Wang Bing : « La caméra intimide ou effraie souvent »
Le 3 janvier sort en salle Jeunesse (Le Printemps), consacré à la vie des jeunes gens venus de la campagne travailler dans les milliers d’ateliers de confection d’une ville du Sud-Ouest de la Chine. Il n’est pas courant qu’un documentaire chinois de 3h35 figure en compétition officielle du Festival de Cannes, il est sans exemple que Cannes présente durant la même édition un deuxième film du même réalisateur, en l’occurrence Man in Black (qui sera diffusé sur Arte fin janvier, avant une sortie en salles ultérieure). Chacun des deux films est passionnant, par l’ensemble de ce qu’il documente de la réalité et de l’histoire chinoises comme par les manières très différentes de filmer mobilisées par le cinéaste. Ensemble, ils confirment de manière éclatante la place de première importance qu’occupe Wang Bing dans le cinéma contemporain, et même plus largement dans les arts de l’image d’aujourd’hui. JMF
Comment décririez-vous le lieu où se déroule Jeunesse ?
Le film se passe dans la province du Zhejiang (Sud-Ouest de la Chine, juste au Sud de Shanghai), dans la ville de Huzhou, plus exactement le bourg de Zhili. C’est une région qui traditionnellement produisait des objets en tissu grâce au travail de la soie. A partir des années 1980 et de l’ouverture économique, s’y est développée une autre approche de la production textile, mais toujours fondée sur des petites entreprises familiales. Lorsque j’ai commencé à y filmer, il y avait déjà une histoire de 30 ans de cette nouvelle activité. Le modèle d’organisation du travail à base de petites entreprises est resté le même, mais leur nombre s’est démesurément accru, pour donner ce qu’on voit dans le film, avec ces milliers d’ateliers et de boutiques côte à côte. Ils sont surtout connus pour la fabrication de vêtements pour enfants, qui sont ensuite vendus dans toute la Chine, et également à l’exportation.
Nous avons vu en 2016 un film que vous aviez déjà tourné dans ce contexte, Argent amer.
Argent amer est né de rencontres que j’avais faites dans une autre région, au Yunnan (province du Sud de la Chine, où Wang Bing venait de tourner Ta’ang, un peuple en exil entre Chine et Birmanie). J’y avais fait la connaissance de jeunes gens de la campagne qui partaient chercher du travail dans le Zhejiang, j’ai décidé de les suivre sans savoir où nous allions atterrir et ce que cela donnerait. Nous sommes arrivés à Zhili, que j’ai découvert à cette occasion. J’ai aussitôt commencé à filmer ces jeunes gens que je connaissais, à montrer leur existence dans cet environnement, sans aucune préparation. Ce tournage-là a duré environ deux mois, et il a donné Argent amer. Cette période est aussi celle qui m’a permis de construire, comme projet artistique et sur le plan matériel, ce qui allait devenir Jeunesse.
Vous avez également réalisé une installation vidéo, 15 Hours, également située dans les ateliers de confection de Zhili. Utilisez-vous indifféremment les mêmes images pour un film de cinéma et une installation destinée au milieu de l’art contemporain, ou s’agit-il de deux processus distincts ?
J’étais en train de tourner ce qui allait devenir Argent amer lorsque j’ai reçu une commande pour la Documenta. J’ai décidé de continuer à filmer dans le même environnement, mais d’une manière différente. 15 Hours a été enregistré en continu dans un seul atelier, spécifiquement pour la Documenta[1]. Pour moi, il y a une énorme différence entre le documentaire et l’art vidéo, un documentaire est toujours une narration, alors qu’avec la vidéo d’art on peut s’affranchir complètement du récit. J’étais à Zhili avec ces personnes qui travaillent de 8 heures à 23 heures six jours par semaine, je voyais la dureté et la monotonie de ce que ces jeunes gens endurent, le documentaire ne peut pas complètement en rendre compte —même s’il donne accès à beaucoup d’autres éléments importants. Un plan-séquence unique accompagnant en continu une journée de travail donne accès à une réalité qu’aucun artefact ne peut traduire.
Une différence évidente concerne le montage, absent dans la proposition sous forme d’installation vidéo, alors que pour le film de cinéma il joue un rôle important, du côté du récit précisément. Mais au moment du tournage, les choix sont-ils différents, utilisez-vous la caméra de la même façon ? Les mêmes images peuvent-elles donner un documentaire ou une installation vidéo ?
Ah non, c’est différent, je n’ai pas utilisé la même caméra, et je n’ai pas tourné de la même façon.
Vous êtes connu pour réaliser vos documentaires seul. Mais au générique de Jeunesse figurent les noms de six cameramen – dont vous-même. Qui sont les autres, et comme s’est faite la répartition du travail ?
Pour ce film, j’ai été souvent accompagné par une deuxième caméra. Le tournage a duré très longtemps, de septembre 2014 à mars 2019, personne n’aurait pu rester avec moi toute la durée. Certains sont resté six mois, d’autres un an. Mais nous avons toujours été en équipe très réduite, deux ou trois personnes maximum.
Le film qui sort maintenant s’intitule Jeunesse (Le Printemps), « Le Printemps » étant le titre de ce qui est en fait la première partie d’une trilogie intitulée « Jeunesse ». Pouvez-vous expliquer ce qui est prévu pour les deux autres, et les rapports entre les trois volets ?
Après « Le Printemps », les deux autres parties seront titrées « Amertume » et « Retour ». Le premier est consacré au quotidien de ces jeunes, y compris à leur intimité, dans des situations auxquelles ils ne sont pas préparés, qu’ils découvrent en arrivant de leurs villages. Les deux autres seront différents. J’ai terminé le montage de la troisième partie, qui accompagne le retour dans leurs familles de celles et ceux qui sont venus travailler à Zhili. Tant que je n’ai pas terminé la deuxième partie, je préfère ne pas en parler.
Vous avez accumulé 2600 heures de rushes, ce qui est absolument énorme. Il s’agit de la matière filmée qui sert pour les trois films ?
Oui. Le Printemps, la première partie, n’est pas le produit d’un très grand nombre d’heures de rushes. Ce sont surtout les deux autres pour lesquelles j’ai énormément tourné. Au début, je ne connaissais pas encore bien les gens et les lieux, on s’installait. Donc j’ai moins tourné. Ensuite j’ai souvent tourné en continu sur de très longues durées, une fois que j’ai été à l’aise avec les situations.
Vous arrive-t-il que des gens refusent que vous filmiez ?
Oui bien sûr, la caméra intimide ou effraie souvent. J’ai surtout rencontré ces obstacles au début, lorsque je suis arrivé, d’autant qu’il circulait de nombreuses histoires où des personnes étaient venues filmer pour faire des reportages à scandale à la télévision. Il faut comprendre que l’organisation en petites sociétés commerciales est très inhabituelle en Chine, certains entrepreneurs ou hommes d’affaires les considèrent comme des concurrents à éliminer et ont utilisé des réalisations audiovisuelles pour nuire aux ateliers. Au fil du temps, j’ai été perçu comme différent de ces gens-là, et puis il y avait tellement d’ateliers que si un patron continuait de refuser, je pouvais aller à côté et trouver quelqu’un de plus accueillant. Mais presque toujours, ceux qui avaient été réticents au début ont ensuite été contents que je vienne tourner chez eux.
Vous n’avez pas rencontré de problème avec les autorités ?
Non. Je ne leur ai rien demandé, aucune autorisation. On a tourné pour l’essentiel dans des espaces privés. Il y aurait aussi des films à faire dans les grandes usines de textile, mais ce serait tout à fait différent, il faudrait accepter un contrôle permanent. Dans ces ateliers qui relèvent de l’autorité directe de petits patrons, à partir du moment où ils m’avaient donné leur accord j’ai fait ce que je voulais. C’était la garantie d’une liberté que je n’aurais pas connue ailleurs.
La structure des entreprises est particulière, mais ce que vivent les travailleurs venus de la campagne est-ce là aussi particulier ?
Pas vraiment, même s’il y a évidemment des différences. D’une manière générale, c’est très représentatif du fonctionnement du monde du travail en Chine, qui repose en grande partie sur de la main d’œuvre venue de la campagne, avec parfois des conditions encore plus dures, comme pour les jeunes migrants qui viennent travailler dans la construction. C’est un phénomène très massif. La singularité dans le secteur de la confection est que chaque année, le travail s’interrompt durant tout le mois de juin. C’est le moment où les ouvriers retournent dans leur village, auprès de leur famille.
Au Festival de Cannes, nous avons découvert simultanément ces deux films si différents, Jeunesse et Man in Black. Ce dernier est un portrait d’un musicien chinois, très reconnu, et porteur d’une histoire extraordinaire, comme citoyen et comme artiste. Comment êtes-vous entré en contact avec le compositeur Wang Xilin[2] ? D’où est venue l’idée d’en faire ce film si particulier, y compris par rapport à vos autres réalisations ?
Je connaissais déjà les musiques composées par Wang Xilin, qui est un des musiciens les plus reconnus en Chine. En 2006, je travaillais sur mon film de fiction Le Fossé[3], et j’ai envisagé de faire appel à lui pour la bande son. Je l’ai rencontré à cette occasion, finalement j’ai décidé qu’il n’y aurait pas du tout de musique dans le film, mais nous sommes devenus très amis. En Chine, j’ai filmé un grand nombre de ses concerts, je l’ai aussi filmé chez lui, dans sa vie quotidienne, et lorsqu’il a quitté la Chine pour aller vivre en Allemagne. Peu à peu est née l’idée de réaliser un film sur lui, mais à ce moment il m’a semblé que tout ce que j’avais tourné ne convenait pas. Pour moi, le plus important c’est sa musique, et il fallait trouver une forme qui la mette en valeur de manière privilégiée. Mon idée a été de les installer, lui et sa musique, dans une sorte d’écrin, et le théâtre des Bouffes du Nord à Paris, avec sa configuration très particulière, est apparu comme une excellente réponse.
Le film est donc, c’est tout à fait nouveau dans votre cinéma, né d’une amitié personnelle ?
Oui, mais pas seulement. Il s’inscrit dans un projet plus vaste, qui me tient à cœur depuis longtemps, et qui est de réfléchir sur ce qu’a été la période du pouvoir de Mao et la manière dont elle a été vécue, à partir de la musique. Mon intention est de développer cette recherche à partir de deux grandes figures de musiciens, essentiels pour cette période, Wang Xilin et un autre qui s’appelle Yu Huiyong. Il est l’auteur des musiques qui ont ensuite été portées à la scène avec ce qu’on a appelé les opéras révolutionnaires modèles, imposés par Jiang Qing, la femme de Mao[4].
Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette mise en relation des deux compositeurs ?
Wang et Yu sont deux anciens élèves de Conservatoire de Shanghai, de la même génération, ils sont tous les deux très érudits, avec une culture musicale étendue, et en particulier une grande connaissance de la musique populaire chinoise. Et ils ont créé des types de musique complètement différents. Hu Huiyong s’est appuyé sur la tradition de l’opéra de Pékin, pour le transformer en le modernisant, en l’occidentalisant, tout en l’assujettissant à un discours de propagande pour le Parti. Wang Xilin, qui est, lui, un extraordinaire connaisseurs des formes locales, régionales, d’opéra chinois, notamment ceux du Hebei et du Shanxi, les a pour ainsi dire métabolisées pour les intégrer à des formes symphoniques, elles aussi d’origine occidentale, mais avec des résultats complètement différents. Hu s’est suicidé en 1977, je ne peux donc pas le filmer, mais j’ai enregistré un grand nombre d’entretiens avec des personnes qui ont participé à la création des opéras modèles révolutionnaires à l’époque, à Shanghai. Ces deux compositeurs ont eu une importance majeure sur l’ensemble de la musique en Chine, et leurs parcours racontent beaucoup de ce qui s’est joué dans le pays au cours des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale et la Révolution, bien au-delà des seules questions musicales. J’ai donc le projet d’un autre film, sur Hu Huiyong et les opéras modèles révolutionnaires. Comme la littérature et le cinéma, la musique a joué un rôle dans la construction de l’idéologie, mais elle aussi accompagné des positions différentes, et été présente dans la vie quotidienne de la population, ensemble de phénomènes qui reste encore à explorer de manière complexe. Comme elle ne raconte pas des histoires, à la différence des livres et des films, la musique semble moins clairement liée à ces enjeux, mais de manière souterraine elle joue un rôle important. Toute cette problématique des liens entre musique et idéologie est à l’origine du projet de Man in Black, même si évidemment les singularités de l’homme et la beauté des œuvres en deviennent la matière à partir du moment où je le réalise.
Une des singularités les plus évidentes et les plus étranges à la fois est le fait que l’homme dont le film fait le portrait est entièrement nu. Comment cela s’est-il décidé ?
Une fois le lieu choisi, je me suis demandé comment Wang devait être habillé. Je ne trouvais aucune solution satisfaisante, jusqu’à ce qu’il m’apparaisse qu’il devrait être nu. N’importe quel vêtement me semblait un costume artificiel. Pour moi, la singularité du lieu et ce que permet la nudité s’accordent parfaitement. Et bien sûr, l’histoire extraordinairement riche, mouvementée, douloureuse de Wang Xilin a marqué sa peau, sa chaire, son corps de multiples façons, je voulais raconter cette histoire à partir de son corps en même temps qu’avec sa musique, et avec son récit. Le film est vraiment construit sur ces trois ressources. Je dis tout cela au jourd’hui, a posteriori, mais sur le moment c’était de l’ordre de l’intuition, cela m’est venu de façon pas vraiment réfléchie, plutôt émotionnelle. Je n’étais pas du tout sûr de moi, jusqu’au moment du tournage j’étais extrêmement inquiet. Et puis dès qu’on a commencé à filmer, tout cela m’a paru d’une évidence totale.
Pour Man in Black, vous avez fait appel à une grande cheffe opératrice française, Caroline Champetier, ce qui est déléguer un acte que d’ordinaire vous pratiquez et maitrisez, l’utilisation de la caméra, et en outre pour une manière de filmer extrêmement différente de la vôtre.
Je connais et j’admire le travail de Caroline Champetier depuis longtemps, en 2019 j’avais eu un projet, en partie comparable, de tournage, et j’avais déjà fait appel à elle – mais le projet a été interrompu. Nous sommes restés en contact, et j’ai vu combien elle pouvait être à la fois inventive et prête à s’adapter à une approche particulière. Quand s’est mis en place le projet avec Wang Xilin, nous avons beaucoup dialogué elle et moi avant le tournage, beaucoup réfléchi ensemble. Ensuite, au moment du tournage proprement dit, je ne suis pas du tout intervenu. J’avais confiance en ce qu’elle ferait, et je voulais la laisser trouver ses propres réponses à l’intérieur de ce que nous avions réfléchi ensemble.
Le film est composé à partir d’une double chorégraphie, celle qui règle les déplacements du corps de Wang Xilin dans l’espace, ensemble de mouvements très élaborés, depuis le balcon en passant par les escaliers et vers la scène et le piano, et celle qui règle les mouvements sophistiqués, enveloppant, à la fois intimes et pudiques, de la caméra. Comment avez-vous défini cet ensemble ?
C’est moi qui ai décidé, en dialogue avec Wang Xilin, ce qu’il ferait et en particulier les circulations dans le théâtre. A partir de cette construction dans l’espace, Caroline Champetier avait toute liberté d’inventer ses mouvements de caméra. J’avais confiance dans la cohérence entre ces deux types de déplacement, à partir du moment où nous nous étions très bien entendus en amont du tournage.
Dans quelle mesure voyez-vous une relation entre Jeunesse et Man in Black, que nous avons découvert pratiquement ensemble, durant le festival de Cannes en mai 2023 ?
Le rapprochement dans le temps des deux films est une pure coïncidence. En 2019 j’ai commencé à essayer de mettre en place le projet de Man in Black, à ce moment Caroline Champetier n’était pas disponible dont j’ai attendu, ensuite il y a eu le COVID qui a tout bloqué, et le tournage n’a pu avoir lieu qu’en mai 2022. Objectivement, il n’y a pas de lien entre les films, mais ensuite, chacun peut y percevoir des échos, ou des contrepoints.
En plus des projets que vous avez déjà évoqués, les deux autres parties de Jeunesse et le travail autour de la musique en Chine sous l’ère maoïste, il y a un énorme chantier toujours encore ouvert, et qui concerne Les Ames mortes. De cette immense archive recueillant les témoignages des survivants de la Campagne anti-droitiers, ce mouvement de répression de masse au début des années 1960, nous connaissons un film, intitulé donc Les Ames mortes, mais que vous aviez présenté comme devant être lui aussi le premier volet d’un triptyque.
Même si je fais des films qui ne coutent pas cher, leur financement reste très difficile. Il n’est pas sûr que la société de production qui a accompagné le premier film soit partante pour la suite, et dans tous les cas il y a un considérable travail de recherche des conditions de faisabilité, sur le plan matériel. Mais les images nécessaires à l’ensemble de la trilogie sont tournées et archivées, il y a le matériau nécessaire pour mener à terme ce travail, quand j’en aurai trouvé les moyens.
Êtes-vous en relation avec d’autres cinéastes chinois, notamment des jeunes ?
J’ai très peu de contacts. Les réalisateurs qui vivent en Chine, et les jeunes en particulier, sont soumis à beaucoup de pression, il est difficile de savoir quelles sont leurs valeurs. Le dialogue avec eux est très compliqué, et pour ma part je me tiens plutôt à l’écart.
Propos traduits par Pascale Wei-Guinot
Jeunesse (Le Printemps), sortie en salle le 3 janvier 2024, et Man in Black, sortie prévue courant 2024.