Pierre-Damien Huyghe : « Le design s’est inventé dans une certaine distance avec l’idée européenne d’art »
Pour qui veut comprendre mieux l’univers compliqué, de plus en plus empli de machines, dans lequel nous évoluons au quotidien, cette mutation numérique qui sans cesse nous bouscule, Pierre-Damien Huyghe s’avère l’un des penseurs les précieux. Sans doute parce qu’il manifeste toujours le réflexe de replacer ces micro-changements, l’irruption de nouveaux appareils dans un temps relativement long, celui de nos sociétés industrielles, celles qui naissent au XIXe siècle sans jamais toutefois rompre totalement d’avec ce qui leur aura précédé. Professeur de philosophie à l’Université Paris 1, dans laquelle il fut d’abord étudiant, Huyghe y a fait entrer le design comme objet pensable, à côté du cinéma et de la photographie. Au fil de livres importants (Art et industrie, Le Cinéma avant après, À quoi tient le design ?, Contre-temps), il a développé une réflexion singulière sur les conditions d’ouverture des conduites artistiques à la technique et à l’industrie. SB
Quelle serait votre définition du design ?
Ce que l’on nomme aujourd’hui design ne s’est longtemps pas appelé ainsi, de sorte qu’il y a quelque chose de rétrospectif dans l’appellation. Bien sûr, la langue anglaise étant ce qu’elle est, on trouve des textes qui admettent le mot dès la seconde moitié du 19e siècle. C’est généralement traduit, aujourd’hui du moins, par « conception ». Mais lorsque le design s’est décidé à devenir ce qu’il pouvait être, quand il a pris son orientation majeure, ce n’est pas vraiment en relation avec cette notion. Je proposerais volontiers de dire que le design a pu davantage s’entendre et se comprendre lui-même comme une façon de travailler avec les machines de la société industrielle ou même, si vous l’acceptez, avec les « machins », avec les diverses mécaniques qu’on trouve au sein des espaces de production de la société industrielle. Comme le dit Frank Lloyd Wright dans une formule que j’aime beaucoup : il s’agit de travailler pour faire non pas le mieux mais mieux avec les machines, en impliquant ce qu’il appelle « les rythmes de la forme ». Cela renvoie à l’aspect, à l’allure, à la façon dont les objets se présentent à la perception. Le design historique c’est, au sein de la société industrielle, un travail qui tient aux qualités de la perception.
Aujourd’hui, l’acception la plus courante du mot design renvoie à la forme des objets. Mais, on peut avoir le sentiment qu’à l’inverse, pour les spécialistes du design il renvoie à tout autre chose, à des procédures, à des agencements d’opérations. Nombre de professionnels du design insistent sur le fait que le design ce n’est pas ce qui arrive à la fin pour faire beau, ce n’est surtout pas « la cerise sur le gâteau ».
Ils ont certainement raison puisque ce sont eux qui font le travail. Il faut donc tenir compte de ce qu’ils disent. Mais je ne crois pas qu’on puisse étudier le design ou le comprendre dans sa désormais relativement longue histoire sans impliquer le mot forme, aussi discutable et critiqué soit-il. Dans un texte de 1934, Walter Benjamin attaque ce mot de façon extrêmement intéressante. Il nous faut tout de même bien noter combien historiquement le design y a tenu, même s’il y tient apparemment moins désormais. Très souvent la forme est confondue avec l’apparence, et, effectivement, l’apparence c’est un peu comme la touche cosmétique qui arrive à la fin pour séduire. Ce n’est pas ce qui intéresse les designers. En fait, c’est, je crois, dans le sens de formation qu’il nous faut prendre et conserver le mot forme. S’il appartient, ce mot, à l’histoire du design, c’est pour nommer un mode de formation, ce qu’aujourd’hui on appelle, bien malgré moi, un processus. Selon la fameuse formule de l’architecte Sullivan, « form follows function », le registre de la forme suit celui de la fonction. S’il vient ainsi en second, il n’est pas pour autant secondaire. La forme ne se donne pas d’emblée, c’est le fait, c’est l’issue d’un travail depuis, à partir d’éléments fonctionnels.
Comment en êtes-vous venu, comme philosophe, à travailler sur le design ?
De façon étrange, j’ai eu affaire enfant à une revue où il était question de Walter Gropius et, pour des raisons qui m’échappent un peu, cette revue est restée dans mon souvenir. Peut-être ai-je eu vaguement le sentiment de l’importance de l’homme auquel elle consacrait ses pages. Très longtemps après, autre élément biographique et anecdotique, je suis nommé à l’Université Paris 1. Il y avait là une petite section alors appelée « arts appliqués ». Pour en préserver les diplômes, il fallait la placer sous la responsabilité d’un professeur d’université. Il n’y avait pas beaucoup de candidats, j’avais déjà écrit la première version de mon livre sur le Bauhaus, je m’y suis donc collé. Et j’ai alors rencontré des étudiants dont je me dis qu’avec leurs questions ils m’ont véritablement accueilli à l’université. Je me considérais comme incompétent mais je répondais comme je pouvais. Et ça a marché, dans les deux sens. On s’est intéressé les uns les autres.
Ce lieu d’enseignement est ainsi devenu la seule formation théorique en France sur ces questions, sur le design en particulier…
En tout cas, ce fut la première à l’université à passer à l’appellation design. Est-ce vraiment une formation théorique ? Je propose de dire que c’est un endroit où l’on cherche à étudier le design, pas seulement à le pratiquer. Pendant des années, les étudiants que nous recrutions à Paris 1 avaient souvent d’ailleurs déjà reçu une formation pratique en design, et je leur proposais qu’on l’étudie, qu’on prenne du recul, qu’on observe, par exemple, les relations qu’entretiennent ce qui prétend au design aujourd’hui et le design plus historique. D’autre part, à travers les questions que m’adressaient les étudiants ou le milieu, j’ai aussi trouvé de quoi relire un certain nombre de textes philosophiques. Mon travail de ce point de vue ne consistait pas à faire de la philosophie du design mais à interroger la philosophie à partir de ce que je comprenais de ce qui s’appelait design.
Avant d’en venir à ces objets-là, quelle fut votre éducation philosophique ?
Une formation assez classique. Je suis un ancien étudiant de l’Université Paris 1 alors naissante, nous étions juste après 68. Et, pour des raisons d’ordre privé, parce qu’il fallait que je gagne ma vie, j’ai arrêté mes études. J’ai quitté l’université pour aller faire autre chose un bon moment, avant de me rendre compte que je n’avais pas terminé mes études comme je le souhaitais. Je m’y suis donc remis. J’ai fait ce qu’il fallait pour passer une thèse, soutenue à Strasbourg, sous la direction de Philippe Lacoue-Labarthe. C’était un sujet étrange, je l’avais intitulé « De la facture ». Je m’intéressais au fait de faire, je ne crois pas que c’était une très bonne thèse. Mon idée était que la philosophie n’avait peut-être pas fait tant qu’elle croit de l’art un objet. De l’image, oui. Sous le nom d’art, il me semblait qu’en réalité, en tout cas de manière dominante, elle s’intéressait plutôt au statut des images. Mais pas tant au fait de les faire, au travail. Je voulais ouvrir une réflexion sur l’idée qu’avant d’être un élément symbolique, une proposition symbolique, l’art relevait peut-être d’abord d’une façon de travailler.
Ce parti pris va structurer la suite de votre œuvre…
Je ne sais pas, me concernant, si l’on peut dire « œuvre » mais oui, c’est une ligne directrice. Essayer de penser l’art ou les œuvres comme des objets techniques ou d’un certain rapport à la technique. Il m’a fallu réfléchir un peu pour tirer les conséquences de cette formule. Si les œuvres sont des objets techniques – les objets ou les termes d’une certaine technique – alors cela veut dire qu’il peut y avoir, éventuellement pour une même technique, pour un même appareillage, deux sortes de technicité, l’une avec, l’autre sans art. Qu’est-ce que cela signifie ? Que les techniques sont, comme je le dis aujourd’hui, conductibles, qu’il y a des conduites techniques et qu’il n’y a peut-être pas, s’agissant d’elles, autant de déterminisme qu’on le dit parfois.
Puisque vous vous intéressez au travail, quelle a été votre manière de faire de la philosophie ? De quelle boîte à outil philosophique vous êtes vous servi, de quels concepts, de quels auteurs ?
Un premier nom me vient tout de suite à l’esprit, c’est celui de Derrida. Étudiant, j’étais un auditeur assidu de ses séminaires et il m’avait même proposé, un moment, de produire un travail au sein de son séminaire. De Derrida, j’ai retenu une extrême attention portée au pensable. Le pensable, c’est ce qui n’est pas tout à fait pensé mais qui se trouve néanmoins là, dans les textes, dans la langue, ce qui nous précède et dont les auteurs qui ont écrit avant nous attestent plus ou moins sourdement. Bien d’autres personnes ont été importantes pour moi, et si l’on reste du côté de mes professeurs, je n’ai pas envie de dire mes maîtres, j’ai eu la chance de suivre, la dernière année où il enseignait je crois, un cours de Georges Canguilhem. C’était un grand professeur et un grand pédagogue, il avait une façon incroyable de mettre ses étudiants au travail, et cela je l’ai retenu peut-être, comme pédagogue, si jamais je l’ai été. Au nombre de ceux qui ont beaucoup compté, il me faut aussi donner le nom de Bernard Pautrat.
Et l’orientation vers la philosophie de l’art, comment s’est-elle opérée ? Après cette césure dans vos études ?
Je vais être obligé de faire une confidence publique. Quelque chose a joué un rôle dont j’accepte de parler un petit peu. Je vais dire, très banalement, que j’ai fait de la peinture pendant pas mal d’années, et même de la peinture que je suis allé jusqu’à exposer. Je me suis aussi intéressé à la fabrique d’éléments impliquant la photographie et, plus tard, le numérique. Travailler à ces choses dont je n’ai cependant jamais fait profession m’a sûrement aidé à réaborder la philosophie de l’art dans les termes du faire.
C’est une pratique que vous avez poursuivi ?
La dernière fois que j’ai réalisé quelque chose qui relève de cette pratique c’était en 2008-2009. Donc oui, c’est une chose qui m’aura accompagné longtemps.
La photographie aussi ?
Je m’y intéresse. Je ne suis pas photographe mais il m’est arrivé de proposer à des étudiants dont j’ai la responsabilité de faire un travail photographique et, avant de leur transmettre la consigne, je suis allé la tester moi-même dans les rues de Paris, pour voir si j’étais capable de me débrouiller avec ma propre consigne. Donc, oui, je faisais. Cela ne fait évidemment pas de moi un artiste photographe mais une personne qui, au moins, aura entretenu une relation concrète avec l’appareil.
La photographie, c’est aussi et surtout, pour vous, un objet de pensée. Vous avez beaucoup écrit sur la photographie, et sur le cinéma aussi, comme sur le design.
Ce sont des fabrications globalement contemporaines les unes des autres. Elles datent toutes les trois de la société industrielle et ont en commun de se situer sur une ligne de crête entre l’art et l’industrie. On aurait tort d’étudier le design abstraction faite du cinéma et réciproquement, et les deux sans les mettre en relation avec la photographie. Dans les trois cas, il s’agit de « machins » mis au monde depuis une certaine avancée de la technique, celle de la société industrielle. Les caméras et, par extension, les appareils d’enregistrement mais d’abord, historiquement, les caméras sont des appareils non pas extraordinaires – ils sont communs – mais d’une puissance et d’un intérêt énormes. La caméra est un objet technique exemplaire à bien des égards, et en particulier parce qu’il permet précisément de faire de ce mot, « appareil », un concept.
Qu’entendez-vous exactement par appareil ?
C’est une capacité technique, une matrice qui fait quelque chose d’elle-même et au sein de laquelle, par conséquent, quelque chose a lieu, se forme. Ce n’est pas un instrument. Ce n’est pas le seul prolongement d’une volonté. Mais ça peut aussi l’être quand précisément on réduit dans l’appareil sa dimension singulière, quand on n’a pas toute la considération possible pour ses capacités matricielles.
Un instrument, c’est un marteau, par exemple…
Oui, un marteau est un instrument, c’est-à-dire qu’il a un sens d’utilisation essentiel. Bien sûr il est toujours possible de chercher à faire contresens avec un marteau mais dans l’ensemble un marteau relève d’un fonctionnement et possède une fonction qui lui sont très assignés. On me dira sans doute qu’un appareil photographique aussi, c’est là pour faire une image, toujours une image. Mais laquelle au juste ? Cela n’est pas déterminé, ça se décide dans le moment de la mise en œuvre, du fait des qualités de l’appareil et du fait des réglages. Il y va d’une donne sur le moment. Faire quelque chose avec un appareil, c’est lui abandonner une partie de la responsabilité du faire. Sans doute faut-il mesurer cet abandon, cette responsabilité. Mais aussi être capable d’accueillir le donné de l’opération. En outre, quand on travaille avec un appareil, on ne peut pas ne pas se poser des questions. Un appareil, c’est une capacité de production qui interroge celui qui la met en œuvre. Qu’est-ce que tu peux faire avec moi ? Tu me règles comment ? Tu commences par quoi dans le réglage ?
L’apparition des appareils serait donc une rupture majeure dans l’histoire des techniques ?
Je n’ai pas encore assez travaillé pour vous répondre. Je n’arrive pas à me décider. Peut-on, par exemple, traiter de la peinture, des techniques de l’image d’avant la photographie en se demandant s’il s’agissait aussi d’appareils ? Oui, il y a des éléments du travail pictural qui rentrent dans cette ligne. Mais pour comprendre qu’il puisse y avoir des appareils avant l’appareil photographique, et donc ne pas penser celui-ci comme une rupture, il faut accepter de revoir, de réétudier le travail de la peinture, de moins penser en termes d’instruments, de chercher où peuvent ou pourraient se trouver des matrices picturales. C’est possible – Paul Klee pourrait nous y conduire, par exemple, par ses textes ou son journal. Je ne pense donc pas que l’on puisse affirmer avec certitude que l’appareil photographique est une rupture dans la technicité en général. Mais sans doute est-ce tout de même une rupture dans la capacité à faire image. On ne fait pas les mêmes images, ni dans les mêmes conditions avant lui et après lui.
Votre perspective est toujours historique, et vous insistez souvent sur l’importance de la révolution industrielle qui voit naître photographie, design et cinéma. Ce XIXe siècle peut aussi être vu comme le moment de la naissance de la culture de masse, en 1830 naît, par exemple, le journal tel que nous le connaissons encore. Comment regardez-vous ce tournant historique ?
Tournant historique c’est mieux, me semble-t-il, que révolution. Marx, qui était un observateur éminent de ce qu’on appelle un peu vite la révolution industrielle, parlait de passage à la « grande industrie ». Je propose de prendre cette expression très sérieusement et de remarquer que si l’on est passé à la grande industrie, c’est bien qu’il y avait auparavant une autre industrie, petite, pas grande en tout cas. A-t-elle complètement disparu ? Quand j’ai commencé à écrire Art et industrie, je n’ai pas trouvé, du côté des historiens, de définition du terme « industrie ». Le mot semble aller de soi. C’est peut-être l’une des originalités de mon travail de m’être dit : non, ce mot ne va pas de soi, il faut distinguer là au moins le grand du pas grand. De quoi s’agit-il au juste ? L’industrie pas grande a-t-elle cessé de nous regarder ? Aujourd’hui, certains éléments de l’industrie pas grande, des échelles, voire des modes de production qui concernaient le monde autrefois sont en train de nous revenir. De ce point de vue, nous pourrions nous considérer comme en passe d’achever le cycle d’une longue révolution. Ici ou là nous revenons à des tailles de production dont nous nous étions éloignés.
Que s’est-il passé alors avec ce passage à la grande industrie noté par Marx ?
A un moment, ce qu’on appelle industrie a échappé à certaines limites. Dans Art et industrie, j’avais proposé cette notion d’échappée, que j’avais pu construire à partir d’une lecture de Rousseau. Quelque chose de ce qu’on va appeler la société industrielle procède d’une échappée aux limites dans lesquelles étaient tenues d’un côté les capacités de production et les forces techniques, de l’autre l’économie. Quelque chose est sorti de ces limites, s’est échappé et a donné la société industrielle. Et cette société ne se définit pas seulement par le fait qu’elle organise la production à une certaine échelle et selon certaines forces. Elle a ses modes de production majeurs, mais aussi des modes d’habitat, des modes de commerce… La société industrielle c’est un mouvement qui fait qu’on ne produit pas comme on produisait, qu’on n’habite pas comme on habitait, qu’on ne commerce pas comme on commerçait… Et puis il faut aussi prendre en considération ce qui relève de la culture, par exemple les images qui circulent dans cette société. Quelles images ? Sur quels modes ? La mise au monde d’appareils, en tout cas de possibles appareils, comme l’appareil photo ou la caméra vient compléter le tableau. On ne saurait négliger la contemporanéité des transformations dans les modes de production, d’habitat, de commerce mais aussi de visibilité, de perceptibilité et d’imaginaire.
Un autre moment historique très important, sur lequel vous vous êtes souvent arrêté, ce sont les années 20, puis 30. Et, plus particulièrement dans l’univers artistique, le Bauhaus. Qu’est-ce qui, selon vous, se manifeste là pour la première fois ? Est-ce inédit ?
C’est une sacrée question : est-ce qu’il y a eu là du nouveau ? Qu’est-ce que ça veut dire nouveau ? Comment peut-on mesurer ce nouveau ? Faut-il qu’apparaisse une certaine distance manifeste avec ce qui ne serait pas nouveau ? Qu’est-ce qui s’est joué ou rejoué là ? Et la réponse est complexe : l’appel au « modèle » de la cathédrale gothique dans le premier manifeste du Bauhaus montre que s’il s’agit de nouveau ce n’est pas pour autant sans relation avec quelque chose qui ne l’est évidemment pas. Plus largement, si les années 20-30, davantage les années 20 d’ailleurs, me préoccupent, c’est qu’il s’agit d’un entre-deux guerres. Je suis le fils et le petit fils d’hommes qui ont été jeunes, l’un pendant la Première guerre mondiale et l’autre pendant la deuxième, qui d’une certaine manière les ont faites, en tout cas mon grand-père a fait celle de 1914-1918. Le silence dans lequel ils se tenaient, l’un puis l’autre, face à tout cela m’a toujours troublé. Qu’est-ce qui s’était donc passé ? J’avais l’idée qu’une façon d’aborder ces questions consistait à se demander comment on part en guerre. Pas la fleur au fusil, surtout pas. Mais quelle situation se trouve-t-elle réglée par le fait que des États décident, en 1914 par exemple, de se déclarer la guerre ? Que sont-ils en train de régler là ? Quels étaient les problèmes qui se posaient avant pour qu’on en arrive là ? En étudiant avec cette question en tête, l’on observe vite que les deux périodes d’avant-guerre dont je parle ont été traversées par des débats esthétiques extrêmement forts. D’où une hypothèse qui pourrait paraître incroyable : ces débats esthétiques n’étaient-ils pas, d’une certaine manière au moins, les témoins de bourgeonnements divers, de floraisons à venir, dans les façons de vivre, de sentir ? Des forces réactives qui se sont avérées dominantes n’en ont pas voulu. Elles ont épuisé, tari toute cette sève. Il y a de cela, me semble-t-il, dans le Bauhaus, dont on ne saurait oublier qu’il a été fermé par les nazis.
Le Bauhaus c’était aussi une pratique de l’enseignement, une pédagogie différente. Dans quelle mesure elle a pu vous inspirer ?
En fait, je ne la vois pas très bien, la pédagogie du Bauhaus. Elle me laisse perplexe car il y avait beaucoup de débats, beaucoup de variations entre les uns et les autres, et l’institution elle-même a beaucoup évolué sur ce point. Ce qui est incroyable c’est qu’en dépit de cette instabilité, de cette tension cela ait pu laisser autant de traces. Ce qui est peut-être inédit, c’est que cette grande marque se soit faite en même pas quinze ans. Gropius est important à cet égard. Il savait faire exister, et non pas étouffer, des tensions. C’est un point capital. On a souvent tendance à penser que bien gérer c’est apaiser les tensions. Gropius pensait le contraire : la montée en tension d’une institution est la condition de sa richesse, de sa pertinence.
Parmi tous ceux qui ont fait le Bauhaus, vous avez beaucoup travaillé sur Laszlo Moholy-Nagy. Pourquoi ?
Moholy ce serait l’exemple typique de l’homme qui met de la tension partout où il passe. Il est inquiet au sens premier du mot. Je ne sais pas s’il l’était au sens psychologique – je ne me suis pas intéressé à cet aspect – mais il a inquiété l’institution. Inquiet cela veut dire pas tranquille. Moholy ne reste pas en place. Et il ne laisse pas en place autour de lui. C’est un facteur de tension. Au fond, on peut se demander pourquoi les enseignants les plus stables du Bauhaus ont été Klee et Kandinsky, soit, disons le au passage deux peintres, pas des designers. Comment cette institution qui nous reste en mémoire en raison du design a-t-elle pu avoir comme enseignants les plus permanents deux peintres ? Deux peintres qui ont entretenu des débats avec la peinture aussi bien qu’avec le dénommé Moholy. Ces débats ont participé de la dynamique de l’institution. En tout cas s’intéresser à la présence de Klee et Kandinsky au Bauhaus implique de s’intéresser au passage, plus bref, de Moholy. Le Bauhaus ce n’est ni Moholy d’un côté, ni Klee et Kandinsky de l’autre, c’est entre les deux, dans la tension entre leurs positions, tension qui se fait d’abord sur des questions d’esthétique et de définition des champs artistiques.
La suite de l’histoire, c’est l’atterrissage aux Etats-Unis d’une partie de ces gens, parmi lesquels Moholy, dans un contexte et une culture politique très différente de celle de l’Allemagne de l’entre-deux guerre. Qu’est-ce qui se joue là dans cette importation américaine ?
Précisément la naissance du design, l’adoption de son nom. Moholy est intéressant pour cela : c’est un hongrois qui passe en Allemagne, traverse l’Europe, quitte l’Europe, va jusqu’aux Etats-Unis, poursuit vers l’Ouest jusqu’à Chicago, ville qui fut celle de Sullivan et Frank Lloyd Wright et où Gropius, de nouveau, l’attendait. Là quelque chose était prêt pour le design, prêt en tout cas à ce que le mot soit dit avec son sens moderne. Là Moholy a écrit un texte majeur pour l’histoire du design où il assume le mot. Avant, ses textes n’avaient pas tout à fait le même lexique. Sa traversée de l’Europe vers l’Amérique, c’est aussi sa venue explicite au design. Il s’est joué là quelque chose que nous n’avons pas fini de penser : le passage au design s’est fait à distance de l’Europe, dans une certaine distance avec l’idée européenne d’art.
Certes vous n’êtes pas historien mais la dimension temporelle est très présente dans votre travail. Vous avez choisi de titrer votre nouvel ouvrage Contre-temps, pourquoi ?
Il y a un mot que je n’aime pas mais que je connais, c’est le mot historial, qui vient de Heidegger et de ses traducteurs. Peut-être y a-t-il de cela dans mon rapport à l’histoire. Je ne suis pas historien parce que j’ai regardé des amis historiens travailler et je vois bien que ce qu’ils savent faire, je ne sais pas le faire. Ils savent discuter les sources, contextualiser. Mais je ne pense pas qu’on puisse penser ou s’intéresser au pensable sans évidemment disposer d’un minimum de références à l’historicité. Surtout, il est possible de penser avec la notion benjaminienne d’époque. « Contre-temps », je peux l’expliquer dans ce contexte-là. J’ai choisi de prendre le mot avec son trait d’union. Écrit ainsi il renvoie à une dimension musicale : le contre-temps, c’est l’attaque sur un temps faible. Nous sommes quelques uns à être non pas épuisés mais fatigués à l’issue d’une période où nous avons perdu un certain nombre de combats. Nous sommes dans un temps faible. Cela signifie que c’est peut-être le moment de relancer, en attaquant sur ce temps faible. Contre-temps renvoie aussi à l’idée qu’il s’agit dans le livre d’évoquer des questions d’actualité, au sens banal du mot, mais en considérant que, pour en comprendre l’enjeu, il faut accepter de penser avec des auteurs ou des références datés d’un point de vue chronologique mais toujours pertinents, c’est-à-dire actuels au sens qu’on trouve chez Nietzsche. Des auteurs et des références qui font incident dans le tout-venant du moment.
Quels sont ces combats perdus que vous évoquez ?
Je pense, par exemple, à la réforme, énorme, de l’université. Elle achève un cycle de transformations qui a touché progressivement les écoles, les collèges, les lycées etc. Nous sommes au bout de ce cycle, et les résultats ne sont clairement pas ce pour quoi des gens comme moi auront aimé travailler. Cette réforme aura d’innombrables conséquences. S’en rend–on assez compte ? L’a-t-on assez pensé ? Je n’en suis pas sûr.
Notre époque est souvent caractérisée comme celle d’une révolution ou, au moins, d’une mutation numérique. Quel regard portez-vous sur ce tournant là ? S’agit-il d’un tournant historique de même ampleur que celui du XIXe siècle ? Comment rendre le numérique pensable ?
Si l’on cherche à penser cette affaire, il ne faut pas tout de suite fermer une hypothèse, même s’il ne s’agit que d’une hypothèse : et s’il ne s’agissait précisément pas d’une rupture mais plutôt d’un tournant, ou d’un accent ? Peut-être s’agit-il de nouveau d’un changement de taille, on passerait à plus grand encore, on aurait en tout cas affaire à un changement d’échelle de quelque chose qui avait déjà lieu. Il nous faut faire cette hypothèse et donc chercher si la poussée technique au cœur du numérique est une rupture ou seulement la modification de quelque chose. Parfois, quand je lis ou relis tel ou tel texte de Benjamin qui, évidemment ne connaissait pas le numérique, je me dis qu’il y a quand même dans ces écrits de quoi penser ce qui nous arrive aujourd’hui. Auquel cas je ne peux pas considérer le numérique lui-même comme une rupture, ni même la société dans laquelle il se développe comme une société post-industrielle, par exemple. Non, c’est toujours de cela qu’il s’agit, de la société industrielle. Parmi les éléments avec lesquels cette société s’est faite, il y a, il y a eu la production et la diffusion d’images d’une certaine sorte et à une certaine échelle. Les images issues des appareils d’enregistrement, des appareils photos, des caméras, mais aussi des magnétophones et puis de la radio, de la télévision, ont fait exister une capacité d’être assez étrange que je résume comme je peux dans la formule « ici et là ». Un humain de tout ce monde d’images s’est habitué à ce que les choses n’aient pas vraiment de lieu. Elles sont là où elles sont et là où sont leurs images. Ce qui fait l’événementialité d’un événement, c’est sa diffusion. Il a lieu là où il a été enregistré mais aussi là où je l’apprend, là où j’en suis informé. Parfois, c’est dans l’instant, ou presque, que cette dualité se produit. C’est cela le « ici et là ». Le numérique permet de déployer comme jamais, augmente en fréquence, en taille et en échelle cette possibilité du « ici et là ». Faut-il s’en attrister ? Non pas forcément, pas a priori. Regardons ce qui peut se passer. J’ai plutôt d’abord envie sinon de tout à fait soutenir cette situation, du moins de ne pas prétendre qu’il n’y a que les modes d’information d’antan, le long temps des narrations, qui valaient la peine de vivre. Il faut se dire que ceux d’aujourd’hui sont là pour un certain nombre de raisons et qu’ils méritent qu’on s’en occupe, qu’on en prenne soin. Pensons-les comme provenant d’appareils et admettons en conséquence qu’ils ne sont pas déterminés d’avance. Ce ne sont pas inévitablement des instruments, et nous n’en serons pas nécessairement victimes. Il faut regarder tout cela avec beaucoup de nuances.
Cela veut dire qu’il faut particulièrement faire porter notre attention sur les usages de ces appareils ?
Je n’aime pas trop ce mot d’usages. Mais quitte à l’utiliser, disons-nous qu’une partie de la clé des usages ne se trouve pas chez l’utilisateur en tant qu’il serait souverain, qu’il aurait l’instrument supposé à sa disposition, à son service ou à sa merci. Non, il s’agit d’appareils qui ont une certaine puissance, et je ne confond pas puissance et pouvoir. Quand je dis en effet que l’appareil a une certaine puissance, je ne dis pas qu’il a un pouvoir sur moi mais qu’il a, en lui-même, des capacités. Et ces capacités, il s’agit de les découvrir. Je ne crois pas qu’on attende d’un usager qu’il découvre les capacités de son appareil. Si je suis un usager de la photographie, je ne m’intéresse pas tellement à ses capacités, ce que je veux c’est qu’elle fasse ce que j’ai envie qu’elle fasse. Plus elle sera docile et plus je serai content. Il faudrait raisonner avec un autre vocabulaire. On peut, comme Bernard Stiegler par exemple, choisir de parler des praticiens. Les appareils d’aujourd’hui peuvent se donner à nous de telle sorte que nous puissions non pas entretenir avec eux un rapport de docilité mais les pratiquer, au sens où l’on pratique un instrument de musique. On apprend semblable pratique. C’est difficile, sûrement. Reste qu’un instrument de musique donne des choses différentes selon que c’est telle ou telle personne qui le pratique.
L’instrument de musique est bien mal nommé en réalité. On ne joue pas du marteau…
C’est en effet un appareil si on veut l’analyser techniquement. Mais pour revenir au numérique, le problème ce n’est pas la technique numérique, c’est l’économie de cette technique. C’est elle qui entend disposer de la technique, l’employer, la mettre à profit, elle qui instrumentalise, elle qui se sert, elle qui finalement induit des comportements d’usagers plutôt que des conduites pratiques.
Il s’agit donc de se conduire en praticien du numérique ?
Oui mais ce n’est pas un impératif moral. La possibilité de se conduire en praticien du numérique est liée à une certaine modification de l’économie de la technique numérique. Il y a là quelque chose d’une lutte. Ces combats sont désormais devant nous.