Philosophie

Face au présent

Historien

Faire face au présent, le diagnostiquer, c’est aussi percevoir qu’il n’y a pas qu’un seul présent, le même pour tous, mais des présents. Et, de plus en plus, ces présents sont désaccordés. L’économie est en marche, mais tout le monde ne peut la suivre : les plus pauvres s’appauvrissent ; les ressources terrestres s’épuisent. Cela nourrit des mouvements de repli, de refus, de colère.

Avant d’être face au présent, nous sommes dans le présent, puisqu’il est notre lieu et notre milieu. Nous sommes embarqués, et il en fut toujours ainsi pour toutes les communautés humaines. Se mettre face au présent, c’est déjà opérer une première mise à distance. Mais peut-on se mettre face au présent, à la façon du spectateur qui, pour saisir une vue d’ensemble du tableau qu’il a devant lui, recule de quelques pas ? Évidemment pas, puisque le présent n’est le même ni pour tous ni partout, et qu’il est bien difficile de lui assigner des limites sûres.

Malgré tout, existent nombre d’instruments de distanciation, puisque c’est la démarche même de toutes les sciences sociales : observer, mesurer, évaluer, interpréter, comparer. Grâce à ces enquêtes multiples, nous en savons donc, en fait, beaucoup sur le présent ou, plutôt, sur les différents présents. Et même de plus en plus, compte tenu des possibilités qu’ouvre le développement rapide du big data. Mais cet accroissement des connaissances risque aussi d’en accentuer le morcellement. Si nous savons de façon de plus en plus précise ce que c’est que vivre dans le présent (selon que vous êtes ouvrier, cadre, chômeur, jeune, vieux, migrant, etc.), nous ne voyons pas forcément mieux quel est ce présent : sa trame et sa texture. Pour reprendre l’image du tableau, nous en appréhendons de mieux en mieux les détails, mais pas forcément ce qui a présidé à sa composition. En ce point, l’historien peut apporter sa contribution, en proposant des allers retours entre présent et passé par le relais de la comparaison.

C’est ce que j’ai fait, il y a près de vingt ans, quand j’ai suggéré de nommer présentisme le moment contemporain. Ce diagnostic résultait d’une prise de distance maximale, puisqu’il s’agissait de comparer des présents du passé avec le nôtre, en s’arrêtant sur des moments de crise du temps. Que voulais-je dire, après d’autres et avec d’autres ? Que nous étions passés d’une configuration où le futur était la catégorie


François Hartog

Historien, Directeur d'études à l'EHESS

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