ON AIR, de Tomás Saraceno : des (é)toiles plein les yeux
Avec ON AIR, Tomás Saraceno nous invite à prendre l’air du temps : l’artiste argentin prend, à l’invitation du Palais de Tokyo, la suite de figures éminentes de la scène artistique internationale – Philippe Parreno, Tino Seghal, Camille Henrot – pour cette quatrième carte blanche, que l’on qualifierait cette fois-ci plutôt de blanche et noire.
Expérience aussi audacieuse que risquée que d’investir ces 13 000 m2 d’exposition : formidable d’une part, car une telle aire de jeu permet le déploiement de tout un univers ; problématique d’autre part, car le gigantisme de l’ensemble tend à devenir en lui-même un argument de vente, au détriment parfois d’un véritable travail de curation. Dans la course aux expositions « blockbusters », ces dernières risquent de s’essouffler, voire de vite tourner à vide.
Cette échelle semblait néanmoins pertinente pour laisser la pensée cosmique et le sens de la scénographie de Saraceno s’épanouir. Architecte de formation, il s’est éloigné, ou peut-être a renouvelé cette discipline à travers de nombreuses collaborations, au sein ou en lien avec son studio, composé de près de 80 personnes. Son travail, à rebours de la posture romantique de l’artiste solitaire, repose en effet sur la défense de l’intelligence collective, et cherche à nouer art, sciences et architecture, avec l’idée de réaliser des projets qui seraient demeurés impossibles sans ces diverses participations. Saraceno entend ainsi mettre à bas les clivages sclérosants qui ont séparé certaines disciplines, s’inscrivant plutôt dans la lignée des humanistes et artistes-scientifiques de la Renaissance. Il fait ainsi la part belle, dans cette exposition que l’on pourrait qualifier de « circonstance », aux chercheurs et universitaires soucieux des préoccupations écologiques et anthropologiques contemporaines.
Une salle, la « multi-messenger room », leur est même dédiée, sorte de matérialisation de la bibliographie qui imprègne son travail : on peut y feuilleter Le Champignon de la fin du monde d’Anna Tsing, jeter un coup d’œil sur La Vie des plantes d’Emanuele Coccia, ou encore se plonger dans les ouvrages de Tim Ingold. D’aucuns pourront trouver pesant cet appareillage critique, remettant en question le partage entre « nature/culture » et l’anthropomorphisme, devenu presque un gimmick des expositions d’art contemporain. Mais si certaines œuvres s’emmêlent dans un tissu de références, d’autres réussissent à les traduire poétiquement, et à se constituer en instrument heuristique. Les œuvres rendent ainsi visible l’invisible : songeons à cette danse des particules, où des poussières cosmiques s’assemblent aux rythmes des vibrations produites par des fréquences sonores. L’artiste cherche à nous « apprendre à voir », à nous rendre sensible à la beauté d’un monde à laquelle nous serions resté-e-s aveugles sans lui. Tout ne tient alors qu’à un fil, et celui de notre attention tend à se déliter lorsque l’informatif prend trop le pas sur le contemplatif…
Le Palais de Tokyo devient ainsi la chambre d’écho de voix qui seraient normalement demeurées inaudibles.
Mais Saraceno réussit à nous prendre dans sa toile. On s’aventure ainsi in media res dans son monde où les repères se brouillent : la grande verrière du Palais, plongée dans une épaisse obscurité, sert de toile de fond à de féériques sculptures arachnéennes, sublimées par un éclairage qui leur confère l’aura du mystère et nous donne des (é)toiles pleins les yeux. Saraceno se fait ainsi artiste-araignée, cherchant à dresser la cartographie de nos interconnexions : comment sommes-nous connecté.e.s aux autres – aux araignées, aux forêts, à l’atmosphère ? Comment le monde s’organise-t-il, et quelle est notre place en son sein ? Nos synapses neuronales ne renvoient-elles pas aux toiles d’araignées, et ces dernières ne nous font-elles pas songer aux galaxies ? Le micro fait écho au macro, les nœuds sont préférés aux lignes droites, le rhizome aux hiérarchies, tandis que l’on est pris par les « vertiges de l’analogie ». Par cette expression, Philippe Descola soulignait que l’état de séparation et de différence entre chaque chose et chaque être, que nous semblons constater a priori, cache en réalité des liens de continuité, de similitude et d’influence (Par-delà nature et culture). La cellule se lie à la galaxie, et Tomás Saraceno entend proposer une écologie des sensations pour nous donner à sentir et à entendre la « matrice sonore du cosmos ».
En effet, si Pascal écrivait « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », l’artiste nous invite quant à lui à une « jam session cosmique » : il précise que l’idée qui sous-tend l’exposition consiste à « savoir jouer ensemble dans un écosystème en devenir, toujours contingent et en évolution permanente, en suivant plusieurs rythmes et trajectoires ». Le Palais de Tokyo devient ainsi la chambre d’écho de voix qui seraient normalement demeurées inaudibles. Avec Algo-R(h)ithms, l’artiste entend créer un « paysage vibratoire » dans lequel les visiteurs deviennent des parties intégrantes, simplement en respirant et en se déplaçant, faisant ainsi réagir des cordes sensibles aux vibrations provoquées, qui résonnent alors à différentes fréquences. Cette œuvre, illustrant de façon originale ce que Nicolas Bourriaud a théorisé comme l’« esthétique relationnelle », en matérialisant nos liens par autant de fils, offre un espace immersif de rencontres pour nous rendre attentif à nos gestes et aux autres. C’est en cette attention, en cette prise de conscience que consiste le « raccommodage du corps politique » (Bruno Latour) proposé par l’artiste argentin.
Mais la toile, et en particulier la toile d’araignée, excède la métaphore chez Tomás Saraceno, comme le note Estelle Zhong Mengual dans le magazine du Palais dédié à la carte blanche. L’artiste a en effet « un intérêt tout naturaliste » pour les araignées, pour ces « espèces dans leur éthologie spécifique, dans leur idiosyncrasie. » Quand il a accepté l’invitation du Palais de Tokyo, Tomás Saraceno et la curatrice sont d’abord partis en quête des résidentes arachnéennes des lieux, pour les sortir de l’ombre et étudier leur « Umwelt », cette théorie du « monde vécu » mise en évidence par Jakob von Uexküll, compris comme une extension sensible du corps qui permet à la vie de se développer. Alors que l’on s’inquiète de plus en plus des façons de vivre dans les ruines du capitalisme, Tomás Saraceno ne s’intéresse pas uniquement aux non-humains pour des raisons métaphysiques, mais oriente aussi sa recherche à des fins pratiques. L’exposition présente ainsi cette underwater spider qui a transformé sa manière de vivre pour persévérer dans son être et dans un nouvel environnement : sans branchies, elle survit néanmoins sous l’eau en se nichant dans une bulle d’air qui englobe son abdomen et une partie et ses pattes, puis solidifie cet habitat avec un réseau de fils de soie. D’autres araignées, lorsque leur prennent l’envie de vagabonder, sujettes au wanderlust, s’envolent quant à elles pour d’autres contrées à l’aide de petits sacs à dos en soie, profitant de l’ascenseur atmosphérique.
Lucide devant la responsabilité du désastre, Saraceno préfère à la sidération impuissante l’inspiration sidérale, et indique une direction pour réparer un monde sur le fil.
Prendre l’air, voilà à quoi nous convie alors ON AIR. À l’ère de sa croissante marchandisation, alors qu’il devient un sujet éminent de préoccupation, Tomás Saraceno et son studio ont imaginé, à l’occasion de la COP21, une initiative artistique interdisciplinaire pour penser d’autres rapports à l’environnement et à l’atmosphère, sans utiliser les énergies fossiles : l’aérocène. L’artiste prône ainsi en faveur de l’homo sapiens flotantis, et pour une légèreté transformant l’insoutenable gravité de l’être en responsabilité face à la situation. Comme il le précise dans l’entretien avec la commissaire Rebecca Lamarche-Vadel, « nous sommes peut-être tous embarqués sur le même bateau, mais nous n’avons pas tous la même capacité d’agir, nous ne produisons pas tous des changements à l’échelle planétaire ». La dernière partie de l’exposition prend alors l’allure d’un fablab, et pèche peut-être lorsque le poétique se défile au profit du politique, et que l’aspect très informatif et scientifique de l’ensemble évoque plus le Palais des découvertes que celui de Tokyo. À cela pourrait s’ajouter le reproche du hiatus hypocrite entre une telle défense d’un projet, plus respectueux de l’environnement, et les moyens mis en œuvre pour sa diffusion, par exemple pour sa présentation à la Miami Basel. Tout cela ne serait-il pas alors… du vent ? Tomás Saraceno a également inventé des cloud cities, ces constructions de villes idéales basées sur le dodécaèdre, polyèdre caractéristique de la quintessence de Platon… Comme Aristophane le disait du philosophe antique, ne peut-on pas arguer que l’artiste est, lui aussi, dans le monde des nuées ?
Gageons plutôt que Saraceno assume la dimension utopique de l’art, et qu’avec l’aérocène, ce projet de voyages aériens utilisant uniquement l’énergie solaire, l’artiste entend montrer la voie et non pas établir un programme directement applicable. Il s’agit bien plutôt de redonner ses pouvoirs à l’imagination, d’élargir nos horizons, et d’« ouvrir notre imaginaire à d’autres conceptions », comme l’écrit Vinciane Despret, « moins chargées d’exclusivité, de ce que dire que le “chez soi”, ou même le “chez nous” ». Free from borders, free from fossil fuels.
Réseaux, toiles, webs : Saraceno s’inscrit dans une « constellation », qui pourrait évoquer la définition qu’en faisait Walter Benjamin, et perçoit des « éclats du temps messianique ». Benjamin maintenait que « la pensée n’est pas seulement faite du mouvement des idées, mais aussi de leur blocage » et lorsque la pensée « s’immobilise soudain dans une constellation saturée de tensions, elle communique à cette dernière un choc qui la cristallise en monade. » L’artiste cherche alors à s’approcher de cette monade pour combattre en faveur de ce que l’être humain a trop souvent opprimé, écarté, soumis.
Lucide devant la responsabilité du désastre, Saraceno préfère à la sidération impuissante l’inspiration sidérale, et indique une direction pour réparer un monde sur le fil. Son appel rappelle alors celui de Deleuze et Guattari dans Mille plateaux : « au lieu que le peuple et la terre soient bombardés de toutes parts dans un cosmos qui les borne, il faut que le peuple et la terre soient comme les vecteurs d’un cosmos qui les emporte ; alors le cosmos sera lui-même art. Faire de la dépopulation un peuple cosmique, et de la déterritorialisation une terre cosmique, tel est le vœu de l’artiste-artisan, ici ou là, localement ».
À la façon d’une araignée, Saraceno lance ainsi des fils dans les airs, comme autant d’expérimentations et d’invitations. À chacun et chacune de les saisir au vol ou non, de les tisser, d’en faire des textes ou des contextes, de les nouer à son existence ou de les laisser filer dans le ciel.