Angela Davis : « La musique peut nous enseigner ce que cela fait d’être libre »
Comme la rencontre avec Angela Davis le 19 novembre dernier prenait place au Théâtre de la Ville, dans le cadre du Festival d’Automne, festival culturel qui prône depuis toujours la place des avant-gardes, il m’a semblé intéressant de poursuivre l’échange que nous avions eu pendant l’été 2020[1] au moment où le monde entier vivait à la fois une pandémie et un mouvement de contestation contre le racisme après la mort de George Floyd. Angela Davis avait conclu notre conversation en soulignant l’importance de l’art et des artistes « dans le développement des luttes des peuples pour la démocratie, la justice, la liberté et l’égalité ». Ces luttes sont aussi celles qui contestent les inégalités sociales, le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, l’homophobie et la transphobie. Angela Davis milite sur ce terrain depuis près de soixante ans, ses idées sont encore et toujours ancrées dans une actualité et, dans son travail de philosophe et d’intellectuelle, elle regarde les forces du passé pour souligner leur agentivité dans le présent, en confirmant la porosité entre les époques et les héritages multiples qui réitèrent les rapports de pouvoir et de domination.
Angela Davis tient à souligner la puissance des nouvelles générations d’activistes qui, comme elle le dit, se tiennent sur les épaules des générations précédentes pour défendre les idées de justice, de paix et d’égalité, ce, quels que soient les contextes culturels à une échelle globale. Dans ces sociétés, il existe des paradoxes entre la volonté de promouvoir la liberté d’expression constitutive de ce qui définit la démocratie, tout en empêchant la possibilité d’exprimer des opinions fondamentales contre toutes les formes de discriminations, sociales, culturelles, raciales, religieuses ou sexuelles. Dans cette optique, de mon côté je m’interroge sur ce que j’appelle la permanence des idées philosophiques, sociales et politiques, mais aussi artistiques et poétiques, qui permettent d’envisager leur action pour le progrès démocratique jusqu’à la période la plus actuelle. Comment ancrer ces idées dans le temps, comme des jalons auxquels se raccrocher malgré les époques tourmentées ? C’est dans cette perspective que j’ai souhaité prendre les notions de liberté et de libération comme fil conducteur de notre conversation.
Pour réfléchir à ces questions, dans la continuité de notre échange de 2020 (et à partir d’un choix d’œuvres musicales et de matériaux visuels que j’ai proposés à Angela Davis et qu’elle a complétés par des propositions liées à ses travaux plus récents[2]), j’ai eu envie de poursuivre ce qu’elle disait de l’importance de l’art qui est comme un phare, en évoquant le rôle fondamental des artistes et des poètes.ses qui, grâce à leur production et à leur intuition, sont celles et ceux qui énoncent des moyens de rester libres. Angela Davis avait alors souligné ceci : « Souvent, on suppose que les figures les plus importantes du mouvement sont les théoricien.nes, les oratrices.orateurs, les organisatrices.eurs. On suppose que ce sont elles et eux qui font le travail central de construction des mouvements et que l’art aide simplement à nous rendre plus réceptif.ves à ces idées. L’art est souvent considéré comme ce que nous pourrions appeler le divertissement du mouvement, une sorte de soulagement, un moment où vous êtes libéré.e de la responsabilité de penser trop profondément pour simplement éprouver de la joie. Je pense que, précisément parce que l’art nous permet de ressentir les liens qui nous rassemblent, d’expérimenter collectivement des possibilités d’avenir, qu’il joue un rôle profond dans le développement des mouvements sociaux radicaux. Je fais souvent remarquer que l’art, la musique, la littérature, le cinéma ou la poésie nous permettent de ressentir ce que nous n’avons pas encore formalisé. En ce sens, l’art est un phare, il éclaire un avenir que nous n’avons pas encore trouvé comment décrire dans les langages habituels que nous utilisons. Nous devons reconnaître que l’art est essentiel si nous voulons construire un mouvement en faveur d’un avenir meilleur, car l’art nous montre comment cet avenir pourrait être ressenti. »
On comprend que l’art est un engagement qui, par sa présence même, initie des formes inédites de libération et d’espoir pour la liberté. Dans le travail d’Angela Davis, ce qui concerne les oppressions politiques, sociales, économiques et culturelles s’inscrit dans une histoire longue qui remonte à la première mondialisation avec le commerce triangulaire au XVIe siècle et la mise en esclavage des Africain.es déporté.es vers les Amériques. Cette histoire a un héritage que les artistes travaillent de l’intérieur. Angela Davis dit aussi et cela me semble crucial : « Le grand art nous permet d’échapper à nos vies, il nous fait sentir quelque chose avant même que nous sachions comment l’exprimer », « L’art nous rappelle que nous ne sommes pas obligé.es de reconnaître ce qui est donné simplement parce que c’est donné. Il nous aide plutôt à cultiver l’imagination – de faire quelque chose de neuf avec l’ancien ». EZ
Pendant ce moment ensemble — ce terme « ensemble » incluant le public que je remercie pour sa présence et sa solidarité avec l’espoir que vous représentez—, l’idée est d’évoquer le rôle déterminant des productions artistiques. En mettant en avant les artistes, cela nous permet aussi de respecter le plus possible votre souhait de délaisser un statut d’icône auquel vous préférez toujours celui d’un mouvement collectif. Mes questions permettront de recueillir votre avis sachant que celui-ci s’inscrit dans la réalité du présent que nous vivons, mais parcourt aussi les décennies, voire les siècles passés.
J’aimerais exprimer cette notion de liberté avec un morceau chanté par Roberta Flack à Accra en 1971 lors du festival « Soul to Soul » que j’ai choisi de partager pour commencer. C’est à l’occasion de ce concert au Ghana que l’artiste a visité le fort d’Elmina et Cape Coast où était emprisonnées les personnes mises en esclavage et avait même chanté ce morceau a cappella dans l’architecture voûtée dont la mémoire douloureuse a vibré en même temps que sa voix.
Vous connaissez Roberta Flack et elle est venue vous voir en prison quand vous y étiez incarcérée au début des années 1970, vous parlez aussi de la musique comme d’une forme émancipatrice, vous dites que c’est en écoutant la musique que vous vous sentez le plus libre, que la musique est un espace pour sentir et ressentir la solidarité, une manière de créer le respect de soi.
Je pense qu’il est très important d’établir ce lien, d’avoir une conversation sur le rapport entre l’art et la quête de la liberté. Comme vous l’avez dit, quand on me demande quand je me sens le plus libre, je réponds que le moment où j’ai la plus grande sensation de liberté, c’est en écoutant de la musique. Mais ce n’est pas une écoute solitaire. C’est quand j’écoute de la musique avec d’autres. Et je sais que cette imagination que la musique suscite en moi est différente de celle qu’elle entraîne chez d’autres et que chaque individu, chacun.e de nous, qui écoutons ensemble, nous créons un ailleurs. Nous sommes chacun.e dans un voyage vers un ailleurs, vers un autre monde meilleur. Et il se trouve que Roberta Flack est l’une des chanteuses qui nous fait sentir les choses profondément. À chaque fois que je l’ai écoutée chanter j’ai découvert quelque chose de nouveau. Mais je suis très triste de vous dire qu’à présent, Roberta est malade et à l’hôpital.
J’ajouterais que la musique noire américaine est vraiment ancrée dans cette quête de la liberté. C’est ce qui fait sa définition. La raison pour laquelle dans le monde entier, on a reconnu cette musique-là est précisément parce que c’est une musique qui communique cette impulsion, cette lutte pour la liberté. C’est une musique de libération [ndlr – en français. Rires et applaudissements].
Je continue sur ma lancée car je ne peux pas m’empêcher d’évoquer Nina Simone qui a passé de longues années ici en France et qui un jour a décidé qu’elle ne mettrait plus sa voix et son talent au service de fins commerciales, mais qu’elle s’assurerait plutôt que, à travers son art, la lutte pour la liberté continuerait. Et c’est ce qu’elle a fait. Je citerais cette parole qui est sienne, sa chanson « I Wish I Knew How It Would Feel To Be Free » parce que cela parle de cette façon dont la musique peut nous enseigner ce que cela fait d’être libre avant même qu’on ait pu soi-même en faire l’expérience.
Blues Legacies and Black Feminism est un livre très important, traduit en français sous le titre Blues et féminisme noir (Libertalia). Cet ouvrage est une longue recherche autour de certaines chanteuses de blues très importantes, notamment Bessie Smith, à propos de qui vous écrivez : « Bessie Smith enregistra de nombreuses chansons abordant les problèmes liés au racisme et à l’injustice économique, le crime, l’incarcération, l’alcoolisme, les sans-abri et l’appauvrissement inéluctable de la communauté noire. » Vous évoquez aussi « Poor Man’s Blues » qu’elle compose et chante en 1928, un an avant la Grande Dépression. Dans le diaporama, j’avais envie de montrer un portrait de Bessie Smith et j’ai volontairement choisi une image très stéréotypée réalisée par Carl Van Vechten. Ce portrait la représente de façon différente de ce que son travail de compositrice et de chanteuse figure et transmet. Vous souhaitiez souligner l’aspect raciste de ce portrait.
Oui, c’est une image très raciste [ndlr – en français]. Je tiens à souligner le fait que Van Vechten était un des photographes les plus importants de son époque. Un photographe blanc. Il a fait le choix de photographier des sujets noir.e.s, mais dans un contexte, dans une mise en scène qu’aujourd’hui on caractérise indiscutablement de raciste.
Vous consacrez presque quatre pages uniquement à ce morceau, en revenant aux discriminations sociales, raciales, de genre, ce, en continuité et en écho, avec votre problématique du féminisme abolitionniste. Pour vous ce morceau est une chanson contestataire. De quelle manière ces œuvres fonctionnent-elles comme des jalons encore aujourd’hui ?
J’apporterais plusieurs réponses à cette question. Tout d’abord, le blues en tant que genre musical a été caractérisé comme une musique non politique et non contestataire. Ce que j’ai essayé de proposer comme réponse à cela, c’est que ce n’était pas une dichotomie si simpliste – soit contestataire, soit non contestataire. J’ai alors considéré le corpus des chansons de blues comme des archives, puisque je pensais ne pas pouvoir trouver dans la littérature écrite les sources sur lesquelles je souhaitais m’appuyer. J’ai écrit un livre où je cherchais à explorer les contributions des femmes noires dans une perspective historique. Je n’ai pas utilisé le terme « féminisme » à ce moment-là, mais j’ai mené beaucoup de recherches dans les écrits de femmes noires et ce que je cherchais à montrer était que le féminisme n’était pas un phénomène blanc. Or, ce que j’ai réalisé ensuite, c’est que finalement j’étais en train de me fonder sur des textes qui étaient produits certes par des femmes noires, mais de la classe moyenne, des bourgeoises pour ainsi dire. Or, les femmes auxquelles je souhaitais m’intéresser étaient les femmes pauvres et noires qui, elles, n’écrivaient pas de littérature.
Mon dilemme était donc le suivant : j’ai produit quelque chose qui ne parle pas vraiment des femmes qui m’importent le plus. C’est ce qui m’a naturellement conduit au blues, qui est un phénomène de la classe ouvrière. Une musique créée par les pauvres et, parmi les noir.es, par les femmes en premier lieu. Certes, les hommes aussi le chantaient, mais pas à l’échelle professionnelle, et c’est le blues des femmes qui a servi de fondement à ce que l’on connaît de l’industrie du divertissement noire. Les femmes étaient les premières, dans les années 1920, à enregistrer des disques de blues. Et il y eut tellement de noir.es qui se sont jeté.es sur ces disques et qui les ont achetés que, très vite, l’industrie du disque s’est rendue compte qu’il y avait de l’argent à se faire avec les disques des chanteuses noires. C’est aussi là que le capitalisme fait partie de l’histoire.
Donc si vous voulez savoir ce que vivait la classe laborieuse noire, les noir.e.s pauvres, les femmes noires pauvres, leur expérience du monde à cette époque-là, il vous suffit d’écouter le blues. Ce sont les femmes qui ont produit les premiers témoignages, les premières expressions des violences genrées. Et vous les trouvez dans le blues. Beaucoup de ces thèmes sont devenus par la suite les combats du féminisme dans les années 1960. On a tendance à croire que ces questions-là n’ont émergé qu’à cette date, alors que non, c’est grâce au blues que le silence a été rompu, et dès les années 1920 et 1930.
Si l’on en vient à votre travail aujourd’hui il nous faut parler du livre publié en 2022, Abolition. Feminism. Now. Ce projet s’inscrit aussi dans un projet plus large qui est porté notamment par Gina Dent à l’Université de Santa Cruz en Californie, autour d’une possibilité de « visualiser » l’abolition, avec notamment des productions artistiques dont ce projet de Music For Abolition, qui a été un projet dirigé par la compositrice et batteuse Terri Lyne Carrington. Je citerais aussi la musicienne Cécile McLorin Salvant et la façon dont elle utilise les archives, puisque vous parlez justement de ce rapport aux archives et comment les archives visuelles, le son et l’interprétation contemporaine de ce blues existent aujourd’hui.
[Au public et en français– ndlr] Est ce que vous connaissez Cécile McLorin Salvant ? Parce qu’elle est française et américaine, n’est-ce pas ? Je crois que celle-ci est une des musiciennes contemporaines qui est le plus, le plus… the best… C’est aussi une chercheuse et sa musique reflète un profond intérêt pour l’histoire et en particulier pour les chansons chantées par des femmes, dont notamment des ballades qui parlent de meurtres.
Mais il faut évoquer ici une dimension plus complexe de la musique noire qui n’est pas toujours perçue à travers les paroles. Ce que j’ai constaté lorsque j’ai mené les recherches qui ont abouti à Blues Legacies and Black feminism, c’est que, et c’est vrai de l’art en général, on ne peut pas prendre la musique au pied de la lettre. La signification la plus importante des paroles n’est pas leur sens littéral. Par exemple, beaucoup de ces chansons parlent de relations sexuelles, et il ne s’agit pas toujours d’amours hétérosexuelles. « Ma » Rainey est ainsi l’une des premières chanteuses de blues qui a écrit sur des amours lesbiens. Mais là où je veux en venir est de réfléchir à la façon dont les noir.es, qui ont été enchaîné.es pendant des siècles, peuvent enfin, avec le blues, reconnaître un aspect de ce qu’est la liberté. Bien sûr, la fin de l’esclavage n’était pas le début de la liberté, loin de là. C’était seulement un cadre pour une possibilité de liberté. W.E.B. DuBois a brillamment analysé la période qui a suivi l’abolition de l’esclavage, qu’on appelle « Black reconstruction », et montre que les noir.es affranchi.es n’étaient en fait pas libres. Ils et elles n’ont pas été libres sur un plan économique, politique, etc., mais pour autant, sur certains aspects de leur vie, ils et elles ont pu faire l’expérience de la liberté, et en premier lieu de la liberté de mouvement, de la possibilité de se déplacer d’un point à l’autre sans être surveillé.es ; ou encore la liberté de se battre pour l’éducation. Bien sûr, il y a bien d’autres dimensions qui n’ont pas été acquises et, encore à ce jour, nous continuons le combat.
Mais je complèterais l’analyse de DuBois en disant que finalement la liberté la plus palpable, la plus réelle que ces esclaves libéré.es ont pu expérimenter, c’était la liberté sexuelle. C’était d’être enfin libéré.e de l’exigence des maîtres de produire, reproduire, et reproduire encore l’esclavage ; et de pouvoir enfin disposer du choix de celles et ceux avec qui elles et ils voulaient avoir des relations sexuelles. Et cela avait un sens extrêmement fort pour des personnes qui avaient été privées de ce droit de disposer de leur autonomie à travers leur vie intime.
Cette liberté sexuelle a pu se substituer à de nombreuses autres libertés qui étaient hors de leur portée. La liberté politique n’existait pas. Ou de manière si éphémère, disons entre 1865 à 1877, quand cette période de reconstruction radicale a été complètement achevée. Et si j’insiste sur cet aspect, c’est parce que je ne suis pas sûre que l’on prenne la mesure de l’importance de ces chansons-là, qui ont l’air de traiter d’histoires sans importance entre des femmes et des hommes, de la façon dont un homme maltraite une femme, ou de choses et d’autres. Mais quand vous les considérez en tant qu’elles représentent une sorte de liberté, un premier goût de liberté, la signification de ces chansons devient bien plus profonde.
Ceci est étroitement lié au travail que vous avez mené autour de la question de l’abolition et que nous avons mentionné tout à l’heure à propos d’Abolition. Feminism. Now, question qui est liée à l’incarcération, au système carcéral industriel. Hier nous avons justement visité ensemble l’exposition « Ce que la Palestine apporte au monde » à l’Institut du monde arabe et nous y avons vu les documents qui parlent de l’histoire de Jean Genet, histoire croisée avec les Black Panthers et les Palestiniens, et que vous partagez puisque vous l’avez rencontré en 1970. Pourriez-vous d’abord nous dire quelques mots de cette notion d’« abolition », de l’usage que vous en faites, en créant des ramifications entre l’histoire longue de l’esclavage dans les Amériques et les questions féministes, mais aussi entre cette histoire et la façon dont, par l’incarcération, les méthodes de l’esclavage se poursuivent.
Il y a des prisons aujourd’hui partout dans le monde. Il nous semble qu’elles font partie de notre société, que c’est une nécessité, parce qu’on n’a pas d’autre solution pour prendre en considération les problèmes sociaux auxquels nous sommes confronté.es que de mettre les gens derrière des barreaux. On ne questionne pas véritablement ce que cela signifie et quelle histoire cette pratique recouvre, non plus si nous voulons penser comment habiter à l’avenir un monde dans lequel l’institution carcérale joue un rôle aussi central.
Alors Jean Genet, oui, pour moi, est une figure liée à la prison. Je me rappelle mon premier contact avec son travail, quand j’ai appris qu’il aurait été condamné à perpétuité si de nombreux intellectuels, comme Sartre, ne l’avaient pas soutenu. Et moi, si j’ai aimé autant Jean Genet, c’est parce qu’il s’est soucié de ce qui se passait pour les autres en prison, ce qui se passait en Palestine ; il a écrit ce texte magnifique, Quatre heures à Chatila (1982). Et sans doute que si je réfléchis à cette question de la prison, c’est parce que moi-même je me suis retrouvée traquée par la police, par le système de la prison, accusée d’un crime capital, et que des gens comme Nixon, Reagan ou Hoover ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour s’assurer que je finirais dans une chambre à gaz. [Réactions de la salle.] Oui, c’est la manière dont on pratique certaines exécutions dans l’État de Californie. Et c’est ce à quoi j’étais destinée. Et c’est sans doute la seule raison pour laquelle vous connaissez mon nom, même si vous n’en êtes pas forcément conscient.es. Et c’est aussi parce que dans le monde entier, les gens se sont réunis pour dire non, y compris ici à Paris où il y a eu de grandes manifestations pour que je sois libérée. Beaucoup d’entre vous sont là aujourd’hui à cause de ça, non pas à cause de moi mais de tout ce mouvement qu’il y a eu à ce moment-là pour dire non à ce destin qui m’était réservé. Puisqu’on parle justement de Genet et sa relation à la Palestine, le message le plus important actuellement est que chacun.e de nous fasse tout ce qui est en son pouvoir pour faire cesser la guerre à Gaza maintenant.
Mais je retombe sur mes pattes sur la question de l’abolition, en vous disant que c’est précisément pour cela que l’on reprend ce terme associé aux luttes du peuple noir aux États-Unis. Parce qu’il s’agit non pas de réformer la prison ou la police, mais de réimaginer la sécurité, la tranquillité, de manière que nous n’ayons plus à dépendre de ces institutions, comme la prison, la police, l’armée, qui, par des mesures de répression, de force, de violences racistes, veulent nous donner l’illusion que l’on a besoin d’elles pour vivre en sécurité.
Hier, à l’Institut du monde arabe, comme je le disais, nous avons vu ensemble parmi de nombreuses archives les valises de Jean Genet, et comme vous le souhaitiez j’ai ajouté à notre diaporama la photo du portrait de George Floyd peint sur le « mur de séparation » par Taqi Spateen le 9 juin 2020. Je vous laisse en parler.
Oui, justement, c’est important pour moi de dire que c’est d’abolition qu’il est question et non pas de réforme, puisqu’on dit toujours qu’il faut réformer la prison, réformer la police. Nous ne disons pas que ne nous voulons aucune réforme, mais que nous voulons des réformes non réformistes. Nous ne voulons pas de réformes dont la seule visée serait de maintenir la permanence de ces institutions que sont la prison, la police, les centres de détention pour enfants ou les étrangers. Nous voulons des réformes qui en appellent à une transformation radicale de ces institutions à l’avenir. Des réformes qui nous poussent à imaginer un avenir possible sans toutes ces institutions répressives, racistes et carcérales. Et dans ce projet, nous avons beaucoup appris de la lutte des Palestiniens contre le settler colonialism. Nous avons appris que nous ne pouvons pas simplement tirer un trait sur ces institutions. Il faut plutôt que nous voyions comment la carcéralité s’est immiscée dans notre imaginaire, dans notre vie de tous les jours. Et, à ce titre, Gaza, avant la guerre était déjà l’exemple parfait de la plus grande prison à l’air libre du monde.
Angela Davis, vous souhaitiez terminer par un extrait de l’album Waiting Game de Terri Lyne Carrington et son groupe Social Science.
J’ai voulu en effet qu’on écoute Terri Lyne Carrington, qui est une batteuse extraordinaire, une compositrice de génie et qui a composé cet album avant l’été 2020. L’été de tous ces soulèvements aux États-Unis, et à vrai dire à travers le monde aussi, au moment même de la pandémie, et alors que nous tentions d’exprimer les leçons tirées de cette période difficile. Nous avons alors tant appris sur la façon dont nous sommes reliés, sur le fait que le racisme n’est pas seulement lié au comportement de certains individus, mais est systémique, qu’il est ce qui définit ces structures comme la police, la prison. Cet album est pour moi précisément la bande-son de l’été de ces soulèvements. Et pourtant, Terri l’avait écrit avant, avant même que nous puissions imaginer qu’une telle chose se produirait. C’est un parfait exemple de la façon dont les artistes appréhendent sur un plan esthétique ce que nous ne savons pas encore dire. Ce dont nous n’avons pas encore fait l’expérience. L’art pour moi est un phare. C’est un phare qui nous permet de sentir ce que nous ne savons pas encore, au sens rationnel du mot « savoir », de reconnaître ce que nous ne savons pas encore être, nos questionnements, nos besoins.
•
De même que la rencontre avec Angela Davis a accordé du temps aux questions du public, nous donnons ici une retranscription synthétique de ce moment où l’enthousiasme qu’elle inspire a pu s’exprimer.
Hi. My name is Kadiatou. I’m 14 years old. I’m in secondary school. l’m with my classmates. We have a question. From your experience in prison, what have you learned ?
Merci beaucoup d’être venus. Il ne fait pas de doute pour moi que je ne serais pas qui je suis si je n’avais pas passé ce temps, même court au regard de personnes qui y passent des décennies, derrière des barreaux. Pourtant, avant d’y aller, et même au début de la période que j’y ai passé, je ne savais pas ce que ce serait. Et ça me faisait peur. Ça a créé en moi une souffrance émotionnelle. Pourtant, a posteriori, aujourd’hui, je me dis que finalement c’est ce temps en prison qui m’a vraiment aidée à comprendre et définir le but qui était le mien, le propos de mon existence. Et dès lors que j’ai été libérée de prison, j’ai commencé à entreprendre toute cette lutte, tout ce travail qui m’anime encore aujourd’hui : faire libérer les prisonniers politiques. Les prisonniers politiques sont nombreux. Vous n’ignorez sans doute pas les noms de Mumia Abu-Jamal. Vous connaissez forcément la figure de Nelson Mandela. Mais je veux parler aussi des femmes kurdes qui sont dans les prisons turques. Il est très important aujourd’hui de continuer à mener ce combat-là, de continuer à se battre pour que ces personnes soient libérées. Et c’est aussi grâce à des lectures de prisonniers politiques, comme par exemple George Jackson, que vous connaissez peut-être, un des Frères de Soledad, que j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’un combat pour des individus qu’on a privé de leur liberté. Il s’agit d’une réflexion plus large, et c’est à travers cette réflexion plus large que j’ai compris comment il ne fallait pas seulement que je lutte pour des individus, moi-même ayant aussi vécu cette expérience, mais que l’on généralise la question à un démantèlement du système carcéral. Et puis, puisque ce qui m’anime, c’est aussi mon communisme, c’est ma lutte contre le capitalisme et mon souhait de pouvoir mettre à bas le système capitaliste, j’ai compris comment cette attention portée à la prison et au système carcéral pouvait être un accélérateur de ce processus-là, du processus qui mènerait à la révolution. Toute cette réflexion-là est ce qui a construit le sens de ma vie. Je ne peux pas même imaginer ce qu’aurait été ma vie sans cet épisode-là, que je n’aurais échangé contre rien au monde. Je ne serais pas là aujourd’hui si je n’avais pas vécu cette épreuve. Et nous tous, nous pouvons nous dire cela, que nous traversons des épreuves, des périodes de notre vie qui nous font souffrir, mais qui finalement donnent un sens à qui nous sommes et nous font devenir ce que nous sommes.
Club Ubuntu : Bonjour, enchantée. On fait partie d’un jeune collectif révolutionnaire par la politique et la culture. Et vous êtes naturellement une grande source d’inspiration pour nous. Et on aimerait avoir des pistes pour mener à bien notre lutte par la politique et la culture.
On aimerait aussi beaucoup que vous puissiez prendre le temps de répondre à une question qui peut impacter quelque chose qui n’a pas forcément été discuté ici. La question de la différenciation qu’on voit dans le degré de politisation de nos frères et sœurs racisés en banlieue notamment est souvent laissée de côté dans ce genre de débats. Et on aimerait savoir comment, selon vous, on pourrait agir efficacement pour permettre, via nos médias et nos moyens de communication, de re-politiser au mieux nos frères et sœurs en banlieue et de participer à une lutte plus unie.
[ndlr – en français] Merci pour vos questions. Je crois que la jeunesse c’est l’espoir du monde, mais c’est à vous de trouver comment faire. Nous dépendons de vous. J’aimerais pouvoir dire que vous devez faire ce que j’ai fait. Mais je vous dresse sur mes épaules et sur les épaules de tous ceux qui ont lutté. Et vous devez imaginer un monde nouveau. Dans les termes que vous tous et toutes imaginez.
(…) How can I help my daughters to understand black feminism ?
Merci beaucoup pour votre question. Je crois que la réponse est dans la question. Parce qu’il ne s’agit pas tant de donner des réponses, de leur dire quoi penser, que de transmettre à vos filles plutôt comment penser et leur apprendre à poser des questions. Que ce n’est pas parce que les choses sont comme elles sont, ce n’est pas parce qu’il y a des états de fait qu’il faut les accepter. Incitez vos enfants à toujours poser plus de questions, à remettre en question ce qui semble normal. Je pense que c’est en ayant cet esprit-là qu’on a pu obtenir aujourd’hui une nouvelle définition du genre hors de sa structure binaire, en ne tenant pas pour acquis ce qui nous était présenté comme normal. De la même façon que nous sommes censés considérer comme normal un monde qui requiert le racisme, la prison, la guerre, l’homophobie. Je dis cela depuis mon expérience de jeune fille vivant dans un monde de ségrégation, où à ma mère me disait sans cesse que ce n’était pas ainsi que le monde devait fonctionner, qu’il fallait apprendre à y vivre, à faire avec ce monde qui nous est donné, mais qu’il fallait, dans le même temps, apprendre à habiter un monde tel que je pouvais moi-même l’espérer. Ainsi elle m’a appris à vivre simultanément dans deux mondes parallèles. Ce monde-là qu’il fallait se coltiner, dans lequel il fallait se battre, mais aussi un monde que j’imaginais, où par ma seule force, je voyais un autre monde possible. Je ne suis habituellement pas forte en conseil parce que je pense que c’est plutôt à moi d’apprendre de vous. C’est plutôt à nous, les anciennes générations, d’apprendre des nouvelles puisque vous n’êtes pas attachées à la façon dont c’était avant. C’est à nous de vous écouter. Et ce sera ma conclusion.
NDLR – La conversation entre Angela Davis et Elvan Zabunyan s’est tenue le 19 novembre 2023 au Théâtre de la Ville (Paris) dans le cadre du Festival d’Automne.
L’interprétariat était assuré par Massoumeh Lahidji.
Cette rencontre est visionnable ici : https://www.youtube.com/watch?v=kK6A_GbizFw
L’entretien publié dans AOC ce jour en est une retranscription et, de ce fait, présente quelques rares aménagements.
AOC remercie le Festival d’automne de l’avoir autorisé à publier cet entretien.