L’intelligence artificielle, une question d’écart
Des situations technico-économiques dans lesquelles nous vivons, nous parlons souvent, mais sans nous en rendre parfaitement compte, en usant de métaphores. Cette sorte d’inconscience n’est pas sans fonction. Elle participe au jeu classique de la figuration des choses.
Les plus vieux traités de rhétorique nous disent la raison de ce jeu : il met en place des convictions. Or, les mêmes traités le savaient bien, nous n’avons pas nécessairement besoin de démonstrations pour être convaincus. D’efficaces manières de figurer ou de rencontrer l’imagination y pourvoient aussi bien.
J’en prendrai un exemple récent qui me permettra ensuite d’évoquer la réception empressée que nous faisons actuellement de la notion d’intelligence artificielle. Cet exemple concerne un mot qui nous aura imaginairement convaincus de la pertinence du passage à l’informatique de nos pratiques documentaires, celui de « dématérialisation ».
Depuis quelques années maintenant, ce qui fait foi en matière administrative, ce qui est admis à le faire en bien des cas, ce ne sont plus des papiers, mais des documents numériques. Un mode de gestion différent a de fait pris place, qui implique des changements conséquents dans la localisation de la mémoire. C’est pour justifier cette localisation, c’est pour la rendre acceptable que le mot de « dématérialisation » a servi, en raison sans doute de son allure écologique.
Il nous est possible de savoir, bien entendu, que ce mot ne correspond pas plus à ce qui se passe réellement que celui de cloud, qui l’a bientôt rejoint dans la figuration, nuageuse en effet (c’est-à-dire sans contour défini), de la procédure d’ensemble. Dès lors, qu’est-ce qui aura poussé à ce que, quand même, il soit dit, répété et propagé ?
Étudions rapidement la métaphore, remarquons le champ de pensées auquel elle renvoie, demandons-nous ce qui a pu nous disposer à la prendre en bonne part et nous trouverons, je suppose, à peu près ceci : ce qui de longue date est promis à la dématérialisation et à la désincorporation, c’est l’âme. L’imagination à laquelle nous nous prêtons depuis que l’informatique a gagné le quotidien de nos existences rend étrangement consistance à un fond de culture ancien qui nous a habitués à toute une manière métaphysique d’envisager les motifs de nos agissements dans le monde.
Nombre des discussions qui se sont engagées ces derniers temps au sujet de la dite « intelligence artificielle » est de même ordre. À plusieurs égards, ces discussions ravivent de vieilles questions théologiques. Pour être plus précis, elles s’engagent sur un tapis d’inquiétude qui ne date pas de ces derniers temps. Ce tapis d’inquiétude concerne la notion de puissance.
Ce qui ne nous laisse pas tranquilles à présent, c’est que nous ne savons pas si les intelligences artificielles sont ou non susceptibles d’une sorte de toute-puissance et, dans le cas où la réponse serait affirmative, ne serait-ce qu’en tendance, s’il y aura, pour les discipliner, une volonté bonne, quelque chose comme une bienveillance supérieure dont, faute de nous trouver à une hauteur de conscience suffisante, nous ne serions pas nous-mêmes ordonnateurs, mais sous laquelle nous pourrions en revanche nous tenir à peu près rassurés comme des servants zélés.
Deux objections
À toute cette manière d’envisager les développements technologiques récents, deux objections peuvent être faites.
La première consiste à remarquer qu’à chaque fois que nous nous demandons ce que peut un être, nous ne nous demandons pas comment il se fait qu’il peut. Je traduis : nos interrogations ne devraient pas porter sur la puissance des supposées intelligences artificielles comme si cette puissance existait en soi, mais sur l’ensemble des conditions qui font qu’elles peuvent mener les opérations que déjà nous leur connaissons. Exemple : si une intelligence artificielle est en mesure de faire passer comme écrit par un auteur un texte qu’elle aura produit au fond machinalement, quelles sont les conditions de cette prouesse ?
Assurément, ce n’est pas qu’affaire de codes et d’écritures formelles. Ni d’intelligence pure, artificielle ou non. Il y a toujours réellement incarnation. Ici, tout un corps de machines est mis en œuvre, qu’il faut bien entretenir et alimenter. De quelles quantités d’énergie ces machines ont-elles besoin ? Où sont-elles nourries, voire repues en informations sans lesquelles elles ne sauraient s’activer et qu’on appelle « données » comme s’il y avait de la générosité là-dedans ?
Il est un geste simple que nous pourrions demander d’accomplir aux plus documentés d’entre nous : ce serait, à chaque fois qu’ils viendraient à écrire dans un article le syntagme « intelligence artificielle », de joindre à cette mention l’image d’un data center, d’un calculateur ou pourquoi pas d’une mine à métaux rares puisque, si toutes ces situations techniques n’existaient pas, nulle intelligence artificielle ne saurait fonctionner.
La deuxième objection se déduit de là. Qui voudra bien rapporter la puissance des intelligences artificielles aux conditions matérielles de leur fonctionnement verra combien cette puissance qui à tout bénéficiaire apparent de sa mise en service semble si disponible et bientôt tellement omniprésente (encore un attribut métaphysiquement envisageable!), est en réalité foncièrement centralisée. La raison de cette centralisation est-elle seulement technique ? La concentration des principes moteurs est-elle la seule hypothèse efficace qu’il soit possible d’envisager ?
Il y a très longtemps, « économie » impliquait la notion d’une organisation à la fois temporelle et spatiale. Il s’agissait de décider, à petite échelle et de manière autarcique, dans un domaine restreint, d’une composition et d’une répartition d’abord des tâches productives, ensuite des produits que l’activation de ces tâches permettait de mettre au monde. Depuis le XVIIIe siècle au moins, cette composition et cette répartition ont changé d’échelle et sont devenues de plus en plus capitalistes.
« Capital » vient du latin caput, la tête, le chef. Le capitalisme aura consisté et consiste toujours à donner la chefferie non pas aux mains et aux manœuvres qui sont au contact des matériaux, des matrices et des outillages, mais aux cerveaux et aux génies qui conçoivent et à l’ingénierie qui engage la décision de produire. Une figure opère là encore, celle qui renvoie l’activité d’organes dispersés au long d’un corps à un centre capable de produire et d’orienter l’influx nerveux sans lequel ces organes demeureraient inertes. De cette figure, nous ne sommes pas dépris. Elle nous oblige tellement que nous n’imaginons pratiquement pas qu’elle puisse ne pas être techniquement, mais seulement économiquement impérative.
Considérer l’artifice
L’omniprésence du cerveau et de la tête dans notre imaginaire des techniques s’illustre aujourd’hui dans la métaphore des neurones. Les intelligences artificielles en sont-elles réellement dotées ? Ne sommes-nous pas plutôt en train de nous habituer à penser, dans une sorte d’effet boomerang, non pas que les machines opèrent comme nous mais que nous opérons comme elles ?
L’homme neuronal est un livre de Jean-Pierre Changeux publié en 1983 que l’encyclopédie en ligne Wikipédia présente aujourd’hui comme lié à une thèse biologisante impliquant un « réductionnisme de type organiciste ». Cette thèse centralise les causes de ce qui affecte la réalité physique et spirituelle des hommes et de leur société sur un seule type d’organe et de fonctionnement. Elle se retrouve désormais dans la vogue du syntagme d’intelligence artificielle. La machination supposée « intelligente » est elle-même envisagée comme neuronale et capable, pour cette raison, d’occuper la place de la centrale qu’est, dans l’imaginaire du corps, le cerveau-capital.
Nous sommes pourtant en mesure de considérer qu’il est bien d’autres organes essentiels à la vie que ce cerveau. Nous savons aussi, mais sans nous le figurer assez, que nous pouvons mourir parce que nos cœurs, nos poumons, nos reins, nos intestins et que sais-je encore ne sont plus correctement alimentés. Quand, d’une manière ou d’une autre, ces organes sont mis à mal, quand ils ne sont plus en état de s’activer, c’est tout l’organisme, cerveau compris, qui à son tour pâtit. Pourquoi ne pas penser comme elle-même intelligente la complémentarité qui se manifeste ainsi ?
Plaidant ici contre toute une représentation de la conception, je suggère aussi que, dans ce que l’on appelle « intelligence artificielle », on s’intéresse à l’adjectif. L’ensemble de l’expression a quelque chose de psychiquement symptomatique. Et comme toujours en pareil cas, ce qui est le plus riche de significations latentes, ce n’est pas ce qui est le plus manifestement accentué. S’il n’y a pas seulement intelligence, mais artifice, qu’est-ce que cet artifice ? Ne conviendrait-il pas de faire peser dans ce mot tout ce qu’il peut impliquer de dissimilitude avec notre naturel ? Ce qui fait l’artificialité d’un artifice, n’est-ce pas, plutôt que la comparabilité, la différence qu’il implique avec tel ou tel phénomène qui n’est pas de cet ordre ?
Si nous acceptions de nous intéresser à ce genre de questions, nous porterions ipso facto notre attention sur ce que peuvent faire les machineries en cours de mise au point, et qui n’est pas dans le champ de ce que nous pouvons faire avec les équipements organiques dont nous disposons déjà. En réfléchissant de cette manière, nous penserions ces machineries et nous orienterions leur développement et leurs usages dans une direction qui ne négligerait pas le principe d’entraide entre éléments dotés de compétences diversifiées.
Une logique du remplacement
Telle n’est pas, hélas, la voie que nous sommes en train d’emprunter. Nos façons d’imaginer l’intelligence artificielle nous préparent à accepter sans grief majeur une logique bien différente, celle de la substitution. Elles nous convainquent que nous allons être remplacés dans un certain nombre de tâches que nous considérions comme spécifiquement nôtres et que nous effectuions à ce titre, comme écrire par exemple.
Nous adoptons comme d’avance, mais implicitement, l’idée d’être extraits de ces tâches, d’ailleurs elles-mêmes dans bien des cas déjà gérées dans un sens machinal (le lexique, le ton, les tournures dont use le signataire non artificiel d’un message sollicité par la requête d’un client ou d’un administré d’une grande entreprise ou d’un corps d’État, l’une comme l’autre dotés d’un certain nombre de méthodes de gestion modernisées, sont tellement cadrées qu’on n’y trouve déjà plus les caractéristiques des discussions que deux humains se faisant face peuvent entretenir entre eux).
Le dictionnaire définit le machinal comme « ce qui est fait sans intervention de la volonté, de l’intelligence ». S’il y a vraiment une intelligence artificielle et si les opérations de cette intelligence sont bien dues à des machines, alors il faudra rectifier cette définition et dire plutôt qu’avec les machines peut se réaliser un vouloir non-humain. Cette dernière forme adjectivale a aujourd’hui bonne presse. Nous pouvons cependant l’entendre en moins bonne part.
Marx a montré en son temps que l’essor de la grande industrie capitalistique n’avait pas commencé au XVIIIe siècle avec l’implantation des machines modernes dans les fabriques (les factories au sens strict), mais avec la façon propre aux grandes manufactures d’organiser le travail en le répartissant suivant une extrême spécialisation des gestes. Tout ce mouvement n’aura pas été hasardeux. Que les machines qui ont fait la fortune de l’industrie britannique au XIXe siècle ait été assurément, elles, sans intelligence ni volonté n’empêche pas que leur mise en place ait répondu à une intelligence et à une volonté particulières, celles non seulement d’augmenter les capacités quantitatives de production et la profitabilité de ces capacités, mais encore, pour cela, de rendre le travail remplaçable.
Remplacer, ce n’est par définition pas passer sans reste au nouveau. Certes ce qui était en place n’est pas exactement conservé dans son état, certes le monde finit pas ne pas perdurer comme il était, certes, en d’autres termes, il se modernise, mais il faut bien pour cela qu’entre le remplaçant et le remplacé il y ait quelqu’apparentement possible. La question de savoir à quoi se substitue la machinerie qui se met en place actuellement se pose de nouveau. Elle ne se pose pas parce que les inventions techniques qui ont ouvert sa possibilité seraient en soi des remplaçantes. Non, elle se pose parce que ces inventions sont capitalisées et parce que, dans cette situation, quoiqu’il puisse sembler aux usagers nombreux qui les reçoivent pour les services qu’elles rendent, leurs principes sont mis dans la dépendance d’une tête qui, se pensant elle-même comme centrale et décisive, se retire du commun des mortels.
Embauchées pour l’heure dans une économie qui prive chacun d’en comprendre la nature et d’en disposer pour son compte, elles sont en phase d’attaque, c’est-à-dire d’investissement (ces deux verbes : « attaquer » et « investir », empruntés au langage militaire, sont sémantiquement proches). Cette attaque et cet investissement n’ont rien de métaphysique. S’ils sont possibles, c’est que des compétences ont été préparées déjà au remplacement qu’ils cherchent à obtenir.
Le précédent de la photographie
Toute cette histoire ressemble à celle d’une invention devenue banale, à savoir la photographie au XIXe siècle. L’engouement auquel cette invention donna lieu en son temps a quelque chose de comparable à celui dont bénéficient aujourd’hui les technologies du numérique. Pour caractériser ce phénomène à presqu’un siècle de distance, Walter Benjamin évoqua l’idée d’un « déclin précoce ». La formule est paradoxale puisque c’est au crépuscule, sur le tard d’une journée, que, par exemple, le soleil décline.
Ce que Benjamin donnait ainsi à penser, c’est que la puissance de nouveauté de l’invention dont il faisait l’histoire n’était pas ce qui en avait assuré l’installation dans la culture, mais la capacité inverse, en elle aussi contenue, de produire plus facilement et à moindre frais des images (des portraits, des paysages) pour lesquelles déjà il y avait goût et utilité.
En d’autres termes, et par généralisation, ce qui permet à une technicité qui n’existait pas d’être reçue et de commencer à faire monde, c’est qu’elle ne rompt pas de but en blanc avec ce qu’il y a. Autrement dit, elle convient parce qu’elle est assimilable. Or « assimiler », c’est d’abord « rendre semblable à ». Par définition le semblable, auquel une invention s’assimile et qui, aussi bien, l’assimile, est plus vieux qu’elle.
À nous de méditer sur ce point, aussi étrange soit-il, qu’investissement économique et rétention technique sont des opérations qui peuvent tout à fait être parentes. Les puissances qui font valoir ce qu’elles appellent elles-mêmes des innovations ne misent pas tant qu’on croit sur le neuf, mais sur une insertion qui procède d’un être « comme ». Dans ces conditions, elles rapatrient plus qu’elles ne différencient. À nous de regarder dans cette dernière direction.
L’histoire de la photographie, au dire même de Benjamin (c’est encore un paradoxe, mais riche d’espoir celui-là), s’est poursuivie au-delà de sa phase de déclin initiale en raison du travail de photographes qui, en ne se soumettant pas eux-mêmes aux canons d’usages et de goûts investis déjà, ont peu à peu découvert la puissance esthétique spécifique des appareils que la technique leur livrait.
Pourquoi ne pas penser que les techniques de la dernière génération sont elles aussi délivrables ? Il conviendrait dès lors de ne pas les considérer à l’aune des substitutions et des remplacements dont elles sont en effet capables, mais à celle de leur écart. Tel est l’enjeu : penser un monde qui s’écarterait de celui, bien fatigué, épuisant même à bien des égards, que nous connaissons déjà. De ce monde, les matrices sont parmi nous. Mais nous ne les regardons pas assez pour leur puissance de disjonction.