Littérature

Entre le rouge et le blanc – sur des livres de Sacha Filipenko et de Iegor Gran

critique

D’un côté Kremulator traite de la vie de Piotr Nesterenko directeur désavoué du crématoire de Moscou en 1941, de l’autre Iegor Gran publie un ouvrage autour d’un manuel « secret » d’instruction du KGB. Différents dans leurs contenus et leurs histoires, ces deux romans traitent de la permanence de l’empire russe et de la violence qui le caractérise.

«Pour ce que rire est le propre de l’homme », ont appris des générations de lecteurs français. Mais Rabelais était un humaniste et écrivait au XVIe, bien avant la Révolution industrielle, avant la première guerre mondiale et la seconde, avant le siècle de la terreur étatisée, loin de la faucheuse géante qui sarcla l’empire russe et y sema des graines de mort qui continuent de germer.

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Face à une histoire aussi cruelle, le rire est en effet une arme éblouissante mais une arme dont les modulations et le sous-texte varient infiniment. Chez Sacha Filipenko, le rire fait pleurer et méduse à chaque page ; chez Iegor Gran, il est plus affable en apparence et sans doute moins déstabilisant.

Sacha Filipenko est biélorusse, mais il écrit en russe, la langue de son meilleur ennemi. En France, son noir génie a fait mouche avec Un fils perdu, un roman qui mettait à mal les repères du temps et cinglait la dictature, dans lequel la satire était très prononcée. Kremulator franchit un pas satirique supplémentaire, et embrasse l’absurde et l’humour lugubre avec un brio d’autant stupéfiant que l’histoire qui nous est contée est vraie.

Kremulator met en scène la vie de Piotr Ilitch Nesterenko, qui fut promu directeur du crématorium de Moscou en 1941 avant d’être « purgé », comme si la boucle était bouclée, puisque tel était le but de sa mission : réduire les êtres humains et leurs empreintes en cendres, autant dire en néant.

Effacer, annihiler entièrement des vies. Pour quoi ? Pour rien. En 1941, l’Homme nouveau était mort depuis longtemps ; Staline avait plongé dans la paranoïa et le sang, l’URSS faisait la guerre à l’Allemagne nazie, son alter ego avec qui elle venait de pactiser.

Le parcours de Nesterenko est résumé en quelques lignes dans l’avant-propos du roman : il s’engagea successivement dans l’Armée Blanche, dans l’Armée Rouge, pour les Allemands, pour la Rada ukrainienne, partit à l’étranger, notamment à Paris où il fut chauffeur… autant de dents de scie biographique


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice