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Avec « Les Quatre sœurs », dont Arte diffuse les deux derniers épisodes ce mardi, Claude Lanzmann ne se contente pas de faire accoucher avec sa maestria coutumière les récits du « comment » de la Shoah : il fouille aussi inlassablement des questions dérangeantes.

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Sur la destruction des Juifs d’Europe, tout semble avoir été dit et redit, montré et remontré, et particulièrement par Claude Lanzmann. Pourtant, à chaque nouvelle bouture germée de l’immense matière qui avait donné lieu à Shoah, le cinéaste prouve magnifiquement et radicalement que non, mille fois non. Il faut bien comprendre que chacune de ces nouvelles ramures ne sont pas de simples bonus, des suppléments, des making of ou des chutes exploitant le rayonnement de l’astre noir Shoah, mais des œuvres à part entière qui traitent un autre aspect de la folle entreprise nazie. Shoah se focalisait sur la mort et le vaste processus de l’extermination, Un Vivant qui passe cernait l’aveuglement (volontaire ?) des témoins et particulièrement de la Croix rouge, Sobibor, 14 octobre 1943, 16h évoquait la révolte et la survie, Le Rapport Karski dévoilait la difficulté qu’éprouvaient les rares témoins à faire advenir la conscience de l’impensable machine industrielle du meurtre de masse dans les rouages complexes de la géopolitique et de l’agenda des Alliés, et Le Dernier des injustes reformulait la question de la responsabilité des Conseils juifs si brutalement posée par Hannah Arendt. Et voilà maintenant Les Quatre sœurs, magistral de simplicité formelle, de puissance émotionnelle et de complexité métaphysique.

Ce n’est pas la biologie qui fait la sororité de Ruth Elias, Ada Lichtman, Paula Biren et Hanna Marton ; mais leur parenté de destin, leur intelligence, leur courage, leur dignité, leur charisme, leur sentiment de culpabilité et leur aptitude à témoigner avec clarté et profondeur. Autant de traits communs qui justifient amplement le titre tchéckovien qui les réunit dans ce film – ou ces films, puisque nous voyons se déployer quatre volets (un par sœur) qui sont autant des œuvres autonomes que les quatre mouvements d’une somme supérieure à chacune de ses parties. Dans Le Serment d’Hippocrate, la Tchèque Ruth raconte (en anglais) son histoire qui culmine par un accouchement à Auschwitz et la décision de mettre fin aux jours de son bébé pour ne pas lui faire subir les tortures décrétées par Joseph Mengele. Dans La Puce joyeuse, la Polonaise Ada déroule (en yiddish) le récit de « la shoah par balles » où elle voit mourir son père, puis son internement à Sobibor où elle s’occupe du bordel du camp prévu pour le repos du guerrier nazi (d’où le titre de cette partie), puis de la réparation des poupées confisquées aux fillettes juives déportées et destinées à la progéniture des cadres du camp. C’est ensuite Baluty, où la Polonaise Paula Biren (qui s’exprime en anglais) tente de s’extirper de son vertigineux problème moral : avoir fait partie de la brigade féminine de la police juive du ghetto de Lodz. Et enfin, avec L’Arche de Noé, même vertige pour la Hongroise Hanna Marton (qui s’exprime en hébreu) qui a fait partie d’un convoi unique de 1 600 Juifs hongrois qui échappèrent à l’extermination grâce à un deal passé entre Eichmann et Rudolph Kastner, le responsable de la communauté juive locale : au même moment, 400 000 compatriotes juifs hongrois étaient gazés à Auschwitz en moins de trois mois.

On le devine à ces brefs résumés, la sauvagerie et la perversité nazies ne connaissaient pas de limites, et chaque nouveau récit apporte sa pierre de singularité et de connaissance nouvelle de la Shoah avec un degré de plus (que l’on pensait impossible) dans l’échelle de l’horreur. Mais Claude Lanzmann ne se contente pas de faire accoucher avec sa maestria coutumière les récits du « comment » de la Shoah : il fouille aussi inlassablement des questions dérangeantes. Par exemple, de quoi le sentiment de culpabilité des survivants est-il le nom ? Ou, peut-on sauver 1 600 vies quand 400 000 de vos semblables sont envoyés sans échappatoire vers la mort ? Qui peut décider de choisir qui doit vivre ou mourir, et dans quelles conditions ?

On sait que la philosophe Hannah Arendt n’a pas été tendre avec les Conseils juifs, les accusant d’avoir collaboré avec les nazis en envoyant leurs administrés se faire exterminer. Cette position, assez répandue dans la conscience collective contemporaine, est bien sûr audible mais néanmoins éminemment discutable. Arendt a écrit son texte bien après la guerre, au calme, dans un pays en paix et le confort d’une position intellectuelle et universitaire. C’est toujours plus facile de penser dans ces conditions que quand vous êtes plongé dans l’œil du cyclone, sans le moindre recul et dans l’urgence d’un présent sauvage, avec le flingue nazi sur la tempe et votre vie et celles de vos administrés pour enjeu. Lanzmann l’a lui-même montré dans Le Dernier des injustes, les dirigeants des Conseils juifs n’étaient pas forcément des saints, ils pouvaient avoir des défauts comme tout un chacun (orgueil, goût du pouvoir, manque de lucidité…) mais impossible aux yeux de Lanzmann (et aux miens) de les comparer à de vulgaires collabos : car ils agissaient sous une puissante contrainte, et non par choix.

Intelligence, courage, dignité, charisme, telle est la trempe de ces quatre personnes, qui marque le spectateur de ce film tout entier dédié au féminin.

Si Paula Biren ou Hanna Marton avaient agi différemment, elles n’auraient sans doute pas survécu et la face de la Shoah n’en aurait pas été changée. Les Juifs n’étaient ni coupables ni responsables de ce qui leur est tombé dessus en 33-45. Et si certains sont sortis vivants de cet enfer, parfois au détriment de leurs proches, tentant le hasardeux pari pascalien d’une collaboration quasi-obligée, les seuls vrais coupables de ce genre de situation philosophique impossible (résumé par le titre du roman de William Styron, Le Choix de Sophie) étaient les nazis. Devoir choisir entre la mort et la survie irrémédiablement blessée dans son quant-à-soi éthique et moral, c’est intenable. Les Quatre sœurs montre que les décisions de survie de Paula Biren ou Hanna Marton les ont violemment hantées jusqu’à leur mort. Et qu’elles ont lutté contre ces fantômes angoissants, culpabilisants, avec une intelligence et un courage admirables.

Intelligence, courage, dignité, charisme, telle est la trempe de ces quatre personnes, qui marque le spectateur de ce film tout entier dédié au féminin. Car si ces quatre « sœurs » sont en effet des femmes, leurs récits dévoilent des aspects singulièrement féminins dans le tableau général de la Shoah. Histoire d’amour et maternité meurtrie pour Ruth Elias, esclavage sexuel et confection de jouets pour filles pour Ada Lichtman, séduction féminine pour Paula Biren (le responsable de la police juive du ghetto avait eu l’idée saugrenue que des policières seraient plus aptes à faire respecter le couvre-feu), épouse suivant son mari (et toujours accrochée au carnet de l’époux défunt pendant l’entretien) pour Hanna Marton, chacune contribue à dessiner un arc de la condition féminine juive au temps du nazisme. Si on cherche ce qui peut différencier Les Quatre sœurs de Shoah, cet axe exclusivement féminin est un premier distinguo.

Autre différence radicale, le montage. Dans Shoah, la structure du film était comme un chœur circulaire, faite de boucles concentriques revenant inlassablement, mais à chaque fois différentes car éclairées par les avancées des récits. Ce montage reposait aussi sur de fréquentes disjonctions entre l’image et le son, la parole des protagonistes venant souvent se poser sur les lieux évoqués mais filmés par Lanzmann au présent du film (les années 70). Rien de cela ici : les témoignages des quatre « sœurs » sont chronologiques et linéaires, et la caméra ne quitte pas les lieux de l’entretien, se permettant juste quelques panos ou plans de coupe sur Lanzmann, une marche sur une plage avec Paula Biren, et de rares inserts photographiques (le ghetto de Lodz, la ville de Cluj). Pour autant, c’est bien l’auteur de Shoah que l’on identifie dans ce nouveau film, et pas seulement parce que leurs tournages sont de la même époque. On reconnaît le style Lanzmann à sa façon d’interviewer, de ne jamais lâcher ses questionnements, d’user de sa séduction pour amener tranquillement le témoin vers la substantifique moelle de son histoire et de sa pensée (et peut-être aussi par simple attirance, que l’on sent notamment avec Paula Biren).

Cet alliage lanzmannien du visage, de la parole et du récit vaut n’importe quel film hollywoodien en termes d’intensité, de force dramaturgique, de suspens et de profondeur existentielle.

Comme dans Shoah et ses autres films, Lanzmann pousse ses interlocuteurs dans leurs derniers retranchements avec une obstination parfois cruelle, éprouvante pour celles ou ceux qui répondent (et revivent leurs insoutenables épreuves), mais la puissance d’incarnation et la vérité historique sont à ce prix. Puissance d’incarnation qui résulte de trois ingrédients insécables : la force des récits, la qualité d’élocution des intervenantes et la scrutation de leurs visages dans leurs moindres mouvements, expressions et tics. On pense à Lévinas qui faisait du visage le centre de l’humain et de l’altérité. Cet alliage lanzmannien du visage, de la parole et du récit est d’une simplicité absolue mais vaut n’importe quel film hollywoodien en termes d’intensité, de force dramaturgique, de suspens et de profondeur existentielle. D’ailleurs, ça ne vaut pas les films hollywoodiens, c’est infiniment supérieur, car c’est marqué au sceau du vrai d’une des expériences humaines les plus extrêmes. Aucun thriller, aucun film d’horreur, aucune scène gore ne fera autant tressaillir que Les Quatre sœurs et mesurer de quoi est capable l’espèce humaine.

La touche lanzmannienne se lit aussi dans des détails parlants mais non expliqués. Par exemple, l’étonnement qui nous saisit quand on voit Ruth Elias accompagnée par… son berger allemand. Même étonnement devant cette séquence où Lanzmann marche sur une plage avec Paula Biren, mêlant interview et ce que l’on peut percevoir comme un début de démarche séductrice. On pense aussi au visage muet de douleur du mari d’Ada Lichtman qui surgit dans certains plans comme le contrechamp émotionnel du style factuel et sans pathos de sa femme. Ada Lichtman qui répare des poupées comme à Sobibor pendant qu’elle parle : on suppose que c’est Lanzmann qui a mis en scène ce tas de poupées, de la même façon qu’il avait recréé un faux salon de coiffure pour mettre Abraham Bomba en situation dans Shoah. On pourrait aussi assigner un sens métaphorique à ces poupées qui symboliseraient les enfants assassinés dans les camps. Ces plans simples, qu’un regard superficiel pourrait confondre avec ceux d’une quelconque interview télévisuelle, fourmillent en réalité de multiples signes polysémiques qui contribuent à dessiner le style singulier de ce cinéaste unique au moins autant que ses qualités de questionneur hors pair.

Tourné dans les années 70, Les Quatre sœurs nous parvient donc avec quelques quarante années de « retard ». Cela en fait-il un vieux film, un document historique ? Non. D’abord parce que ce film nous saisit avec la même force qu’il l’aurait fait jadis. La Shoah est sans doute un évènement historique qui prend chaque année plus de patine à mesure qu’il s’éloigne dans le temps, mais c’est aussi un évènement métaphysique qui pose des questions et sécrète des énigmes sur la nature humaine qui demeurent éternelles. Par ailleurs, nous vivons une époque où resurgit l’antisémitisme, et pas toujours depuis le lieu où on l’attend. Comme tous les témoins de la Shoah, les quatre « sœurs » ont fini par mourir de leur belle mort naturelle, tournant symboliquement une page de l’histoire humaine, mais pour la première fois depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, des Juifs sont assassinés parce que Juifs, à Paris, Bagneux, Toulouse, Bruxelles… D’autres retirent leurs enfants des lycées publics, ou déménagent, parce que l’antisémitisme au quotidien devient invivable. Des idéologues de l’antisémitisme prospèrent sur internet, un comique à succès a pu faire acclamer un négationniste sur la scène du Zénith.

Soixante-dix ans après Auschwitz, on en est là. Par conséquent, Les Quatre sœurs rejoint Shoah ou Nuit et Brouillard parmi ces œuvres qu’il faudrait inlassablement montrer dans les collèges et lycées, pas tant au nom du devoir de mémoire que de l’exigence d’éducation. Le peuple français étant de plus en plus métissé et d’origines diverses, il faudrait aussi veiller à enseigner de concert la Shoah mais aussi, par exemple, l’esclavage ou la guerre d’Algérie. Les faits historiques ne sont pas comparables, mais les mémoires ne devraient pas être concurrentielles et pour avoir une chance de rassembler plutôt que de diviser, il faut les enseigner toutes avec la même force. Sans angélisme, sans prétendre faire disparaitre les tensions communautaires d’un coup de baguette magique, on peut néanmoins au moins se préoccuper d’éducation et du moyen terme. On se souvient de Claude Lanzmann racontant comment il allait parfois présenter Shoah dans des collèges de banlieue, face à des classes où les enfants originaires d’Afrique ou du Maghreb étaient majoritaires et pour lesquels la destruction des Juifs n’était pas un sujet prioritaire : le chahut faisait place au silence, puis à l’attention bouleversée.  Le cinéma de Lanzmann a ce pouvoir-là : ouvrir les yeux et les consciences. Nul doute que Les Quatre sœurs en est une nouvelle preuve.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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