Roman (extrait)

La capitale

Écrivain

Tout commence, dans le prologue de La Capitale, par un cochon semant la panique dans le centre de Bruxelles. Panique qui relie les personnages par un fil. Fil que l’écrivain autrichien Robert Menasse s’amuse à emmêler, dérouler, amplifier, dès le premier chapitre. Premier chapitre dans lequel retentit un coup de feu.
AOC continue sa série de Noël avec ces premières pages traduites par Olivier Mannoni, à paraître en janvier chez Verdier, d’un roman burlesque mais noir, exubérant mais savamment construit, incroyablement divers mais tenu par ce fil. Une satire des institutions européennes, mais aussi un hommage à l’Europe et à sa capitale.

Premier chapitre

Il n’est pas obligatoire qu’il existe des liens réels entre les choses,
mais sans eux tout se désagrégerait.

 

Qui a inventé la moutarde ? Ça n’est pas un bon début pour un roman. Mais d’un autre côté, il ne peut pas y avoir de bon début, parce qu’il n’existe pas de début du tout, bon ou moins bon. Car toute première phrase concevable est déjà une fin – même si cela continue après. Elle se situe à la fin de milliers et de milliers de pages qui n’ont jamais été écrites : l’histoire antérieure.

Lorsqu’on commence la lecture d’un roman, il faudrait en réalité pouvoir remonter les pages à rebours juste après la première phrase. Tel était le rêve de Martin Susman, ce qu’il aurait véritablement aimé devenir : un narrateur d’histoires antérieures. Il avait interrompu des études d’archéologie et c’est ensuite, seulement, que… Mais peu importe, cela n’a aucune importance ici, cela fait partie de cette histoire antérieure que tout roman doit mettre entre parenthèses, sans quoi on finit par ne jamais commencer.

Martin Susman était assis à son bureau, il avait écarté l’ordinateur portable et extrayait de deux tubes différents de la moutarde qui se déposait sur une assiette, une anglaise, forte, et une allemande, douce, et il se demandait qui avait inventé la moutarde. Qui a eu cette idée grotesque de produire une pâte qui annihile le goût spécifique d’un plat sans avoir elle-même un goût agréable ? Et comment est-il possible qu’elle ait pu s’imposer comme produit de masse ? C’est comme le Coca-Cola, se dit-il. Un produit qui ne manquerait à personne s’il n’existait pas. En rentrant chez lui, Martin Susman avait acheté dans la succursale de Delhaize, sur le boulevard Anspach, deux bouteilles de vin, une botte de tulipes jaunes, une saucisse à griller et avec cela, tout naturellement, de la moutarde, deux tubes d’un seul coup, parce qu’il n’arrivait pas à trancher entre douce et forte.

La saucisse se tortillait et sifflait à présent dans la poêle, la flamme du ga


Robert Menasse

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