Littérature

La nuit tous les sangs sont noirs – sur Frère d’âme de David Diop

Philosophe, historien des sciences et psychanalyste

Dans Frère d’âme, David Diop livre le flux de conscience d’Alfa, tirailleur sénégalais lisant dans la Grande Guerre tous ces signes cachés aux Blancs qui l’entourent et renforçant ainsi le sentiment d’effraction psychique impensable qu’elle a bien dû être pour tous. Car, pas plus que la sienne, parfaitement « magique », notre vision « tragique » des événements ne parvient à mesurer le Mal absolu. Un roman rare, philosophiquement composé.

Tout commence par une difficile mise au point. C’est d’abord un vieux cliché en noir et blanc, du genre qu’affectionnait particulièrement la photographie coloniale, où les asymétries anatomiques, les disparités expressives entre les corps des sujets sont spectaculairement mises en valeur par les habits plus ou moins ridicules dont on les a affublés, comme pour les mettre sur la voie d’une « civilisation » dont ils ne rejoindront jamais le terme idéal, et qu’ils désigneront plutôt en creux, figés à l’état de caricatures. Mais sous ces culottes et ces chemises, engoncés pour toujours dans leurs postures contraintes, il y a les géants musculeux et les nerveux malingres, il y a les vainqueurs voués aux travaux de force, et les vaincus de la faim aux dents disgracieuses. Ces deux-là sont pourtant plus qu’amis, ils sont frères. Et ils sont plus que frères d’armes, ils sont « frères d’âme », l’un pour l’autre comme l’endroit et l’envers, le reflet et le reflet du reflet, les fruits disparates de la même obscure gémellité.

Et puis le brouillard jaunâtre et toxique où tout cela flotte laisse doucement transparaître un décor inattendu : rien d’exotique, aucun palmier, aucun manguier, nulle barre déchirant au loin la mer d’un ourlet d’écume, mais des poteaux tordus où s’enroulent des fils barbelés, et la terre balafrée d’où jaillissent, comme des poils obscènes autour d’un orifice indistinct, un véritable cloaque, les canons luisants des mitrailleuses et les pointes des baïonnettes Rosalie.

Planant sur l’horreur des cadavres mélangés les uns dans les autres, une voix désincarnée s’élève, celle d’Alfa Ndiaye, tirailleur sénégalais, lequel, malgré l’équivoque de son prénom, est bien le « dernier fils du vieil homme ». Son compagnon, Mademba Diop, éventré dans l’assaut, « les tripes à l’air, le dedans dehors, comme un mouton dépecé par le boucher rituel après son sacrifice » l’a supplié de l’égorger – mais l’interdit traditionnel, l’interdit si pleinement humain du meurtre, cet


Pierre-Henri Castel

Philosophe, historien des sciences et psychanalyste, Directeur de recherche au CNRS

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