloniale, toute conquête fondée sur le meurtre et l’idée de supériorité d’un peuple sur un autre.

Dans les vingt premières minutes du film, Scorsese prend soin de nous présenter le contexte historique de son récit et cet aspect didactique nous enseigne un tas de choses car, avouons-le, on ignorait le nom et l’existence des Osages et l’on ne savait pas non plus que cette tribu indienne s’était fortement enrichie grâce à l’or noir, se payant même le luxe en forme de revanche d’employer des domestiques blancs. Une fois mis en place ce contexte général de façon inventive et admirable (foisonnement de scènes, recours à des archives authentiques ou inventées par le cinéaste, imagerie de western et de cinéma muet…), Scorsese resserre son récit sur trois personnages : Bill « King » Hale (Robert De Niro), le parrain de la région, Ernest Burkhart (Leonardo Di Caprio), son neveu benêt qui revient juste des tranchées de 14-18, et Mollie (Lily Gladstone), une Osage accorte, riche et célibataire.

Expert manipulateur, King Hale incite son crétin de neveu à séduire puis épouser Mollie pour s’emparer de sa fortune foncière et pétrolière. Le mariage est un premier pas dans la logique de prédation, légal, et d’autant plus acceptable que Mollie et Ernest semblent s’apprécier (Ernest tombe même carrément amoureux de la belle Indienne). Pour King Hale, ce mariage est pain béni, mais il y a quand même un hic dans son projet d’accaparement : pour hériter pleinement des terres et de leur pétrole, il faudrait que Mollie décède, de même que sa mère et ses sœurs. Pour la mère, il n’y a peut-être pas trop longtemps à attendre, mais Mollie et ses sœurs sont encore jeunes.

C’est un invariant de la pensée cinéma de Scorsese : filmer dans la tête de l’ennemi, montrer le mal

Une bonne partie du film est consacrée aux divers stratagèmes et actions visant à éliminer Mollie et sa famille et à faire en sorte que ces disparitions semblent accidentelles, dans les clous de la loi (car au XXème siècle, ce n’est plus open bar pour massacrer les Indiens). Le cœur dramaturgique du film, c’est la mise à mort à feu doux de Mollie. La jeune femme souffre de diabète : avec ses complices médecins, King Hale met en place un plan diabolique, enjoignant Ernest de donner à son épouse un traitement régulier d’insuline accompagné d’une capsule mystérieuse censée améliorer le soin mais qui est bien sûr un poison. Amoureux de sa femme, Ernest lui fait donc des piqûres régulières, et plus il la soigne, plus il la rend malade et la rapproche de la mort. Un amour toxique au sens le plus concret du terme, dont on ne dévoilera pas ici l’issue.

On réalise que Killers of the flower moon est le premier western de Scorsese, cinéaste plutôt urbain. À 80 ans, il était temps que Marty s’essaye à ce genre canonique du cinéma américain et il n’y a nulle surprise à ce qu’il signe un western critique qui shoote une rafale de cartouches dans la mythologie du genre et de la conquête de l’Ouest. Pas surprenant non plus que Scorsese pratique le mélange de genres, injectant dans le western du film noir, du suspens policier (le FBI naissant enquête sur la série de morts Osages) ou du romantisme noir (Casino racontait déjà une histoire d’amour empoisonnée).

De même qu’en racontant son histoire du point de vue des « méchants », Scorsese demeure fidèle à lui-même. Il a filmé des mafieux pour mieux nous montrer la violence mafieuse et la proximité entre les structures mafieuses et les structures capitalistes (Mean streets, Les Affranchis, Casino…), il a filmé un chauffeur de taxi fascisant pour mieux nous alerter sur les traumas des guerres, la radicalité idéologique et l’abandon par la société de certains de ses citoyens, il a filmé un trader ultime pour mieux nous montrer les réalités de l’hubris financière et les dégâts qu’elle entraîne (Le Loup de Wall street)… Ici, il épouse dans une grande partie du film le point de vue de colons blancs pour mieux nous faire voir la pourriture des fondements de la nation américaine.

C’est un invariant de la pensée cinéma de Scorsese : filmer dans la tête de l’ennemi, montrer le mal (souvent le mâle d’ailleurs) pour mieux le dévoiler, le dénoncer, mais sans jamais prêcher, en laissant toujours le spectateur seul juge de la morale des protagonistes qu’il observe sur l’écran. Dans Killers of the flower moon, les vilains sont tellement machiavéliques (King Hale) ou tellement stupides (Ernest) qu’il est difficile de s’identifier à eux, fussent-ils incarnés par des acteurs aussi aimés et admirés que De Niro et Di Caprio. Leur point de vue n’est à l’évidence pas celui du cinéaste qui se range clairement du côté de Mollie (voir avec quel soin il la filme, comme il filme avec attention les Osages et leurs rituels) et des enquêteurs du FBI. Pour autant, Scorsese a décidé de ne laisser aucun doute sur ses intentions : à la fin (géniale, mais… pas de spoiler), il apparaît lui-même à l’écran, tel Hitchcock, pour parapher son film. Et ça n’a rien de lourd, c’est bouleversant.

On sait qui a tué les Indiens, reste à savoir qui serait les « killers » du cinéma

Si l’on résumait à gros traits la filmo de Martin Scorsese, on pourrait dire qu’elle comporte trois veines : les films d’action, physiques, brutaux, prosaïques, cocaïnés, à l’exemple de Mean Streets, Taxi driver, Raging Bull, Les Affranchis, Casino, Le Loup de Wall Street ; les films métaphysiques, méditatifs, emplis de spiritualité (parfois même un peu chiants, il faut bien l’admettre) comme La Dernière tentation du Christ, Kundun ou Le Silence (celui-là comportant aussi des séquences brutales) ; et puis les films qui se situeraient entre ces deux catégories, à la fois prosaïques et calmes, déployant tranquillement leur force, comme Alice n’est plus ici, After hours, La Valse des pantins ou Le Temps de l’innocence.

Killers of the flower moon me semble appartenir à cette troisième catégorie, c’est du grand spectacle dénué de coquetteries spectaculaires ou d’effets de manches gratuits, signé d’un auteur maître de son art qui ne confond jamais l’ambition avec la vanité ou la prétention. S’il y a de la violence, des meurtres, des grands espaces dans Killers of the flower moon, il n’y a jamais de démonstration de virtuosité vaine mais le déploiement souverain d’une puissance tranquille. Que Scorsese filme une cérémonie Osage, un champ pétrolifère à l’infini, une prairie toute aussi infinie parsemée de bétail, le visage de ses acteurs, les clairs-obscurs d’intérieurs (reflétant les clairs-obscurs des personnages), il le fait toujours à la juste distance, avec la juste durée ou la juste dose.

On pourrait en dire autant de ses acteurs principaux. Virtuose sans jamais glisser vers le cabotinage dont il abuse parfois, De Niro est exceptionnel de suavité trompeuse, de ruse matoise, de profonde saloperie dissimulée dans une apparence humaniste et civilisée (il campe un parfait salaud sartrien tel que décrit dans La Nausée). Di Caprio incarne un abruti séduisant, combinant des caractéristiques aussi extrêmes et contraires que la veulerie et l’état amoureux, la culpabilité et l’innocence. Certains ont pu estimer que son jeu était caricatural mais ils se trompent : c’est le personnage qui est caricatural, à la fois bourreau amoureux (de sa femme) et victime trop consentante (de son oncle), pas l’acteur qui le sert au plus près, au plus vrai, au plus nuancé.

On pourrait aussi consacrer un texte entier au sujet de cette réunion des deux acteurs fétiches du cinéaste, symbolisant chacun une période de son œuvre. Les réunir ainsi revêt peut-être pour Scorsese un aspect récapitulatif et testamentaire et cela participe aussi de l’émotion dégagée par ce film. J’ai gardé le meilleur pour la fin : Lily Gladstone est magnifique, splendide, géniale, superlative. On l’avait déjà repéré dans Certaines femmes de Kelly Reichardt, où elle formait un superbe duo avec Kirsten Stewart dans le troisième segment du film. À côté de la virtuosité des deux monstres sacrés, le jeu de Gladstone se distingue par sa retenue, sa douceur, sa délicatesse, sa cinégénie naturelle, son économie de moyens pour un maximum d’effets. Parmi les mille beautés distillées par ce film, Lily Gladstone est peut-être la plus marquante.

On disait en début de ce texte que Killers of the flower moon était une rareté, à savoir un film façon Nouvel Hollywood produit par une plateforme. Pour être complet, il est coproduit par Paramount et se situe donc à la croisée de deux ères sur le plan production, celle du cinéma et celle des plateformes, même si artistiquement, le film appartient clairement à l’ancien monde. On le sait, Scorsese est un fervent défenseur de l’art cinématographique et de la salle de cinéma, les deux indissolublement liés. S’il a récemment acté une alliance de circonstance avec les plateformes (un mariage de raison), c’est parce qu’Hollywood consacre désormais ses gros budgets aux franchises Marvel, phénomène dénoncé publiquement par le cinéaste.

On peut alors se demander si dans un coin de son inconscient, le cinéma, les Indiens, la « flower moon », ce ne serait pas la même chose à ses yeux, comme pourrait le suggérer le dernier plan du film, une vue aérienne montrant les Osages formant une grande fleur. On sait qui a tué les Indiens, reste à savoir qui serait les « killers » du cinéma : les patrons des studios qui ne produisent plus que des films de super-héros, ou les capitaines des « gafams » qui taillent des croupières aux studios et n’utilisent le cinéma que comme variable d’ajustement symbolique ? En attendant, si le cinéma tel que le conçoit Scorsese est en train de crever, Killers of the flower moon est un sublime chant du cygne.

Killers of the flower moon, un film réalisé par Martin Scorsese, en salle le 18 octobre 2023.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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