Le peuple à venir (2/2) : pour un « contre-populisme »
Le peuple du front « populaire » n’est pas donné, d’une certaine façon on peut aller jusqu’à dire qu’il n’existe pas, qu’il est « à venir ». C’est sur ce point que je voudrais proposer une hypothèse. Ce n’est évidemment pas le lieu de reprendre la discussion théorique qui a occupé récemment encore toute une partie de la pensée démocratique dite « radicale » à propos de la construction des « hégémonies » politiques, et de la façon dont elles résolvent le problème que pose la pluralité des intérêts « émancipateurs » et des « sujets » historiques hétérogènes, pour la transformer en une force politique plutôt qu’en un facteur de paralysie et de rivalités idéologiques permanentes.
Il est bien clair, cependant, que c’est de ce problème des « contradictions au sein du peuple » qu’il s’agit, et que nous avons affaire à lui de façon urgente, ne serait-ce que parce que (j’y reviendrai plus bas) le Rassemblement national est désormais capable de rallier des partisans dans presque toutes les classes de la société française (ce à quoi précisément le macronisme a complètement échoué) : il semble en avoir trouvé une solution qu’on peut qualifier de populiste. Le Rassemblement National est bel et bien en passe de trouver son « peuple » : qu’en sera-t-il de la gauche ? Du « populiste » au « populaire » il y a à la fois une incompatibilité radicale, et un voisinage, une analogie troublante de la question posée qui doit nous solliciter au premier chef.
Voici donc mon hypothèse de travail sur ce point. Je ne pense pas que nous puissions en rester aux deux façons classiques de penser la formation d’un peuple au sens politique du terme, qui ont alimenté les théories et les stratégies de « l’hégémonie » dans la tradition de la gauche européenne et mondiale, marxiste ou non : celle qui raisonne en termes de groupes sociaux dont il s’agirait de faire la liste et de concilier les intérêts (les ouvriers ou plus généralement les salariés, les travailleurs indépendants et notamment les agriculteurs, les fonctionnaires et les agents des services publics, les intellectuels et les artistes, etc.), et celle qui raisonne en termes de « partis » au sens premier du mot, c’est-à-dire de choix opérés par des individus et des communautés entre des valeurs morales concurrentes, religieuses ou laïques, s’exprimant dans des modes de vie et des professions de foi.
Ces deux méthodes touchent certainement à des conditions fondamentales de la politique (y compris la politique de gauche), qui a toujours affaire à des sujets socialement situés, ainsi qu’à des idéologies ou des « conceptions du monde ». Mais elles sont beaucoup trop abstraites, trop déductives, et pour cette raison même exposées à la mauvaise surprise de s’apercevoir un jour qu’une « classe » développe en son propre sein des intérêts contradictoires ou des exclusions, et qu’une confession ou une idéologie même progressiste n’est jamais à l’abri des plus grandes oscillations entre démocratie et totalitarisme…
C’est pourquoi il me semble que, poussés par la situation d’urgence dans laquelle nous nous trouvons, nous devons changer de méthode et chercher une inspiration dans les expériences que nous avons vécues ou observées récemment, en prenant pour base non pas des conditions sociales ou des idées, mais des mouvements réels, à la fois sociaux et politiques, dont on peut dire qu’ils sont tous « populaires ». Par définition bien sûr ces mouvements, même quand ils sont massifs, sont plus ambivalents, plus instables, plus éphémères que des types sociaux ou idéologiques. Mais il leur arrive de porter au jour les véritables exigences de la situation et du moment, dont autrement nous n’aurions pas eu l’idée.
La France a connu ces dernières années plusieurs mouvements, qui (sauf peut-être le féminisme, qui connaît des hauts et des bas mais ne disparaît jamais) ont tous été vaincus ou étouffés, ou du moins isolés par une combinaison de répression, de manipulation et d’épuisement, mais ont laissé des traces et peut-être des capacités de renaissance. Je pense en particulier à :
(1) « Nuit debout » (2016) et l’ensemble de la mobilisation contre la « Loi travail » du gouvernement Hollande -Valls, qui a vu converger la défense des droits du travail contre la logique de « compétitivité » des entreprises avec les expériences de démocratie participative (semblable en cela au mouvement des « places » et des « assemblées » dans d’autres parties du monde) ;
(2) au mouvement des « Gilets Jaunes » en 2018-2019, parti de la protestation contre l’augmentation du prix des carburants qui frappe tous les travailleurs et petits entrepreneurs mobiles et précaires : son invention d’une « occupation » symbolique du territoire et son exigence de consultation démocratique (le référendum d’initiative populaire) ont pu rallier de nombreuses catégories sociales, avant qu’il ne soit durement réprimé par la police militarisée et tourné en dérision par le président ;
(3) à la mobilisation des soignants hospitaliers et des travailleurs des services municipaux pendant la phase aiguë de la pandémie Covid-19 pour pallier l’imprévoyance de l’État et la paupérisation de leurs services, qui elle aussi mais sur un mode très différent a engendré un courant de sympathie et une exigence de reconnaissance ;
(4) à la révolte des banlieues contre le racisme institutionnel et les violences policières, une révolte qui ne s’est jamais éteinte, sous des formes diverses, depuis le début des années 80, mais qui a resurgi au grand jour avec une violence spectaculaire (mais bien moindre que celles de la répression, en réalité) après le meurtre de Nahel Merzouk en juin 2023, et se prolonge aujourd’hui dans un mouvement d’auto-organisation des « quartiers » (dont les porte-paroles viennent de se prononcer sans équivoque pour la mobilisation en faveur du Front populaire) ;
(5) au mouvement de grèves et de manifestations contre la réforme des retraites rejetée par l’immense majorité du pays, entre janvier et mars 2023, marqué non seulement par l’ampleur et l’obstination des manifestants, mais par la reconstitution d’une « intersyndicale » démocratique, qui a revitalisé la lutte des classes et fait la preuve de sa capacité d’organisation qu’on croyait perdue, sous l’impulsion de remarquables dirigeants ;
(6) aux « Soulèvements de la terre » et plus généralement aux mobilisations contre l’artificialisation des sols, la déforestation et le pompage des nappes phréatiques au profit de l’agriculture intensive, qui s’installent dans la durée, en liaison avec le principal « internationalisme » d’aujourd’hui (celui des écologistes, même si leurs partis sont en capilotade, ou précisément pour cette raison) ;
(7) aux mouvements féministes qui eux non plus ne disparaissent pas, même si conformément à la logique inscrite dans le caractère « paradoxal » de la « classe des femmes », ils ne cessent d’éclater en fractions et de se contredire sur les principes philosophiques : Metoo ne les résume pas, mais ce nom a l’avantage de souligner l’importance que revêt en ce moment, pour toutes les femmes, la lutte contre l’acceptation de l’inceste, du viol et de la brutalité viriliste.[1]
Ces mouvements qu’on peut assigner à la « société civile » (malgré l’imprécision du concept) témoignent éloquemment de ce qu’elle n’est pas immobile ou résignée. Mais ils sont hétérogènes à tous les points de vue : participants, origines ou occasions, durée, mode d’organisation (ou de spontanéité), tensions internes, références idéologiques ou symboliques, degré de radicalité dans l’opposition à l’ordre social et d’hostilité à ses représentants officiels (ce qui pour une part est bien entendu la contrepartie de l’inégale répression dont ils font l’objet). Ils ne permettent même pas de proposer une définition univoque de ce qu’est un « mouvement », parce que chacun en a réinventé la forme en fonction des circonstances et des objectifs. Mais je dirai hypothétiquement qu’ils sont (ou ont été) tous caractérisés par une réelle capacité de transformer la défensive en offensive, le « refus » (ou la colère, ou le désespoir) en affirmation d’un droit, d’une solidarité et d’une volonté de transformation du « monde » dans le sens de l’égalité et de la justice, et pour cette raison universalisable à partir des situations et des circonstances qui les ont suscités. En d’autres termes ils sont des « actions citoyennes » (acts of citizenship, dit Engin Isin)[2] porteuses de cette utopie concrète sans laquelle il n’y a pas de politique émancipatrice.
La question qui se pose alors n’est pas de les fusionner ou de les subsumer sous un « programme » et dans une « stratégie » uniques, elle est plutôt, dans notre actualité très déterminée (celle du combat contre le RN et ce qu’il représente), de relancer leur énergie et de trouver leur intersection mouvante, évolutive, en vue de renforcer le peuple, au point de vue de sa cohésion et de ses capacités de construction d’un avenir commun. C’est intentionnellement bien sûr que je reprends ce terme à un essai de Michel Feher, paru juste avant l’événement du 9 juin, qui argumente contre l’idée d’un mouvement social homogène, en plaidant pour une alliance qui serait située au « croisement des causes singulières », en face de l’union des droites dont il anticipe remarquablement la venue.
La seule différence que j’introduirai au niveau des mots (mais elle n’est pas négligeable), c’est que je ne pense pas que les causes singulières et les mouvements qui les expriment soient « minoritaires » : je crois au contraire qu’elles sont universalisables, et s’inscrivent par conséquent dans l’horizon d’une majorité virtuelle, à construire par la pratique politique. Mais pour cela il faut que l’intersection des mouvements (ou de ce qui prolonge leur expérience et leur inspiration dans le présent) ne soit pas vide, ni d’idées, ni de symboles, ou de mots d’ordre, ni surtout d’acteurs et d’actrices concrets qui « voyagent » entre eux, en passant de l’un à l’autre et discutant de leur articulation (ce que ne sont évidemment pas des « organisateurs » professionnels comme les militants et les cadres de partis). Par exemple dans des « assemblées » comme celles que la première déclaration des organisations convergeant au sein du « front populaire » ont évoquées en parlant de la nécessité de compléter son programme sur les points ouverts ou litigieux par des débats entre citoyens volontaires.[3] Les formes traditionnelles de la pratique politique de masse n’ont peut-être pas dit leur dernier mot (comme en témoigne la résilience du syndicalisme), mais les formes nouvelles sont intensément nécessaires et détiennent la clé de l’implantation du « front populaire » dans le tissu social et civique lui-même.
On me dira que je n’ai pas beaucoup avancé car cette rencontre créatrice des mouvements à travers leurs acteurs est tout aussi problématique que le « front populaire » auquel elle est censée procurer une substance, un enracinement dans la vie quotidienne. C’est absolument vrai : je n’ai pas voulu fournir une recette, mais déployer les dimensions du problème qui nous est posé et suggérer une façon actuelle de retrouver l’énergie qui avait permis au Front populaire historique de l’emporter sur ses adversaires, malgré la profonde différence des temps et des conditions. C’est dans le même esprit que je proposerai pour finir une troisième discussion, portant cette fois sur la différence entre le « populiste » et le « populaire » (évoquée ci-dessus), qui me semble devoir former le cœur de l’affrontement à venir (pendant les élections et surtout au-delà, quel qu’en soit l’issue) entre deux conceptions et deux pratiques de la politique.[4]
Structure psychologique du lepénisme : la haine et la peur
Le point de départ de cette discussion me semble devoir être une mise au point à propos de ce qui fait la « force » du Rassemblement National dans la France d’aujourd’hui, et qui se traduit par ses conquêtes électorales et son implantation dans les institutions (notamment les municipalités), mais renvoie de façon plus profonde à ce que – parodiant une expression célèbre – j’appellerai la « structure psychologique du lepénisme », c’est-à-dire à la combinaison des affects et des représentations qui se composent en lui et lui donnent son énergie.
Georges Bataille avait parlé de « structure psychologique du fascisme » pour signaler que l’enrôlement des masses (en France, mais surtout en Allemagne et en Italie) dans des mouvements militarisés, soumis au culte du chef et animés par une haine meurtrière de l’étranger, des intellectuels, des communistes et des Juifs, développant un « fanatisme de la normalité et de l’identité », ne s’expliquait pas seulement par des intérêts de classe ou des convictions idéologiques, mais par des pulsions inconscientes, portant au grand jour le fond à la fois libidinal et mortifère du psychisme collectif, résistant à la normalité, qu’il appelait « l’hétérogène »[5]. Il y a bien quelque chose de cet ordre dans le lepénisme, qui justifie qu’on voie en lui un fascisme en puissance, susceptible de réactiver des traditions violentes que la politique « libérale » avait refoulées ou marginalisées, et qui pourraient maintenant faire retour sous de nouveaux vêtements.
Voyons l’Amérique de Trump, l’Inde de Modi, la Russie de Poutine : rien ne nous immunise contre ces tendances. Mais il y a aussi – pour l’instant du moins – des différences, qu’il faut souligner pour ne pas s’imaginer qu’il suffirait de brandir l’idée d’une « mobilisation antifasciste » si on veut bloquer dans les urnes, à court terme, le projet du RN, et commencer d’inverser le rapport de forces qu’il a su créer dans la société. Le RN comporte en son sein des noyaux de jeunes racistes prêts à la violence ouverte, mais il ne met pas dans la rue des milices ou des masses fanatisées. Ce n’est ni sa stratégie ni sa capacité. La raison de son emprise sur un très grand nombre de citoyens est à chercher dans un autre registre : elle ne relève pas tant de la haine que de la peur, ou de l’angoisse devant les transformations du monde qui les affectent. Plus exactement, elle vient greffer la haine (de « l’Autre » en général) sur un affect fondamental qui est la peur, donc le sentiment de l’impuissance.
Quelle peur ? Fondamentalement celle de l’insécurité croissante dans laquelle ces citoyens vivent et en voient d’autres vivre autour d’eux (leurs proches, voisins, parents, enfants), ce qui recouvre à la fois l’incertitude quant à l’avenir professionnel, familial, scolaire (qui dira les ravages de la dégradation du système d’enseignement, de la valeur des diplômes et de la sélection planifiée que symbolise « Parcoursup » ?), et la certitude grandissante du déclassement, en termes de niveau de vie, de stabilité ou de précarité, de qualité des emplois et de l’environnement urbain et péri-urbain, de considération de la part des administrations et des « élites » dirigeantes. Ces sentiments ne concernent pas des fractions de la société, qu’on pourrait considérer comme « marginales », mais un spectre immense de catégories sociales qui se retrouvent situées au milieu, « entre » les riches (de plus en plus riches) et les pauvres (de plus en plus pauvres), ceux pour qui les protections et les solidarités s’effondrent au profit de la concurrence acharnée (dans laquelle il y a toujours plus de perdants que de gagnants) et de l’abandon, quand ce n’est pas du mépris.
De bons sociologues ont proposé à cet égard une catégorie éclairante, celle de la « conscience triangulaire », pour exprimer que le sentiment d’aliénation des classes populaires au sens large, englobant tous les individus qui, aujourd’hui, sont privés de capital financier ou culturel, se tourne dans deux directions à la fois : vers les « dominants », avec ressentiment devant leur enrichissement de plus en plus concentré et de plus en plus arrogant, leur « séparatisme » social, et vers les « exclus », avec répulsion devant le sort qu’il semblent préfigurer pour tous.[6] Le second affect est plus violent encore que le premier, car les citoyens du « milieu » n’ont aucune illusion quant à la possibilité de changer quelque chose à la concentration des privilèges et des richesses (c’est-à-dire au capitalisme), en revanche ils sont obsédés par la crainte du déclassement ou de la chute, et l’amplifient fantasmatiquement.
La stratégie du Front National (accentuée depuis sa transformation en Rassemblement National) a consisté à exploiter au maximum le sentiment de l’insécurité existentielle, qui se double du sentiment d’une impuissance généralisée, en lui ajoutant deux ingrédients qui mobilisent les angoisses « primaires » de la psychologie individuelle et collective : face à la violence, en associant l’insécurité économique avec la criminalité, la « décivilisation » ou l’effacement des frontières entre la pauvreté et la délinquance, et face à l’altérité en fusionnant la crainte du déclassement avec la hantise de ne plus pouvoir se distinguer des « étrangers » (ou de ceux parmi les concitoyens qui sont toujours réputés étrangers, et pour cette raison cantonnés dans le « bas » de l’échelle sociale). Peuvent alors proliférer de façon circulaire (dans une boucle de renforcement) les angoisses de chute ou d’abandon (en particulier d’abandon de la part de l’État) et les imaginations complotistes : les étrangers viennent en masse (ou sont envoyés en masse) pour nous « remplacer » et pour prendre le pouvoir politique, monopoliser les emplois et les avantages sociaux, en nous précipitant à leur place « inférieure »). Ils entretiennent la délinquance et corrompent les gouvernants (ou les mettent à leur service). Leur présence a « détruit » un ordre social qui aurait pu durer indéfiniment. Et paradoxalement (scandaleusement) l’État (notre État) les « protège » (c’est-à-dire qu’il ne les chasse pas ou ne les réprime pas, en tout cas pas assez visiblement). Ce qui semble indiquer qu’il s’est en quelque sorte dénationalisé.
La centralité contradictoire de l’État
Tout ceci est d’une certaine façon bien connu. Je ne prétends donc à aucune originalité. Mais je voudrais proposer quatre commentaires :
1)Il ne faut certes aucunement sous-estimer la puissance de mobilisation et les potentialités meurtrières des affects qui relèvent de la haine de l’autre et qui conduisent à souhaiter que la violence, notamment policière, s’exerce « préférentiellement » à l’encontre des personnes racisées qu’on continue d’appeler « immigrées » à la deuxième, troisième ou quatrième génération (et en fait indéfiniment). Il ne faut pas non plus oublier que ces affects héritent des représentations laissées par la colonisation et du ressentiment que beaucoup de citoyens français éprouvent envers les peuples « non-blancs » qui nous ont « dépossédés » des privilèges de l’empire.
Mais (c’est du moins la thèse que je soutiendrai) il faut bien se rendre compte que la peur est plus profonde que la haine, ou du moins que sa persistance est ce qui rend difficile, voire impossible, de se libérer de la haine, que ce soit par un effort du cœur ou de la raison. La haine se fixe sur des « objets » (naguère les riches, aujourd’hui les pauvres, ou les plus pauvres, pour aller à l’extrême), mais la peur explique qu’il soit impossible (ou très difficile) de croire à la possibilité d’un monde meilleur, plus égalitaire ou plus juste, qui permettrait de « ne pas haïr » ceux dont on diffère.
2)La peur est un affect qui naît et prolifère dans l’imaginaire, on peut dire que c’est un fantasme dont les individus sont la source, même s’ils n’en sont pas maîtres. Mais l’insécurité dont elle procède n’a rien d’imaginaire : elle est tout-à-fait réelle, et devenue la condition dans laquelle vivent des masses de plus en plus nombreuses de citoyens du monde d’aujourd’hui. Et surtout elle est la condition dans laquelle ont été précipitées des populations qui a des degrés divers en avaient été protégées jusqu’à une date relativement récente du fait de leur appartenance nationale et comme résultat de leurs propres luttes et efforts, telles que les populations des nations bourgeoises « impériales » du « Nord ». Tel est le résultat des politiques néo-libérales qui brutalisent toute la société pour promouvoir la mondialisation et la dérégulation (l’Europe « communautaire » jouant à cet égard un rôle extraordinairement pervers de protection destructrice, d’autant plus terrifiant qu’elle apparaît comme située en quelque sorte au-dessus du souverain).
Ce résultat est particulièrement ressenti là où, comme en France, l’État social (que j’ai proposé ailleurs d’appeler « État national-social ») avait atteint un haut degré d’universalité et d’efficacité, sous l’effet de longues luttes de classes mais aussi d’une orientation « solidariste » de l’État et de ses politiques publiques. Il est donc absolument vain de vouloir faire reculer les peurs et les haines qui se sont intériorisées et collectivisées si on ne dispose d’aucun moyen et d’aucune intention de combattre l’insécurité sociale (Robert Castel) et ses causes structurelles, mondiales, durables. La promesse de « récupération du passé » que porte le Rassemblement National a beau avoir toutes les caractéristiques d’une imposture, elle répond à l’expérience réelle.
3)Précisément, l’État est le pivot, ou le point de « nouage » des éléments psychologiques et des contraintes structurelles (économiques, sociales) à l’œuvre dans ce complexe. Bien sûr, « l’État » au singulier, ça n’existe pas, ce n’est qu’un nom pour un ensemble très complexe, pas du tout cohérent, d’institutions d’âge et de statut juridique différent, de puissance « normative » ou « coercitive » inégale, réparties à travers toute la société… le « chef de l’État » n’en est qu’une petite partie, constamment exposée à surestimer son pouvoir. Mais ce nom recouvre des effets bien réels qui se reflètent dans la conscience de ceux qui ne pourraient pas vivre sans les subsides qu’il leur fournit ou prescrit légalement de leur attribuer.
Au cours du XXe siècle, en France et ailleurs, l’État a considérablement changé par rapport à l’organisme de pouvoir « souverain » venu de l’imperium médiéval et monarchique et « réapproprié » par les représentants élus du peuple à l’époque moderne. Ainsi que l’a défini Michel Foucault dont on peut généraliser la formule, l’État est le pouvoir ou l’instance qui pour les citoyens est chargée de « faire vivre ou laisser mourir ». Pour ma part j’ai parlé d’État « national social » pour marquer que les politiques sur lesquelles repose désormais sa légitimité ne concernent pas tant la « défense de la société » contre ses ennemis intérieurs et extérieurs ou l’assujettissement à une idéologie dominante que la capacité d’organiser des services publics « universels » et de garantir en droit des ressources et des aides personnalisées (comme les allocations familiales) dans un cadre national (ce qui ne veut pas dire que les bénéficiaires doivent en être définis par leur nationalité : cela dépend de l’idée que l’État et les citoyens se font de la « communauté » qui vit et travaille sur son territoire).
Ce qui en revanche n’a pas changé, c’est le fait que l’impôt direct ou indirect pesant inégalement sur les citoyens est collecté par l’État, pour être ensuite distribué en fonction de ses politiques (peut-être aurais-je dû parler d’un État fiscal-national-social, en rejoignant les suggestions de Wolfgang Streeck). Mais à partir du dernier tiers du XXe siècle, cette structure elle-même s’est trouvée bouleversée : l’État est devenu de plus en plus dépendant de marchés mondiaux aussi bien pour ses ressources que pour ses politiques (substituant la dette à l’impôt), et il a entrepris, sous la pression de ces mêmes marchés (ou plutôt de ceux qui les dominent), de démanteler progressivement les services et les systèmes de droits sociaux qui faisaient sa légitimité politique.[7] C’est ce qu’on appelle le néo-libéralisme, dont on observe aujourd’hui les effets dévastateurs sur la confiance dans les institutions démocratiques.
À partir de là on comprend mieux comment opère le mot d’ordre de la « préférence nationale » qui est le cœur de l’idéologie populiste, et dans quelle crise à la fois institutionnelle et psychologique il s’enracine : plus les citoyens perdent les droits et services qui leur étaient antérieurement procurés ou idéalement promis, plus ils trouvent insupportable que ces mêmes droits et services soient (même très maigrement) fournis à des individus qui ne devraient pas faire partie de la « communauté nationale » si on s’en tient à des critères d’origine et de généalogie. Et plus ils tournent leur ressentiment contre l’État, en exigeant des preuves visibles de ce que l’État « leur appartient » (de même qu’ils appartiennent à l’État, c’est-à-dire dépendent de lui), et que cette propriété leur confère une priorité dans l’utilisation de ses services.
Ces preuves consistent en expulsions, discriminations, stigmatisations, violences exercées contre les bénéficiaires indignes. Pour qu’il en aille autrement, il faudrait à la fois que la trajectoire de diminution des droits et d’appauvrissement des services publics se trouve inversée, de façon à justifier leur universalité, et que la représentation de l’appartenance au corps des citoyens (ce que la tradition républicaine appelle la « nation ») se détache du schème de la propriété pour entrer dans celui de la participation à la « chose commune ».
Ces deux mutations véritablement révolutionnaires par rapport au cours actuel des choses, qui ne se décrètent pas, même s’il importe au plus haut point à une politique de gauche cohérente avec elle-même d’en formuler l’objectif et de travailler à en créer les conditions, tout particulièrement au moyen de réformes fiscales (d’où la férocité de l’affrontement actuel sur les « niches » d’exemption et l’évasion fiscale), mais aussi dans les représentations dominantes de la communauté nationale.
4) Ce qui me conduit à ma dernière remarque, en un sens la plus importante et la plus délicate de toutes. J’y tiens d’autant plus que, sous l’effet d’une tradition internationaliste à laquelle j’avais adhéré dans ma jeunesse sous l’effet des guerres coloniales, solidaire du privilège historiquement accordé à la lutte des classes comme fondement de la politique démocratique, ensuite prolongée par d’autres mouvements d’émancipation intrinsèquement transnationaux ou conduisant à remettre en question le contrôle des populations par des instances étatiques « souveraines », j’avais eu tendance à considérer que la forme-nation (donc l’équation de la citoyenneté et de la nationalité qui en est le corrélat) est toujours du côté des obstacles à la justice, à l’égalité et à la liberté plutôt que de leurs conditions. Ce qui conduisait à mésestimer les raisons qui avaient conduit le Front Populaire (notamment chez les communistes) à revendiquer le patriotisme (avant même qu’il s’impose comme l’âme de la Résistance et de son « Conseil national », point culminant de l’antifascisme).
La confrontation que nous impose aujourd’hui le discours populiste dont toutes les catégories et tous les sous-entendus pointent vers le « nationalisme intégral » (Charles Maurras), doit nous conduire à réexaminer complètement cette évaluation. L’alternative n’est pas entre une émancipation ou un égalitarisme « cosmopolitiques » et un nationalisme exclusif et xénophobe, mais entre deux conceptions de la nation (dont l’une est ouverte sur le cosmopolitisme, l’autre non), deux façons de la construire institutionnellement comme une communauté d’intérêts et de valeurs, et deux façons d’articuler son « indépendance » avec des régulations supranationales (dont la plus importante devrait aujourd’hui concerner la lutte contre le réchauffement climatique), mais aussi avec des circulations de personnes, de langues et de références culturelles qui viennent de toutes les parties du monde.
De même qu’il y a un discours populiste et un discours populaire, de même il y a une façon de construire la nation qui ignore sa multiplicité et son histoire réelle au profit de « lieux de mémoire » fétichisés, de traditions régionalistes de convention et de critères d’appartenance idéologiques discriminant entre les « vrais » et les « faux » nationaux, et une façon de la construire qui se fonde sur ses composantes réelles, dont la multiplicité à un moment donné de l’histoire est irréductible à un type unique et renvoie à de multiples relations entre son « intérieur » et son « extérieur ».
Une telle conception évolutive ne récuse pas toute « identité » collective, mais elle cherche à faire émerger le « nous » à partir des relations de réciprocité, des intérêts communs, et de la plus grande capacité de les atteindre que confère la totalisation des différences, même lorsqu’elle comporte des difficultés et des conflits. Il est d’ailleurs remarquable que la majorité des demandes de reconnaissance (ou de « respect ») qui proviennent aujourd’hui des « quartiers » en révolte contre le racisme et l’exclusion aille précisément dans ce sens. Mais il serait tout à fait illusoire de croire qu’il suffit de faire voir cette réalité pour délégitimer la conception exclusive de la nation à laquelle s’identifient les électeurs du Rassemblement National et qui s’exprime dans l’obsession de la « catastrophe migratoire » qu’il faudrait conjurer par les moyens les plus brutaux[8] : car cette obsession est la contrepartie du sentiment de l’impuissance collective qui s’est emparé de masses de citoyens en butte à l’insécurité et à la peur.
Le peuple « manque », mais selon deux modalités antithétiques : dans un cas son absence est obstinément déniée dans la forme d’une proclamation d’appartenance à la nation idéale dont tous les ennemis intérieurs auraient été éliminés, alors que dans l’autre il est affronté comme le projet constamment relancé, « utopique » en ce sens qu’il contredit l’ordre social dominant, mais fondé sur des rapports sociaux actuels, de faire tenir ensemble les « masses » hétérogènes de citoyens qui ont le même intérêt à sortir de l’impuissance dans un monde d’incertitude et d’inégalités extrêmes. Peuple contre peuple, nation contre nation, communauté contre communauté. Et, dans notre situation d’aujourd’hui, « front » contre « front » (même déguisé en « rassemblement »).
Pour un « contre-populisme » : puissance d’agir, autonomie, service public
Je voudrais récapituler ce que j’ai essayé ici de proposer et l’ouvrir à la discussion en quelques propositions schématiques.
Le populisme tel que l’incarne le Rassemblement national avec des caractéristiques françaises mais dans le cadre d’une tendance politique beaucoup plus large, à l’œuvre aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, au Nord et au Sud, est un fascisme en puissance. Il en comporte déjà beaucoup de traits mais se retient d’y glisser complètement à la fois par tactique et parce que les conditions d’une mise en mouvement des masses dans une idéologie nationaliste intégrale éliminatrice des « ennemis de l’intérieur » ne sont pas toutes réunies (les choses sont beaucoup plus avancées de ce point de vue dans l’Inde de Modi ou l’Amérique de Trump).
Mais cette évolution n’est pas réversible par ses propres forces. Il est clair qu’elle serait au contraire accélérée par l’arrivée du RN aux commandes de l’administration d’État, du fait de l’excès de pouvoir que celle-ci confère à ses détenteurs autant que des obstacles et des échecs auxquels elle se heurterait, dans une spirale d’exacerbation sans limite. La seule façon d’en bloquer le cours est de lui opposer un contre-populisme conscient et organisé tel que celui auquel tend implicitement le projet de « nouveau front populaire ». Un contre-populisme n’est pas un « populisme à l’envers », en miroir. Bien qu’il se propose lui aussi de « trouver le peuple », et de construire une communauté nationale, il doit procéder par des voies radicalement différentes.
Le cœur de la différence réside dans le fait que le populisme, et a fortiori le fascisme, ont pour principe l’institution de la passivité des citoyens, même et surtout cette passivité bruyante, violente, qui imprègne la participation à des manifestations nationalistes ou à des rassemblements de campagne, puisque leur principe est la répétition du discours et des slogans proposés par les dirigeants. Le populisme ne surmonte pas l’impuissance collective qui est à son origine, au contraire il la redouble et l’enferme dans un cercle infranchissable, en masquant la peur sous la haine et la brutalité. Il serait tout à fait illusoire de s’imaginer qu’une telle logique est absente des mobilisations qui se réclament de l’antifascisme mais versent à l’occasion dans un rapport mimétique avec lui : l’histoire passée et même récente offre abondance d’exemples du contraire. Mais l’efficacité et l’authenticité de la lutte résident dans l’invention d’une autre façon de pratiquer la politique de masse : celle qui augmente la puissance des « gens ordinaires » et leur offre la possibilité de se libérer de la peur par l’activité, la solidarité, l’autonomie (et donc la capacité de discuter les objectifs mêmes de la lutte et les modalités de leur poursuite). Une autre façon de formuler cette thèse consiste à rattacher la différence du « populiste » et du « populaire » à la pratique d’une citoyenneté active, expérimentant en son sein la démocratie même qu’elle cherche à défendre (d’où la tension permanente avec la « forme parti » dont il est probable cependant que la politique ne peut pas se passer, au sein des institutions parlementaires et en dehors d’elles).
On aboutit au même résultat en conjoignant l’idée de la construction d’un « front populaire » avec celle d’une intersection de mouvements telle que (reprenant une formule de Michel Feher au prix d’un « renversement » de sa perspective minoritaire en perspective majoritaire) je l’ai introduite ci-dessus : les mouvements ne peuvent pas fusionner, ni même s’inscrire dans des cadres hiérarchiques englobants, il faut au contraire qu’ils prolifèrent et se disséminent pour couvrir tous les problèmes, tous les objectifs d’émancipation qui surgissent des expériences négatives ou affirmatives (souffrances et créations) de ladite « société civile ». Mais il faut aussi qu’ils convergent et s’additionnent dans la construction d’une résistance commune à l’autoritarisme, au populisme, au fascisme.
Cette unité ne se décrète pas, elle se découvre et se construit dans des lieux de confrontation de leurs idées et de leurs porteurs, qu’on peut appeler des « assemblées » ou de tout autre nom qui a déjà servi dans l’histoire à nommer la spontanéité du rassemblement et l’essai d’une démocratie de base, participative et non simplement représentative : « conseils », « comités », « forums »… Ne nous racontons pas d’histoires cependant, le surgissement et la durée de telles assemblées sont toujours hérissés d’obstacles, ils représentent par eux-mêmes un objectif de constitution du « peuple » qu’il faut essayer d’atteindre comme tel, non seulement en raison des répressions ou des prises de contrôle dont ils peuvent faire l’objet, mais en raison de la distance que leurs participants doivent franchir pour se rejoindre et faire naître le commun : qu’il s’agisse de distance spatiale et culturelle (les « quartiers » ne sont pas voisins des universités, même dans la banlieue parisienne, pas plus que les exploitations agricoles ne sont vraiment voisines des « zones à défendre ») ou de distance anthropologique (celle des genres et des sexualités, celle des âges et des générations, celle des formations et des professions), enfin de la distance entre les « mouvements » eux-mêmes, avec leurs histoires singulières et leurs codes de reconnaissance. L’hypothèse d’un « front populaire » constitue en elle-même une grande utopie de la rencontre entre toutes ces expériences et de leur conversion en un « mouvement de mouvements ». Sans elle rien ne peut avoir lieu, mais avec la proclamation de son urgence les difficultés ne font que commencer.
En inscrivant au centre de son « programme » en vue des élections et de son gouvernement à venir, à côté de plusieurs autres objectifs essentiels dans l’ordre de la justice économique et sociale et de la défense de la démocratie, le principe d’une restauration et d’une extension des services publics (c’est-à-dire de la santé publique, de l’éducation, de la culture indépendante des monopoles commerciaux, de la justice accessible à tous, de la police de proximité, de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme, des transports à bon marché et de l’énergie non polluante), le Front populaire touche au cœur de ce qui, dans les dernières décennies, sous l’effet des politiques néo-libérales d’austérité et de privatisation, est devenu l’une des principales causes de développement des inégalités, donc de précarisation (non seulement comme paupérisation mais comme « exclusion » ou comme ce que Robert Castel avait appelé, à propos des habitants des banlieues et notamment des jeunes chômeurs, la désaffiliation)[9], et dont, après bien d’autres, j’ai cru pouvoir faire le socle du sentiment d’insécurité sur lequel prospère l’offre idéologique et affective du Rassemblement National. Les services publics ne sont pas « l’État », entre autres parce que leur fonctionnement et leur utilité dépend d’abord de la conscience professionnelle et de l’empathie de ceux et celles qui les procurent aux malades, élèves, spectateurs, habitants, justiciables, bref aux citoyens. Il n’en reste pas moins que, dans un société comme la nôtre, ils n’existent pas sans l’État, qui les finance par l’impôt ou d’autres contributions et les encadre juridiquement, et ainsi les incorpore à son organisme proliférant (que les philosophes ont comparé à un grand monstre mythologique).
Avec cette remarque, nous introduisons donc une autre tension au cœur de la problématique du Front Populaire : celle qui oppose un principe d’utilisation et donc de renforcement de l’État (en particulier contre la « désétatisation » mise en œuvre par le néo-libéralisme, qui est évidemment une désétatisation sélective) à un principe de libération de l’autonomie des individus et des capacités d’auto-organisation ou d’autogestion de la société et de ses mouvements. La tradition socialiste et plus généralement celle de la gauche intellectuelle et partisane n’a cessé d’osciller ou de chercher des compromis entre les termes de cette antithèse, dont je suis tenté de dire qu’elle est constitutive de la politique en tant que pratique collective, « gouvernement de soi et des autres » (pour parodier Foucault). L’idée du Front Populaire est aussi de ce point de vue l’idée d’une solution dynamique de la contradiction, qui la transforme en la travaillant. Mais ceci ne viendra qu’après, s’il y a un après, c’est-à-dire si nous réussissons à faire reculer l’extrême-droite dans dix jours. Il n’y a pas d’autre urgence.