Série télé

House of Cards, l’éthique du diable

Politiste

L’ultime saison de House of Cards continue d’explorer la part obscure de la démocratie américaine, cette fois menée par une femme présidente, dans une atmosphère crépusculaire hantée par la mort. Spoiler alert : la disparition de l’acteur phare de la série ne lui a pas fait perdre son mordant, les épisodes se succédant dans une plongée sans retour dans les arcanes du mal radical.

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Jusque-là, House of Cards se présentait comme l’envers sombre de la présidence Obama, l’expérience à éviter d’un criminel occupant le poste suprême. Avec l’élection de Donald Trump, la vision décalée et fantastique que la série entendait porter a été rattrapée par la manière inédite et improbable qu’a eu le nouveau président d’occuper son rôle. L’actrice Robin Wright, qui joue Claire Underwood, a ainsi déclaré à la fin de la cinquième saison que Trump avait « volé toutes leurs idées pour la saison 6 ». La brutalité du président, sa carrière sulfureuse d’homme d’affaires, ses liens troubles avec la Russie, sa misogynie, son recours aux fausses nouvelles et autres « faits alternatifs », sa délégitimation permanente des professionnels de la politique, comme sa lecture particulière du jeu international, qui le fait tancer les pays alliés des États-Unis pour se rapprocher de ses ennemis historiques, ont paru renvoyer House of Cards au statut de fiction bien timide. Il fallait donc que les scénaristes accentuent encore davantage la part malfaisante des personnages et leurs luttes interpersonnelles, et renforcent la dimension fantastique de la série.

La part sombre de la politique

Défiée dans son récit par la présidence Trump, la série a été obligée de se placer en contrepoint de cette nouvelle séquence politique. En l’absence de Kevin Spacey, évincé du show après des accusations d’agressions sexuelles, Robin Wright devient productrice exécutive de la série, tient le rôle principal, et réalise le dernier épisode. Son engagement féministe de longue date trouve directement un écho dans la teneur des épisodes. C’est bien une femme présidente qui est au cœur de l’intrigue, désireuse de rompre les liens avec son défunt mari en demandant à être désormais appelée par son nom de jeune fille, Hale. Pour la première fois la série recourt à des flashbacks sur l’enfance et l’adolescence de Claire, pour restituer ce qu’a pu être l’expérience subjective d’une jeune texane, et son désir d’échapper à un destin biographique déjà tracé. Une des visiteuses du soir de Claire affirme que Simone de Beauvoir avait raison sur tout en ce qui concerne la place des femmes, manière de planter le discours féministe de la nouvelle présidente.

Alors qu’elle vient d’être molestée et à moitié déshabillée par de jeunes garçons, on entend en voix-off la mère de Claire lui dire qu’elle avait dû provoquer ses agresseurs. L’idée d’une revanche liée au genre est très fortement suggérée dans cette saison, là où celle de Frank Underwood pouvait être sociale (son père était producteur de pêches et sa mère femme de ménage), mais sans que cette dimension soit centrale dans la série. Claire joue même habilement des clichés liés au genre pour que ses adversaires la sous-estiment et s’exposent. Elle laisse ainsi croire qu’elle est débordée par les événements, tout en déclarant face caméra : « jouer les incompétentes est si épuisant ». Elle simule également une dépression pour ouvrir la voie à une procédure d’impeachment contre elle, qui lui permettra en fait de se débarrasser de son gouvernement séditieux. Claire nomme dans la foulée un Cabinet uniquement composé de femmes. Le plan large sur la nouvelle équipe est marquant, et incarne une proposition fictionnelle forte de la série. Mais elle est aussitôt éteinte par le fait que ces femmes sont toutes habillées de la même façon, quasi mutiques, remplaçables, et que les rapports hiérarchiques et la puissance de la présidente l’emportent sur des considérations de genre. Le petit théâtre de la politique reprend alors ses droits.

Un jeu politique dépolitisé

House of Cards est une série qui dépolitise l’activité politique, et la sixième saison n’échappe pas à cette règle. Le propos originel des showrunners, David Fincher et Beau Willimon, était de mettre en scène un thriller politique, où la question du réalisme du métier d’élu ou celle des politiques publiques était très secondaire. A cet égard, la série n’a de « politique » que l’habillage et le lieu où se déroule l’action, car l’enjeu central est d’expérimenter ce que serait le crime en politique, au plus haut niveau de l’État, et les vicissitudes d’une lutte sans merci entre des individus habités seulement d’une ambition destructrice. Tout n’y est donc que coups, combines et vendetta. À aucun moment la série ne crée un espace narratif ouvert à une question politique. Même lorsqu’Underwood essaie de pousser un grand programme public pour l’emploi, il est vite absenté dans la fiction même. C’est donc la question de la survie qui habite les personnages, et les protagonistes principaux sont ceux qui jouent les meilleurs coups et font preuve d’une maestria extrême. Dans les saisons précédentes, le couple Underwood, et leur âme damnée, Doug Stamper, apparaissent comme omniscients, anticipant les attaques de leurs ennemis par la connaissance intime et instinctive qu’ils en avaient, et les piégeant puis les assassinant irrémédiablement.

Tous les outils politiques sont donc retournés en arme pour la vengeance personnelle. La série donne ainsi le sentiment d’assister à un combat des chefs, ou à celui des dieux, comme dans les mythologies anciennes. C’est le sens du combat à distance entre Stamper, Claire et les Sheperd, une famille d’industriels qui entend peser sur le jeu politique. Ils se connaissent depuis très longtemps, sont au-dessus de la masse, prisonniers de leur obsession d’écrasement de leurs adversaires. « Toute politique est personnelle », affirme d’ailleurs Annette Sheperd, renversant la formule habituelle selon laquelle ce qu’ils font ne relèverait que du « business ». Les scénaristes n’ont pas choisi d’adoucir le personnage de Claire, désormais présidente, mais au contraire de démultiplier les figures du mal : Claire ordonne des assassinats, et commet dans cette saison un second meurtre, les Sheperd essaient de la tuer, le faible Seth devient un communicant retors, et Stamper roue de coups son psy. La brutalité est partout présente : on tire sur la voiture de Claire, et les assassinats commandités sont nombreux. Dans la lignée des romans d’origine de Michael Dobbs, comme de la mini-série de la BBC, le pourrissement gangrène tout Washington, et les quelques figures intègres ou désireuses de dévoiler les turpitudes des Underwood, comme le journaliste Tom Hammerschmidt, sont définitivement broyées.

House of Cards accrédite la vision d’un monde politique coupé des électeurs, tournant en vase clos, sans vision du bien commun, et uniquement préoccupé des intérêts du champ politique. Elle accrédite la confiscation du pouvoir par une caste de gens qui n’appartiennent pas au commun des mortels. Soit parce que ce sont des patriciens, riches entrepreneurs ou patrons de presse, comme les Sheperd. Soit parce que ce sont des individus hantés par le mal et la violence, qui trouvent dans l’activité politique le meilleur lieu pour assouvir leur désir de contrôler les autres. Vision conspirationniste aussi, qui filme un rituel secret en forêt où se réunissent des notables, ou dans cette saison les quelques conjurés qui projettent froidement d’assassiner la présidente.

S’il y a un mince propos politique à trouver dans la sixième saison, il est dans l’engagement public de Claire à lutter contre les oligarques et contre le vol des données orchestré via une application de smartphone. Mais ce qui pourrait apparaître comme un message à l’administration Trump est aussitôt déjoué par le fait que Claire déclare vouloir dire la vérité au peuple, alors que le spectateur sait qu’elle ment outrageusement, et qu’au passage elle n’a jamais été élue à ce poste. Ses regards-caméras, comme désormais ceux de Stamper, disent une intériorité noire. Après avoir sali la mémoire de son amant, Tom Yates, Claire conclut : « les présidents ne sont pas autorisés à être humains. Il faut choisir. Le pouvoir ou l’amour. »

Explorer le fantastique

Nous avons posé ailleurs que la proposition narrative de House of Cards est d’examiner comme dans un laboratoire ce que fait l’injection de figures criminelles ou d’individus sans scrupules dans le jeu politique. La série bâtit un univers inspiré de Machiavel, où les chefs sont des animaux féroces, des êtres d’essence malfaisante, voire des vampires assoiffés de sang. C’est sous cet aspect que le récit relève du fantastique. Les Underwood vivent la nuit, semblent ne jamais dormir, et sont attirés par le sang. Comme dans une scène célèbre de la deuxième saison où le couple fond sur la main blessée de leur garde du corps et lance un ballet érotique à trois. Frank Underwood n’apparaît pas sur les images des caméras de surveillance du métro, alors qu’il vient de tuer son amante Zoe Barnes, comme les vampires ne se reflètent pas dans les miroirs. Stamper est la créature de Frank, presque « mordu » puis contrôlé par lui. Dans cette dernière saison, Stamper confirme d’ailleurs qu’il est redevable à l’ancien président de l’avoir sevré de l’alcool.

La sexualité des Underwood est trouble. Clairement, la libido dominandi de Frank l’emporte sur sa libido sexuelle. Il est bisexuel, mais ne recourt à la sexualité que de manière instrumentale, par exemple pour obtenir des informations politiques. La série suggère à plusieurs reprises que Claire est restée sexuellement frustrée avec lui. Dans cette ultime saison, Annette Sheperd révèle à Claire avoir eu une relation avec Frank vingt ans auparavant, mais en avoir gardé un souvenir décevant, trouvant qu’il n’était pas vraiment à ce qu’il faisait. Ce peu d’appétence sexuelle de Frank – la série ne montre qu’une seule fois le couple faire l’amour –, laisse ouverte la question du vrai géniteur de l’enfant que porte Claire.

Car les Underwood sont uniques en leur genre, et ne se reproduisent pas. Regardant la caméra, Claire avoue que l’enfant dont elle a avorté la troisième fois était viable, mais qu’elle et Frank comme parents ne l’étaient pas. Ce sont des figures du mal appelées à ne pas laisser de descendance. Précisément, Claire est enceinte de Frank, dit-elle, dans cette saison. Mais la série suggère bien qu’il s’agit d’un enfant du mal. Seule dans la salle de projection de la Maison-Blanche, Claire regarde Rosemary’s Baby, film horrifique de Roman Polanski, où le personnage de Mia Farrow attend un enfant, fruit des œuvres du démon. La journaliste Janine Skorsky, qui connaît la véritable nature des Underwood, refuse de poser sa main sur le ventre de Claire pour sentir son bébé. La mise en scène recourt à plusieurs reprises aux codes du thriller ou du film d’horreur, avec musique inquiétante, lumière basse, sons étranges sortant des murs, où Claire croit entendre les deux coups que Frank donnait régulièrement sur son bureau avec sa bague. Elle entend des voix dans la chambre de l’enfant, une silhouette passe en courant derrière elle, elle dialogue avec sa fille à naître devenue grande, se demande si elle ne porte pas la « semence du diable », et décide de prier le « seigneur Lucifer ».

Cette saison crépusculaire, hantée par la mort de Frank Underwood, transforme en fantômes grimaçants les personnages des épisodes précédents : Cathy Durant réapparaît pour être immédiatement tuée, le cadavre de Tom Yates resurgit, le président russe Petrov passe à Washington une seule journée, le passé de Claire remonte lors de divers flashbacks, Bill Sheperd est mourant, et l’ex-Secrétaire générale de la Maison-Blanche, Linda Vasquez, vient dire à Claire que si Frank avait été nommé Secrétaire d’État rien de ce qui est arrivé ensuite – soit la série elle-même, et les crimes des Underwood – ne se serait jamais produit. Tout semble épuisé parce que tout a déjà servi. Washington devient une ronde funèbre, à laquelle même Claire et Stamper ne peuvent échapper. Privée de son acteur principal, la série se congédie elle-même, décrivant une Claire Underwood plus isolée que jamais au sommet du pouvoir, semblant flotter dans des épisodes aux scénarios désincarnés, et sans que la fin de la grossesse ne révèle son secret. Elle aura fait le choix conscient du mal, délaissant son amour de jeunesse, qui lui promettait bonheur et amour, pour précisément suivre Frank dont elle avait deviné l’intériorité, et laisser sortir la part sombre qu’elle sentait confusément en elle. De façon explicite, la série enregistre la présence incarnée du mal, et la naissance d’une éthique politique inversée où triomphe la part diabolique des hommes comme des femmes.


Emmanuel Taïeb

Politiste, Professeur à Sciences Po Lyon

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