Société

D’une absence l’autre : penser la condition migrante avec Abdelmalek Sayad

Anthropologue

Si les trois « âges de l’émigration » mis en évidence par Abdelmalek Sayad dans les années 1970 sont encore à l’œuvre aujourd’hui, ils sont aujourd’hui rendus moins visibles par l’avènement d’un quatrième, incarné par celles et ceux qu’on appelle les « migrants », les réfugiés (reconnus ou non), les déplacés internes, demandeurs d’asiles et toutes personnes « en situation irrégulière ».

La dernière loi sur l’immigration de décembre 2023 n’a fait qu’ajouter une pierre à l’édifice législatif et idéologique commencé dans les années 1970, visant à rendre invivable la vie des étrangers indésirables sur le sol français puis européen. Les enjeux économiques autant qu’humains sont de plus en plus soumis aux idéologies sécuritaires et identitaires. Celles-ci dominent tout le débat public sur la question migratoire aujourd’hui, et rendent impossible la transmission apaisée des connaissances et des questions de fond sur le sujet.

publicité

En organisant ces dernières semaines des manifestations et rassemblements qui ont fait converger la lutte contre la loi immigration en France et le soutien à la population palestinienne à Gaza, les mouvements de protestations ont fait plus que suivre l’actualité. Ils ont montré la continuité et la « convergence des luttes » entre deux conditions marquées par les politiques de tri et d’effacement, au risque de la disparition[1].

Relire « La double absence »

Un an après le décès d’Abdelmalek Sayad (1933-1998), Pierre Bourdieu publiait au Seuil, dans la collection Liber qu’il dirigeait alors, un livre regroupant plusieurs articles écrits entre 1975 et 1996 par celui qui fut son assistant (en Algérie) puis son collègue et ami : La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré[2]. Dans ce recueil, Sayad met en évidence le lien structurel entre émigration et immigration, à la fois économique et culturel. Son projet est de combattre « l’ethnocentrisme » de la définition de l’immigré et la méconnaissance (intellectuelle autant que politique) de l’émigré. Il faut toujours penser l’un avec l’autre, pour comprendre les espoirs et les désillusions des émi-immigrés. Or, cette même année 1999 inaugure de nouvelles politiques, avec par exemple les premières tractations de quelques États européens pour organiser ce qui s’appellera plus tard et se généralisera comme la politique « d’externalisation » des frontières


[1] Le texte qui suit est tiré d’une communication présentée à la Journée d’études « Faire société dans un contexte de crise migratoire : entre illusion et désillusion. Hommage à Abdelmalek Sayad » (EHESS, Laboratoire d’anthropologie politique, 14 mars 2024).

[2] Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré (Préface de Pierre Bourdieu), Seuil (Liber), 1999 et Points poche, 2014.

[3] Voir Etienne Balibar, Monique Chemillier-Gendreau, Jacqueline Costa-Lacoux, Emmanuel Terray, Sans-papiers : l’archaïsme fatal, La Découverte, 1999.

[4] Pour des descriptions et analyses rétrospectives de la question migratoire et des luttes qui l’ont accompagnée avant et après la période charnière des années 1990, voir Alain Morice et Swanie Potot (dir.), De l’ouvrier immigré au travailleur sans papiers, Karthala, 2010 et Gisti, 50 ans d’un itinéraire militant, Groupe d’information et de soutien des immigré-es, 2024.

[5] Pour l’apprendre, il suffit de lire la page de remerciements de l’épouse de l’auteur décédé, Rebecca Sayad, qui explique comment Pierre Bourdieu, après le décès de son époux, « s’est mis en devoir, comme naturellement, de construire ce livre, de lui donner une cohérence, une respiration et son titre. »

[6] Voir Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1. L’illusion du provisoire, éditions Raison d’agir, 2006, p.8.

[7] Voir Babels. Enquête sur la condition migrante (sous la direction de Michel Agier et Stefan Le Courant), Points poche, 2022.

[8] La double absence, op. cit., p. 16.

[9] Ibid., p. 53-98 (l’article original est de 1977).

[10] Il note ainsi qu’en 1973, plus de la moitié des mariages des hommes algériens se font avec des femmes françaises (ibid., p.98).

[11] Ibid., p.186. et p.199-232 (initialement publié en 1988).

[12] Rachid Benzine, Les silences des pères, Seuil, 2023.

[13] Voir Elias Sanbar, Figures du Palestinien. Identité des origines, identité de devenir, Gallimard, 2004.

[14] Voir Syl

Michel Agier

Anthropologue, Directeur d'études à l'EHESS, Directeur de recherche à l'IRD

Notes

[1] Le texte qui suit est tiré d’une communication présentée à la Journée d’études « Faire société dans un contexte de crise migratoire : entre illusion et désillusion. Hommage à Abdelmalek Sayad » (EHESS, Laboratoire d’anthropologie politique, 14 mars 2024).

[2] Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré (Préface de Pierre Bourdieu), Seuil (Liber), 1999 et Points poche, 2014.

[3] Voir Etienne Balibar, Monique Chemillier-Gendreau, Jacqueline Costa-Lacoux, Emmanuel Terray, Sans-papiers : l’archaïsme fatal, La Découverte, 1999.

[4] Pour des descriptions et analyses rétrospectives de la question migratoire et des luttes qui l’ont accompagnée avant et après la période charnière des années 1990, voir Alain Morice et Swanie Potot (dir.), De l’ouvrier immigré au travailleur sans papiers, Karthala, 2010 et Gisti, 50 ans d’un itinéraire militant, Groupe d’information et de soutien des immigré-es, 2024.

[5] Pour l’apprendre, il suffit de lire la page de remerciements de l’épouse de l’auteur décédé, Rebecca Sayad, qui explique comment Pierre Bourdieu, après le décès de son époux, « s’est mis en devoir, comme naturellement, de construire ce livre, de lui donner une cohérence, une respiration et son titre. »

[6] Voir Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1. L’illusion du provisoire, éditions Raison d’agir, 2006, p.8.

[7] Voir Babels. Enquête sur la condition migrante (sous la direction de Michel Agier et Stefan Le Courant), Points poche, 2022.

[8] La double absence, op. cit., p. 16.

[9] Ibid., p. 53-98 (l’article original est de 1977).

[10] Il note ainsi qu’en 1973, plus de la moitié des mariages des hommes algériens se font avec des femmes françaises (ibid., p.98).

[11] Ibid., p.186. et p.199-232 (initialement publié en 1988).

[12] Rachid Benzine, Les silences des pères, Seuil, 2023.

[13] Voir Elias Sanbar, Figures du Palestinien. Identité des origines, identité de devenir, Gallimard, 2004.

[14] Voir Syl