La salle ou l’avenir du cinéma
On ne compte plus les augures de malheur annonçant l’obsolescence, et la disparition prochaine des salles de cinéma. Il n’est désormais bon bec que d’écrans mobiles et connectés, et l’objet plus que centenaire baptisé « film » n’aurait plus grand chose à espérer face à la nouvelle grande puissance de distraction que sont les séries. Pourtant, s’il n’est assurément pas question de nier l’essor foudroyant des écrans individuels et leur place dans nos existences, pas plus que le succès des séries – phénomènes d’ailleurs distincts – les conclusions qu’on en tire concernant le cinéma laissent plus que dubitatif.
Ces conclusions en forme de requiem sont ouvertement contredites par les chiffres. On produit dans le monde plus de films que jamais dans l’histoire du cinéma. D’une manière ou d’une autre, ces films sont vus par plus de gens que jamais auparavant. Pour ce qui concerne les salles, en 2017, le box-office mondial a battu un record historique avec 39,92 milliards de dollars de recettes (+3 % par rapport à 2016). Un pays occupe une place majeure dans ce processus, la Chine : c’est parfaitement en phase avec les évolutions contemporaines du monde, où la Chine est le pays le plus moteur, dans d’innombrables secteurs. Ce qui se passe dans ce pays marque de manière décisive ce qui se passe sur notre planète – cela vaut pour l’économie, l’environnement, les questions géostratégiques, et aussi de plus en plus pour les questions culturelles et de loisirs même si nous peinons encore à nous en apercevoir. Et l’essor industriel et commercial traduit par le raz de marée de nouveaux multiplexes voués aux blockbuster locaux ou hollywoodiens, est sans doute en train de développer un modèle moins déséquilibré. C’est en effet autour du plus grand artiste du cinéma chinois actuel, Jia Zhang-ke, qu’a commencé à s’ébaucher un projet de circuit de type Art&Essai, développé avec à la fois le soutien des autorités et des grands entrepreneurs privés. C’est ce qu’a aussi signalé la naissance du premier véritable festival international dédié à l’art du cinéma en Chine, à Pingyao en octobre dernier, sous la direction d’un orfèvre mondialement reconnu en la matière, l’italien Marco Müller, et à nouveau à l’initiative de Jia.
Ce qui se passe en Chine a lieu à une échelle sans commune mesure ailleurs dans le monde. Des signes plus modestes mais néanmoins significatifs apparaissent par exemple en Afrique, où après une grande et terrible vague de fermeture, sous l’effet du piratage DVD et de la parabole, des cinémas ouvrent à nouveau, parfois de type multiplexes à vocation essentiellement commerciale, parfois selon des logiques plus culturelles. A Dakar, à Abidjan, à Yaoundé, à Lomé, à Douala, à N’Djamena, à Bobo Dioulasso, à Antananarivo après 20 ans pendant lesquels il n’y avait plus aucun cinéma à Madagascar, des grands écrans se rallument. Mentionnons encore l’exemple évidemment singulier de l’Arabie saoudite, où une salle a rouvert après 35 ans d’interdiction, mais où le choix des premiers films autorisés, Captain Superslip et Le Monde secret des Emoji, montre que si la salle est nécessaire, elle n’est pas suffisante. Un exemple a contrario serait la politique extraordinairement ambitieuse qu’a mené le Centre Cinématographique Marocain sous la direction de Nour-Eddine Saïl entre 2003 et 2014, mais en misant tout sur la production, politique qui est loin d’avoir donné tous les effets qu’on pouvait en attendre du fait de la faiblesse du secteur de l’exploitation.
Il n’est pas question ici de chanter que tout va très bien Madame la Marquise, il y a d’immenses problèmes.
La situation de la France est unique au monde par le nombre et la diversité des salles et des programmations qu’elles proposent. Cela tient à une histoire longue et singulière, où l’action des pouvoirs publics, des professionnels et des acteurs culturels ont leur part. Cette dynamique est loin d’appartenir au passé : on ouvre de nouvelles salles, on rénove des anciennes, et architectes et urbanistes peuvent témoigner que lorsqu’un édile prend en charge un projet de nouveau quartier, une salle de cinéma fait systématiquement partie de ce qui est réclamé en priorité – au point de poser parfois problème aux exploitants dans les zones de chalandise déjà très bien équipées. Un suivi de la presse régionale ferait aussi apparaître les multiples cas où, lorsqu’une salle est menacée de fermeture (cela arrive aussi bien sûr), ce sont des collectifs de citoyens qui se mobilisent pour s’y opposer, souvent avec succès. Lieu de distraction et d’art, la salle est également un espace de socialisation, et perçu comme tel par ses usagers.
Il n’est pas question ici de chanter que tout va très bien Madame la Marquise, il y a d’immenses problèmes, y compris dans des pays proches (l’Italie, hélas…), et nombre de conflits liés aux salles en France même. Mais on est loin de l’effondrement général et irréversible proclamé urbi et orbi. Or cette parole dominante a des conséquences, en particulier en termes de politiques publiques et de choix d’investissements privés, conséquences qu’activent les «analyses» qui survalorisent systématiquement les effets de formats nouveaux sur les dispositifs existants.
Pourquoi alors ce déclinisme obstiné, qui s’en va répéter à l’envi que la salle c’est foutu ? Il s’agit à vrai dire d’une des formulations de l’éternelle annonce de la mort du cinéma. Depuis sa naissance et sa qualification d’invention sans avenir par le père Lumière, le cinéma n’aura cessé d’être réputé mourant. Alors que ce supposé agonisant n’a, finalement, jamais cessé de très bien se porter. Justement parce qu’il n’a cessé de se réinventer. Ce qu’on appelait sa mort était précisément sa vie, ce qui faisait sa vitalité : se transformer sans cesse, en fonction des inventions artistiques, des innovations techniques, des changements sociétaux. C’est s’il n’avait pas changé qu’il serait mort depuis belle lurette. Le précédent le plus significatif de l’actuelle situation date de l’essor de la télévision, il y a un peu plus d’un demi-siècle. Déjà alors c’était fichu, qui allait sortir de chez soi et payer pour voir ce qui arrivait gratuitement à la maison ? Et assurément la télévision des années 50 et 60 a profondément changé le cinéma, a constitué une menace qui a appelé des réponses de la part des professionnels, des créateurs et des pouvoirs publics. Elle n’a pas tué le cinéma, elle n’a pas tué la salle de cinéma.
Cette crise a en effet au contraire démontré combien ce qu’on appelle « la salle », ce dispositif complexe qui comporte à la fois le grand écran où paraît « une image plus grande que la vie » (et désormais aussi souvent « un son plus grand que la vie »), l’obscurité que traverse le rayon lumineux de la projection (avec des effets très différents de la lumière émise par les écrans cathodiques ou numériques), le fait d’être en compagnie de nombreux inconnus, l’obligation de sortir de chez soi et le plus souvent de dépenser de l’argent, combien donc ce dispositif complexe et singulier produit des effets qui restent désirables pour les membres de l’espèce humaine. Les désirs, les angoisses, les pulsions, les « transferts », les processus de pensée plus ou moins élaborés et formulés y trouvent des terrains incomparables, dans des conditions d’accès largement perçus comme ouverts à tous – même si cela ne concerne pas, on le sait bien, tous les films à égalité, enjeu d’une politique proactive toujours nécessaire.
Dans l’annonce de la disparition programmée de la salle sous l’effet des nouvelles technologies et des nouvelles pratiques, on retrouve l’illusoire mais si fréquente proclamation moderniste, dont le modèle se trouve chez un grand professionnel du cinéma, Victor Hugo. Il est formulé au livre 5 de Notre-Dame de Paris :
Il désigna du doigt l’immense église de Notre-Dame, qui, découpant sur un ciel étoilé la silhouette noire de ses deux tours, de ses côtes de pierre et de sa croupe monstrueuse, semblait un énorme sphinx à deux têtes assis au milieu de la ville.
L’archidiacre considéra quelque temps en silence le gigantesque édifice, puis étendant avec un soupir sa main droite vers le livre imprimé qui était ouvert sur sa table et sa main gauche vers Notre-Dame, et promenant un triste regard du livre à l’église :
— Hélas ! dit-il, ceci tuera cela.
L’archidiacre Frollo se trompait, le père Hugo se trompait. Le livre n’a pas détruit les cathédrales, la photo n’a pas détruit la peinture, la télévision n’a pas tué le cinéma, et le numérique ne le fera pas non plus. La salle de cinéma peut d’ailleurs être regardée comme un avatar, parmi d’autres, de la cathédrale, dispositif qui, à usage religieux, ou sportif, ou de spectacle, se porte aujourd’hui fort bien. Mais nous aimons tellement les postures de rupture, tout le monde veut tellement être visionnaire qu’on ne cesse de nous annoncer la disparition du connu. Il serait facile, et cruel, de rappeler les prophéties des années 80 quant à la prise de pouvoir par le jeu vidéo, qui allait balayer cette vieillerie, le cinéma. Le jeu vidéo est prospère et créatif, économiquement il est devenu un secteur important, esthétiquement il interfère avec le cinéma comme toutes les pratiques humaines interfèrent avec lui, mais il ne s’est nulle part et en rien substitué au cinéma.
Bien entendu nous voyons et nous verrons des films, de plus en plus, sur nos écrans d’ordinateurs ou de télés connectées. On y perdra par rapport à l’expérience de la salle, mais cela que nous regarderons n’en sera pas moins toujours des films, s’ils ont été conçus pour le cinéma. C’est l’autre pierre de touche : la salle est aussi au principe du projet de ceux qui, parmi les réalisateurs, méritent le nom de cinéaste. Ceux-là, et pas les autres, rêvent et fabriquent leurs réalisations avec, consciemment ou pas, la visée du grand écran. Et c’est vrai même quand les conditions concrètes de production les amènent à travailler dans le cadre de la télévision – cela avait été le cas des titres de la série « Tous les garçons et les filles » d’historique mémoire, cela a été le cas du Carlos d’Olivier Assayas, ou plus récemment du Twin Peaks de David Lynch, qu’il revendique explicitement comme un film, et pas plus comme une série que ne l’étaient Les Rapaces de Stroheim ou Out 1 de Rivette, aux durées comparables.
La salle est le lieu où certains objets audiovisuels sont consacrés comme films, et se différencient des autres.
Il importe d’insister, en contrepoint de ce que la salle fait aux spectateurs, sur ce que la salle fait aux films. Elle est aussi l’école fondatrice et nécessaire des cinéastes de demain. La question ne se pose pas, ou ne devrait pas se poser, pour des réalisateurs qui ont été nourris du rapport classique au cinéma, beaucoup d’entre eux trouveront les moyens expressifs pour recourir à ce qui fait le mystère et la puissance du cinéma, là où il y a plus à percevoir, à éprouver et à comprendre que ce qui est montré et énoncé. Il en va autrement avec des nouveaux réalisateurs qui n’auraient eu affaire aux films que sur petit écran et à la maison. Même si on y perd beaucoup, on peut découvrir John Ford et Fritz Lang, Jean-Luc Godard et Stanley Kubrick, Hou Hsiao-hsien et Quentin Tarantino sur un écran de télévision : parce que ce sont des films pensés, rêvés et fabriqués pour la salle. En France, plusieurs générations ont en grande partie découvert le cinéma grâce au Ciné-club de Claude Jean Philippe, au Cinéma de minuit de Patrick Brion et à la Dernière Séance d’Eddy Mitchell : ce qui était diffusé sur le petit écran avait été conçu pour le grand, et en gardait la trace indélébile. Clint Eastwood a raconté qu’il mettait toujours dans ses films une séquence très sombre, exprès pour qu’on ne voit plus rien sur d’autres écrans que ceux du cinéma. Tous les cinéastes ne font pas nécessairement cela, mais les cinéastes, les vrais, sont précisément ceux qui travaillent aux franges de l’invisible, dans cette zone (mentale, pas forcément visuelle) où advient le cinéma, et pas le reste de l’audiovisuel.
La salle est le lieu où certains objets audiovisuels sont consacrés comme films, et se différencient des autres. Les tentatives actuelles du « direct to VOD » sont à cet égard une grande tristesse. Il s’agit de la transposition actuelle de ce que fut ailleurs, mais heureusement pas en France, le « direct to video » : un enterrement sans fleur ni couronne. Et qu’on ne s’y trompe pas, avec le dit « e-cinéma », qui est un anti-cinéma, ce sont des films ambitieux, pensés pour la salle mais qui ont besoin de construire leur public, qui sont menacés d’être envoyés dans ces limbes mortifères. La diffusion des films en ligne peut être une magnifique opportunité, mais à la suite de leur « naissance » (symbolique, esthétique) en salles. Contrairement à ce qu’on va partout répétant, c’est aussi la leçon de la success story Netflix. Malgré des investissements gigantesques, le nouveau géant de l’audiovisuel n’a produit aucun film ayant marqué les esprits, et il a fallu fabriquer la polémique cannoise, profitant de l’aura du cinéma et du Festival, pour qu’une affaire Okja donne un semblant de visibilité à une réalisation qui aurait sinon connu la même obscurité que les 127 autres produits par la firme, malgré grand renfort de noms fameux attirés à grands frais.
Centrale, la question de la salle reste intimement liée à celle des films qui y sont montrés, et de l’environnement dans lequel ils le sont. Il est donc nécessaire de renforcer les dispositifs d’aide à la distribution en salles des films qui portent haut l’ambition cinématographique, c’est à dire de l’art du grand écran. Mettre en place des leviers qui favorisent les choix artistiques (des réalisateurs, des distributeurs, des exploitants, des spectateurs), on sait le faire, on le fait dans ce pays depuis 60 ans. Mais cela demande une volonté politique, toujours à réaffirmer, et à adapter à des conditions qui, elles, changent. Ces films, pour exister et être vus, ont aussi besoin de ce qui ne cesse d’en reconstruire et d’en déployer la légitimité – c’est-à-dire aussi le plaisir qu’ils procurent – à savoir ces dispositifs qui fonctionnent de concert avec la salle, même si c’est selon leurs modalités propres. Il faut ici insister sur l’importance du travail accompli par les quelques 320 festivals de cinéma qui ne cessent d’irriguer le pays d’autres propositions que les choix uniformes que le marché tend et tendra toujours à imposer. Il faut rappeler le rôle toujours actif et efficace, contrairement là aussi à une doxa paresseuse, de la critique dès lors qu’elle contribue à la rencontre entre des œuvres dans leur diversité et des spectateurs (et non pas « le » public, qui n’existe pas), qu’il s’agisse de critiques œuvrant sur les médias traditionnels ou sur Internet, et que cette activité soit le fait de professionnels ou d’ « amateurs » souvent plus passionnés et plus ouverts. Il faut marteler l’importance décisive de l’enseignement, à tous les âges, et souligner l’engagement de nombreux maîtres, notamment dans les dispositifs École et cinéma, Collège au cinéma et Lycéens et apprentis au cinéma. Et encore rappeler l’action d’un considérable tissu associatif, qui mobilise pour et autour du cinéma, des cinémas. C’est ce biotope d’une étonnante richesse qui à la fois permet la vitalité du cinéma, de la salle de cinéma, et est vivifié par elle, et par lui. Madame la Marquise, tout ne va pas bien, mais il y a de beaux chantiers devant nous, et de la lumière dans l’obscurité.