Volcan
Les Manfredi avaient bien fait les choses. Tout avait été parfaitement organisé pour cette réception qu’on eût dit préparée comme une performance. Triés sur le volet, tous avions été conviés à assister à l’éruption annoncée – la plus importante disait-on depuis l’explosion mythique du 11 septembre 1930. J’étais arrivé seul, vers treize heures, sur cette terrasse intemporelle nichée en plein ciel qui faisait face au Stromboli. Sans vraiment attendre qu’un être providentiel vînt engager la conversation, nonchalamment accoudé au parapet qui donnait sur l’étendue irisée de la mer Tyrrhénienne, j’observai avec intérêt l’apparition de chaque nouvel arrivant, lequel rivalisait d’exclamations dithyrambiques avec le précédent à propos de la vue somptueuse qui s’ouvrait à lui. En moins d’une heure, constituée de vagues connaissances mais surtout d’inconnus, l’assemblée atteignit la centaine d’invités. De l’intérieur, imbibant tout l’oxygène, s’éleva l’air du Faust de Gounod interprété par Valérie Masterson, suivi par un passage de La Bohême, par Maria Callas. À l’extérieur, servi depuis le matin sous quatre dais à rayures blanches et grises, un somptueux buffet attendait un signal discret de la comtesse Manfredi.
Se déplaçant d’une extrémité de la terrasse à l’autre, cette foule hétéroclite se présentait, se saluait, se congratulait. Pourtant, le véritable centre d’intérêt, point de fuite subliminal de toute cette activité, était l’horizon ; un horizon serein posé sur l’étendue d’eau argentée sur laquelle pointait une masse de terre bombée, un sein de femme d’où, selon les scientifiques, devait jaillir un lait de feu dans les heures à venir. Après que le café fut servi, certains des convives s’affalèrent dans de grands fauteuils d’osier pour deviser sur la situation internationale, d’autres préférant prendre l’ombre dans les jardins d’hiver et leur enfilade de salons. À proximité des derniers hôtes restés bavarder près des tables, d’autres, munis de jumelles, scrutaient le large de manière ininterrompue. Nous attendîmes jusqu’à l’heure du thé. Afin de tromper l’excitation d’assister au phénomène, je m’occupai à butiner des informations, à en distiller d’autres à propos d’évènements culturels récemment traversés : un mot pour celui-ci, un autre pour celui-là. Je me souviens avoir tendu une coupe à une femme postée sur ma droite puis élégamment capturé un troupeau de petits fours disposés sur des plateaux d’argent. Je me souviens aussi m’être éclipsé un temps avec le journal de la veille dans un recoin de la véranda centrale.
Annoncée par des fumeroles verticales, l’éruption eut lieu vers seize heures cinquante. Comme un seul homme, l’assemblée s’approcha de la colonnade de pierre à ciel ouvert. Bien qu’éloignée de plusieurs kilomètres de l’immense terrasse, l’évènement semblait presque se dérouler sous nos yeux, chacun, tasses ou verres à la main, commentant ce spectacle flamboyant.
Lassé du café et dans un soudain désir d’ivresse dû à la tombée du jour qui approchait, je m’apprêtais à héler le serveur afin de me faire porter une coupe quand une clameur monta de l’assemblée : une seconde explosion plus puissante que la première venait de maculer le ciel de l’été de paillettes écarlates. Des réflexions empathiques se firent aussitôt entendre à propos de cette flore, de cette faune qui, sur place, devait vivre l’enfer des forges de Vulcain. J’entendis derrière moi quelqu’un évoquer le souvenir de Pompéi. Un cataclysme inconcevable depuis notre mirador, tels ces champs de bataille jonchés de fantassins agonisants dont tout état-major s’estime généralement hors d’atteinte.
Peu à peu, le ciel s’assombrit comme si les vents poussaient les retombées de cendres dans notre direction. À l’intention de son entourage immédiat, un jeune officier plaisanta sur un spencer blanc, le sien, bientôt livré à la cherté des teinturiers. Observant attentivement l’assemblée, je crus dans l’instant percevoir chez certains de ces courtisans les prémices d’une inquiétude inédite. Une voix féminine lança, haut perchée :
— Êtes-vous certains qu’il ne va pas dériver jusqu’ici, ce nuage ? Je trouve qu’il s’approche dangereusement. Il ne peut nous atteindre, n’est-ce pas, professeur ?
De cette discrète suffisance qu’autorise parfois l’autorité scientifique, le professeur affirma que nous ne courions aucun danger pour la bonne raison que lesdits vents tourneraient avant d’atteindre notre mirador. Haussant les épaules, un industriel vaguement péremptoire appuya le professeur, déclarant que si nous étions effectivement protégés par la balistique, nous ne l’étions pas moins de par notre condition sociale. Un trait d’esprit qui déclencha un bouquet de rires jaunes.
Sans décoller l’orbite oculaire de sa longue-vue, perché sur un escabeau nain, un petit homme replet lança triomphalement à la cantonade qu’il venait d’entrevoir une première coulée de lave ; il fut malgré lui forcé de prêter son instrument à sa voisine, aussi excitée de se savoir au centre de toutes les attentions que par l’évènement lui-même.
Je jetai un œil à ma montre : dix-huit heures quarante six. Maintenant voilé par les cendres, le soleil qui descendait lentement dans la mer ne nous protégerait bientôt plus de rien. Tournant à nouveau la tête vers le large, je remarquai que l’incroyable nuage en forme de chou-fleur se rapprochait de façon inquiétante. Le doute n’était plus possible : les vents le poussaient vers la côte.
Peu à peu, monta en moi un sentiment étrange : une impression imperceptible transpirait de la masse des invités, une forme de non-dit. Le non-dit du vent qui tourne. L’élégante assemblée me parut en effet beaucoup moins concernée par la fête qui la réunissait, comme frappée d’un aspect cireux. Je ne parvenais pas à comprendre si, accusant leur âge, les rictus divers qu’ils arboraient devaient à cette lumière étrange ou si cette impression était simplement due à la fatigue oculaire qui m’handicapait depuis quelques jours, je finis par prendre la mesure de ces masques mondains en train de se décomposer. Comme si, de cette réalité troublante, devait surgir un danger imminent : celui de notre implication individuelle dans un spectacle présumé inoffensif dont il semblait soudain inconcevable d’imaginer qu’il le resterait.
Tel un escargot pachydermique, l’objet de notre attention avançait à présent sur le palais Manfredi. Un gastéropode surréaliste qui se serait comme étiré loin de sa coquille sans que l’habitacle du volcan, difficilement entraîné par l’élasticité du mollusque fantasmé, n’eût bougé d’un pouce.
Lorsque la masse effrayante se trouva à moins d’un mille marin de notre repaire, une panique s’empara progressivement de la plupart des convives. Sur cette terrasse, symbole intouchable de notre puissance sociale, personne ne riait plus. C’est à ce moment exact qu’un nouveau détail me frappa : comme figés par la crainte de voir les éléments naturels fondre sur eux, leurs visages s’étaient comme outrageusement ridés.
Puis la panique devint terreur. Se poussant du coude comme surpris par une averse soudaine, chacun des invités déserta soudainement la balustrade afin d’être le premier à atteindre le vestibule. L’image m’évoqua un poulailler somnolent voyant entrer le fermier venu choisir son repas de midi. Plutôt adaptée à la situation, parvenait maintenant des salons une mélodie de Nino Rota que j’identifiai aussitôt comme celle d’Amarcord. Entre burlesque et tragique, la musique s’affola sans parvenir à couvrir les hurlements. Comme sous un ciel d’orage avant qu’il n’éclate, la lumière n’était plus qu’obscurité. Dans un chaos indescriptible, la terrasse se vida alors tel un siphon, me laissant enfin seul, appuyé à ce parapet chauffé au soleil de l’après-midi. Seul, oui, seul à observer cette foule défaite en train de s’engouffrer dans le Palais Manfredi.
Personne n’en réchapperait, c’était maintenant certain ; les cendres s’infiltreraient partout, du dessous des portes aux narines de ces élégants mammifères. Voilà que ces êtres encore immortels dans l’après-midi sombraient de concert dans la crainte de voir leurs existences, leurs biens et surtout leurs projets, engloutis en quelques minutes.
Dans ce brouhaha, tous s’employaient à refermer derrière eux les hautes portes fenêtres quand m’apparut l’effroyable réalité : dans la force de l’âge il y a quelques minutes encore, ces êtres formaient dorénavant une assemblée de vieillards flétris et grimaçants, de damnés dérangés dans leurs certitudes qui, de leurs yeux exorbités, me faisaient expressément signe de rejoindre leur abri dérisoire.
Tandis que le couvercle de cendres commençait à retomber sur la villa et ses jardins à perte de vue, la dernière image du monde qui me fut donnée à contempler fut cet entassement de corps compressés à l’intérieur, de visages peints par Bosch, Goya, Grosz, Brueghel, écrasés contre les vitres.
Posté à la proue du temps qu’il me restait à inspirer, je compris que les Manfredi m’avaient tendu un guet-apens, qu’ils ne m’avaient invité qu’en qualité de narrateur de cette allégorie. Je tournai finalement le dos à ce terrible spectacle pour lui préférer ce qu’il restait d’horizon. Calmement, je m’appuyai bras tendus sur le parapet à colonnade. Oui, là, juste là d’où je vous fais un petit signe. Me voyez-vous d’où vous êtes ? Oui, un peu plus à gauche. Voilà.
Voir venir. Je pris curieusement conscience que cette volte-face – simple réponse au sentiment de la destinée – ne tenait d’aucune posture démonstrative. Qu’elle n’était, non, ni provocatrice, ni narcissique, ni même résolument esthétique. En vérité, rien ne me poussait à me réfugier à l’intérieur avec les autres, à forcer le passage de l’ego, à faire durer à tout prix le corps qui m’avait porté jusqu’à ce jour. Je sais, il est rare d’être inconscient à ce point.
C’est alors, confronté à la vague de cendres vertigineuse qui m’engloutirait dans quelques secondes, que mon regard se posa sur ces deux mains posées à plat sur la pierre encore tiède. Là, juste sous mes yeux, deux mains flétries par le grand âge qui, certainement, devaient être les miennes.