Fenêtre sur bibliothèque – Sur Vivarium de Tanguy Viel
Si l’on en croit le dictionnaire Robert, le vivarium est un espace vitré aménagé pour conserver et montrer de petits animaux vivants (insectes, reptiles, etc.) en reconstituant leur milieu naturel. Une telle définition est une curieuse manière aussi de décrire la littérature : ce serait un espace séparé, dans lequel observer le monde vivant, ou du moins un monde reconstitué par un geste artificiel.
Et à vrai dire, un roman n’est-ce pas en partie cela ? Créer de toutes pièces de petits êtres vivants que lectrices et lecteurs observent agir, se débattre ou débattre, dans le petit écrin protégé d’un livre, qui est comme une paroi transparente.
Pourtant, le titre choisi par Tanguy Viel ne vient pas désigner une œuvre romanesque, mais une suite de notations rêveuses, de saisies digressives du monde : non pas des fragments à proprement parler, puisque chaque texte porte haut son autonomie et constitue davantage un journal de pensée, un registre sensible de captation du monde vivant. Depuis Icebergs, l’écrivain a ouvert une voie alternative à l’écriture romanesque : dans cet essai sur l’essai, il délaissait la tension de la narration pour investir l’écriture de la pensée, mais une pensée escortée par la rumeur de la bibliothèque. Une telle opposition entre essai et roman est sans doute à saisir avec nuance, tant les récits de Tanguy Viel s’écrivent pour l’essentiel depuis le maelström d’une conscience affrontée au monde et à ses injustices, tâchant d’en demander raison et d’en démêler les causes. Mais ce penchant à l’abstraction, ou ce démon de la théorie, pour emprunter les mots d’Antoine Compagnon, ne date pas d’Icebergs, puisque le romancier a donné de belles pages sur Blanchot, sur le Musée imaginaire, la Mélancolie ou encore la couleur spectrale de l’écriture d’Echenoz : autant dire que la veine de l’essai court souterrainement sous la surface du roman.
L’œuvre ne cesse d’être prise dans ce balancement entre urgence de la narration, sinon angoisse d’un temps qui enserre les événements, et respiration de la rêverie, s’attachant à capter les paysages. Car il y a quelque chose de la promenade dans les essais de Tanguy Viel : une manière de cueillir les événements, d’herboriser à la façon d’un Rousseau une situation qui donne à méditer, et aussi la traversée d’un paysage. Il n’est pas étonnant que Gracq soit de la partie, qui sait tramer le cours d’une pensée et les rives d’un paysage, surtout quand les fleuves ou les mouvements ondoyants de l’eau sont aussi présents que dans l’imaginaire aquatique de Tanguy Viel, dont on sait le tropisme breton ou les années passées à Nantes.
Le mot vivarium cerne néanmoins un motif central dans la pensée littéraire de Tanguy Viel : la littérature comme abri ou lieu protégé du monde, dans lequel constituer ou convoquer une communauté (littéraire) qui compense ou relaye la collectivité politique qui peine à se rassembler aujourd’hui. Dans les romans, cette pensée de la littérature comme clôture s’incarnait dans les monologues obsessionnels d’une conscience qui bute sur le monde, échoue à sortir de soi, regrette une communauté et s’enferme, comme dans Cinéma, dans le visionnage d’une seule œuvre.
« Atteint l’âge de dix-huit ans, je me souviens que la découverte de la littérature et, plus encore, le saut fait en elle, fut d’abord le rêve d’un territoire ardemment séparé du monde et qui, en me coupant de lui, m’en protégeait. À cet âge, si j’avais pu mettre une porte blindée, une muraille de Chine entre les livres et le monde, entre ma communauté pour ainsi dire négative et la communauté en vrai des hommes et des femmes, en un mot si j’avais pu vivre dans une bibliothèque sans fenêtre, je l’aurais fait. « Moi qui imaginais le Paradis/Sous l’espèce d’une Bibliothèque ». Mais ayant depuis révisé ce contrat que je n’ai jamais vraiment signé, je me demande : à quoi cela ressemble un paradis sans fenêtre ? »
À la différence de Borges qui est ici cité, l’œuvre de Tanguy Viel ne cesse depuis de vouloir ouvrir les fenêtres, de suivre les murailles pour y dénicher des brèches amenant au dehors, de creuser les murailles pour que la bibliothèque ne soit plus rempart mais ouverture sur le monde. L’œuvre cherche à trouver cet équilibre périlleux entre enfermement et ouverture, protection et exposition : ce que le motif de la fenêtre vient dénouer. Elle encadre, enserre et intensifie le monde, donne une perspective ouverte sur le réel qu’elle agrippe, tout en maintenant l’écart d’une protection. Cet équilibre, on le perçoit jusque dans le grain sensible d’une maison, qui ne dissipe pas dans les horizons, mais maintient l’intensité d’un cadre : « ainsi de ma maison, clôturée de part en part, où depuis mon bureau les quelques roses du petit jardin sont l’unique paysage de l’été, et que déjà leur mort prochaine sera assez d’ampleur pour ne pas en ajouter. »
Vivarium est pour Tanguy Viel une manière de partager le sensible
Ces motifs architecturaux, ces figures de la maison ou de la fenêtre expliquent dès lors pour quelle raison les méditations de Vivarium ne cessent d’être magnétisées par un impératif d’habiter – le paysage, la ville, le monde. On accompagnait dans Icebergs Tanguy Viel monter à vélo à la tour de Montaigne, on le suit ici à la maison d’écrivain de Dickens, ou du côté de celle que l’on attribue à Cervantès. Cette fascination pour la maison d’écrivain n’est pas fétichisme auteuriste, mais une manière d’interroger par figures interposées comment ils ont pu négocier avec le réel, et par quels ressorts articuler leur vie dans les livres et existence dans le monde. Si les citations sont des pierres d’attente si fréquentes depuis Icebergs, ce n’est pas pour faire montre d’érudition, dans un souci de collection de belles prises anthologiques, mais constituer autour de soi une collectivité de manières d’habiter le monde. Les autrices et auteurs sont autant d’accompagnements dans les nouages au réel : ils sont des impulsions ou des captations du sensible. C’est que, note Tanguy Viel, les phrases, ces « phrases qui nous frôlent en des instants de visite », sont des outils pour s’arrimer aux énergies du vivant. Les citations tirées de la bibliothèque sont autant d’ancres qui nous lestent dans le monde : « J’écris aussi, et surtout, pour adhérer au monde. »
Calvino, Blanchot, Bataille mais aussi saint Augustin, Aristote ou Pic de la Mirandole composent ainsi à mesure une communauté non pas pour se rencogner dans l’abstraction mais pour agripper le monde. Le livre est en effet tendu par une ligne politique, ce qui n’a rien pour surprendre de la part de celui qui a écrit Article 353 du code pénal et La fille qu’on appelle, et qui participe à un volume intitulé, en quelque sorte par antiphrase, Contre la littérature politique : il y a dans ce compagnonnage des auteurs quelque chose comme une communauté secrète, qui donne une ligne politique au volume. Notamment quand il rappelle, à la suite d’Italo Calvino, que la vie retirée de l’écrivain.e « est le fruit caché d’une confiscation », ramenant au plein jour les conditions économiquement dissymétriques qui conditionnent la possibilité de l’otium littéraire.
Ce tiraillement entre un désir de collectivité et la conscience d’une pratique littéraire en sécession se dénoue en quelque sorte par le geste formel. D’abord parce que Vivarium, par la manière de désigner le monde, de pointer des épiphanies discrètes qui donnent occasion à rêverie, sont autant de points de partage, de jonction collective avec le concret : une manière de partager le sensible pour détourner la célèbre expression de Jacques Rancière. C’est là une communauté de l’adresse littéraire, où le texte pointe à autrui le monde du bout des mots, le désigne depuis un lexique d’une rare précision (« cespiteux », « landicole »), selon le rythme d’une « prosodie déictique ». Mais c’est surtout par le dispositif formel que se joue quelque chose d’un appel démocratique, par cette manière de poser à égalité ces saisies du réel, de les juxtaposer sans qu’aucune ne prenne l’ascendant sur les autres, sinon par souci d’égaliser les harmoniques :
« La démocratie des fragments ne connaît pas de répit, leurs voix s’élèvent sur tous les tons, et leur monarques – puisqu’il s’agit sans doute de cela, n’est-ce pas, une monarchie parlementaire – s’y trouve sous haute surveillance, comme ces chefs sans pouvoir qu’on trouve dans les tribus amérindiennes, dont le rôle principal, sans aucune force impérative, est de maintenir la paix, l’harmonie et l’honnêteté. »
C’est là sans doute la démocratie d’une littérature qui intensifie l’attention à l’ordinaire, qui y puise autant d’occasions de pensée, en les sertissant dans une phrase ouvragée, comme un vitrail, ou mieux, comme le cadre d’une fenêtre.
Tanguy Viel, Vivarium, Minuit, 2024, 140 pages.