L’enfance de l’art ou la sortie de l’hébétude – sur Nina Violetti de Frédéric Valabrègue
Voilà de « la littérature que c’est la peine », pour citer le titre posthume de Valéry Larbaud : c’est une étrange et riche expérience que propose le très Marseillais Frédéric Valabrègue dans son dixième livre depuis La Ville sans nom (1989, paru chez POL, comme tous les autres). Porté par une langue généreuse et remarquablement cadencée, Nina Violetti, qui vient de très loin et ne ressemble à rien, dégage une enivrante patine naturelle en forant la mémoire d’un enfant puis d’un adolescent des années 50 du siècle dernier.
Multipliant les méandres autobiographiques jusqu’aux lisières de l’étrange, le récit vagabonde à travers les années mais aussi bien de la Provence au Niger, où le père de l’auteur était parti courir (mauvaise) fortune sans plus donner de nouvelles avant que ses fils adolescents soient conviés chacun leur tour pour un long séjour dans ce pays africain tout juste indépendant, encore confit de mœurs coloniales. C’est un envers des soi-disant Trente Glorieuses qu’on arpente ici dès les premières pages telles qu’elles embarquent le lecteur dans la mémoire vivace d’un pensionnat catholique des années 50 : de ceux où certains prêtres pouvaient atteindre à la perversité de prier Dieu, agenouillés en plein dortoir, entre deux lits d’enfants terrorisés d’incarner la tentation chaque soir réinventée par un Malin triomphant.
Pour autant, Nina Violetti témoigne avant tout d’un héritage artistique d’une inépuisable richesse mais qu’il a fallu apprendre à tenir en respect pour tracer un chemin à soi. Contrairement à son frère aîné Nicolas, devenu artiste à son tour pour travailler les bois fruitiers jusqu’à en tirer de somptueuses Rivières qui lui ont apporté une indéniable reconnaissance, l’auteur, dont la figure ici se confond avec celle du narrateur, a derrière lui une longue carrière d’enseignant en école d’art; son parcours romanesque se double d’une œuvre critique, historique et théorique abondante : on peut donc dire que, non sans mal, il se sera construit à rebours exactement du mépris professé envers les critiques et autres grands sachants de l’art par l’entourage loufoque de sa grand-mère paternelle, à Sillans-la-Cascade (Var) où enfant il semble avoir passé mille étés, tant chacun fut plein comme un œuf.
Cultivant le plus grand désordre avec la liberté conquérante que l’après-guerre a pu autoriser, cette grand-mère au magnétisme noir est le cœur battant du livre, qui lui doit son titre : Nina Violetti fut le « nom d’estrade », si l’on ose écrire, de Suzanne Valabrègue, du temps où elle posait nue, une fois divorcée d’un riche héritier marseillais qui l’aida cependant toujours, discrètement. Sillonnant les routes depuis sa maison-caverne de Sillans où l’on mangeait et dormait à pas d’heure, elle exerçait le commerce d’antiquités aux lisières de la légalité, sa pratique impliquant d’emberlificoter les vendeurs avant d’emberlificoter les acheteurs entre deux excellents restaurants à quitter fissa juste avant l’addition. La haute réputation de cette dame aux chats bien trop anarchique pour se dire anarchiste ne fut d’ailleurs pas monochrome, dans l’arrière-pays varois : un temps ouvertes, les portes du château de Vauvenargues abritant alors Picasso et ses précieux dessins lui furent fermées par une gouvernante rendue suspicieuse par certaines manières de fureter partout.
Les pages accompagnant Louis Pons par monts et rivières ont la très grande qualité de partager une approche passionnante du geste artistique.
La fascination que cette grand-mère à l’œil perçant face aux hommes comme aux œuvres exerçait sur ses deux petits-enfants arrachés à leur pensionnat catholique pour lui être confiés aux vacances par leur mère, cette dernière refaisant sa vie marseillaise avec un tout jeune pilote de course automobile à la suite de son divorce, se redoublait de leur attachement à l’étrange compagnon de ladite grand-mère, de vingt ans plus jeune qu’elle, qui devait accéder à la célébrité parisienne quelques années plus tard, le dessinateur et sculpteur Louis Pons (1927-2021). Suzanne Valabrègue avait parfois la prétention d’avoir « fait » et en tout cas arraché au ruisseau le jeune artiste « sorti du voyou (…). Suzanne pouvait me dire devant lui sans qu’il en soit courroucé : « Un marlou aux idées de prolo ». Il regardait ailleurs d’un air indifférent. Je ne ressentais pas la même chose », précise l’auteur, se souvenant avoir été sensible au « dandysme ouvrier » et à la capacité de Louis Pons de traverser « tous les milieux sans se préoccuper de ses bonnes ou mauvaises manières » davantage que des codes bourgeois que Suzanne Valabrègue choisissait d’ignorer ou non, mais maîtrisait parfaitement.
« L’art doit clouer le bec », affirmait Pons, foin de critiques ; adoubé jeune par Joë Bousquet qu’il avait rencontré en lui fournissant de l’opium, il avait pratiqué nombre de métiers dont celui de dessinateur de presse avant de se découvrir proche de Pierre Tal Coat ou des complices aux marges de l’art qui lui furent Lucien Henry (1924-1988) et André Queffurus (1939-2017), qu’on croise régulièrement dans Nina Violetti.
Toujours à son propre geste défendant, Louis Pons a été parfois catalogué du côté de l’art brut, souvent du côté de Dada ou des surréalistes quand bien même, ainsi qu’il bottait en touche, le surréalisme aurait été un mouvement typiquement urbain tandis que lui-même n’aura cessé, loin des galeries ou des cafés, de battre la campagne pour en tirer la matière de son œuvre toute en récupérations et recyclages. Ce qui implique d’abord un œil : et d’évidence Louis Pons, durant les longues vacances que les enfants passèrent chez leur grand-mère paternelle, leur a transmis l’art d’inventer le saisissement d’une beauté occulte au détour des chemins, qu’il s’agisse de récupérer une pierre, un morceau de ferraille ou un bout d’os – d’inventer la beauté au sens étymologique du terme, sens encore vivace dans la langue juridique qui dit du découvreur d’un trésor qu’il en est « l’inventeur », exactement comme Louis Pons savait inventer le débris susceptible de battre au cœur d’une sculpture de bric et de broc – « l’art ne restitue pas le visible, il rend visible », affirmait Paul Klee, et à sa manière si singulière Pons aura été un maître en la matière, au point paradoxal d’affirmer qu’une décharge publique est un musée qui a mal tourné.
Écrites à hauteur d’enfant, les pages accompagnant Louis Pons par monts et rivières où pêcher dans l’arrière-pays varois sont précieuses – elles ont la très grande qualité d’offrir tout à la fois la restitution d’une lente initiation à hauteur d’enfants, révélant par éclats une vérité sensible de ce qu’alors il était au monde, et de partager une approche passionnante du geste artistique.
« L’autorité de Suzanne et de Louis provenaient de ce qu’ils nous enseignaient sans être des pédagogues et de la façon dont ils nous traitaient comme si nous n’avions pas le droit d’être endormis ni passifs. (…) Ils nous apprenaient à être autre chose que des hébétés. Ils avaient un bon coup de griffe et aucune de nos astuces narquoises n’aurait résisté à leurs réparties. Nous nous tenions à carreau », apprenant dans le même temps ce que signifiait « avoir son monde » – et s’il y a une dimension morbide dans l’art de Pons, l’enfant ne l’interrogeait pas plus à ce sujet « qu’à celui d’autres rubriques entrant dans sa manière : le nocturne, le fantastique, l’inquiétant, le grotesque, l’insolite et l’humoristique. Autour de nous, les rats crevés, les batraciens laminés, les oiseaux déplumés représentaient un état du vivant. (…) Louis ne voyait pas la mort dans l’os ni dans le pourrissement. Il y percevait ce qui fermentait autour de lui dans la campagne. Il devinait l’étape d’une métamorphose. (…) Je riais à son humour noir et à son goût pour le grand guignol. Je saisissais la malice qu’il y avait à faire œuvre avec ce que personne ne veut regarder. Cependant, je me demandais si cette malice-là ne prenait pas trop de place, avec l’effet de séduction paradoxale qu’elle provoquait, les visiteurs de l’atelier que j’observais en douce étant ravis d’être épatés. L’atelier en entier créait une attraction. Il était le manifeste d’un monde dans sa totalité et celui-ci était excitation. »
On avance à travers Nina Violetti comme en forêt d’une clairière à l’autre, et c’est parfois à faire des bonds au surgissement d’un réel animal.
Ces pages frayant à la source du geste artistique ne se donnent pas aisément, pour autant. D’abord parce qu’il faut attendre le tiers du livre, qui est d’une belle épaisseur, pour voir Suzanne Valabrègue et Louis Pons s’installer aux premières loges : il faut donc d’abord au lecteur jouer le jeu sans bien savoir ou le récit l’entraîne, se laisser porter par une langue qui se déroule lentement dans les strates successives de la mémoire enfantine. C’est qu’il ne s’agissait pas de proposer un tableau de la vie à Sillans-la-Cascade ou un portrait aussi animé serait-il du couple littéralement extra-ordinaire que formèrent Suzanne et Louis, mais de témoigner de l’empreinte profonde qu’ils ont laissé en lui, ce qui impliquait de digresser longuement sur d’autres terres d’enfance pour mieux montrer comment cette empreinte demeure vivante dans sa chair et son esprit plus d’un demi-siècle après, et jusque dans sa manière, précisément, de déployer les phrases en se donnant tout le temps nécessaire pour qu’elles révèlent un essentiel profondément enfoui.
C’est dans le creux du livre que sa vérité se donne en partage. Et c’est bien pourquoi il aurait tout aussi bien été possible de commencer cet article, non seulement en précisant d’emblée que Nina Violetti « ne ressemble à rien », mais encore qu’au regard des normes et préceptes en vigueur dans l’édition contemporaine il pourrait passer pour n’être ni fait ni à faire : on s’y perd parfois dans la forêt des pronoms moins discriminés que ne peuvent l’être les individus qui les portent, et plus globalement on y trouve à peu près tout ce que proscrit le romanesque aseptisé réduisant les livres à leur « sujet » minutieusement « scénarisé » en fonction de « fiches-personnages » pré-établies – autant dire qu’est ici à l’œuvre tout ce que proscrit le formatage pré-mâchant le boulot du lecteur, et le privant aussitôt de tout parcours initiatique, pour une exploitation réussie en librairie dans les limites d’une date de péremption qui n’a pas même besoin de s’afficher sur la couverture afin d’être effective.
Mieux vaut sans doute conclure en disant qu’on avance à travers Nina Violetti comme en forêt d’une clairière à l’autre, et c’est parfois à faire des bonds au surgissement d’un réel animal qui peut aussi bien prendre l’aspect d’une gorgone venue trouer le cycle des saisons – ainsi lorsque la grand-mère aimée ou mère-grand d’un genre singulièrement atypique, au prétexte de montrer une cicatrice ancienne résultant d’un accident de voiture, soulève ses jupes jambes écartées sur son sexe dénudé non sans en rire intérieurement devant le petit d’homme d’à peine quatorze ans, bien plus médusé que scandalisé comme, sans doute, elle-même l’aurait voulu. C’est qu’il s’agissait aussi de dérouter les êtres qui l’entouraient : les détourner des chemins à ses yeux les plus dangereux, ceux de la norme bourgeoise dans toute son étroite platitude.
Frédéric Valabrègue, Nina Violetti, Éditions P.O.L, avril 2024.