Lara Tabet : « Les bactéries sont des êtres communautaires »
Les bactéries nous accompagnent partout où nous allons et ce n’est que très récemment que l’on a commencé à envisager de collaborer avec elles en les considérant comme des actrices à part entière, à l’instar de l’artiste et chercheuse Marie-Sarah Adenis qui les met au travail en leur faisant fabriquer des pigments. Aujourd’hui, avec la médecin-biologiste et artiste-chercheuse Lara Tabet, nous plongeons aussi dans de multiples couleurs. Le bleu auquel on pense quand on évoque les mers et les océans, mais d’autres aussi qui nous permettent d’évoquer des phénomènes que l’on peine parfois à représenter, comme la toxicité et la migration. Dans cet échange, on se déplace de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Il a eu lieu à Marseille avec Lara Tabet tout juste sortie d’une résidence artistique à la fondation Camargo à Cassis et Julie Chénot qui en est la directrice, à l’occasion d’une carte blanche pour le « Week-end Océan » du festival Art Explora. On ne soupçonne parfois pas l’existence des mondes gigantesques qui nous entourent et qui font cohabiter des passés lointains avec des futurs lointains, mais aussi des géographies d’un bout à l’autre de la Méditerranée. De Marseille à Beyrouth dont elle est originaire, Lara Tabet nous immerge dans les mondes bactériens, l’art, la photographie, la science et ses récits biopolitiques. OR
Le 17 août 2022, les Marseillais, Marseillaises et les touristes n’ont pas pu accéder aux plages, la baignade étant interdite en raison de la bactérie E. Coli. Cet évènement a été le point de départ d’une de vos œuvres qui s’intitule Marseille overflow, exposée lors du festival Art Explora à Marseille sous le commissariat d’Amanda Abi Khalil et Danielle Makhoul. On pourrait traduire le titre de l’œuvre par « débordement à Marseille ». Qu’est-ce qu’il s’est passé exactement ?
J’étais à Marseille à ce moment-là. J’ai choisi une date particulière mais après les orages d’été, les eaux usées de la ville se déversent régulièrement dans la mer. Ces eaux usées sont souvent contaminées par une bactérie issue des matières fécales et qui s’appelle Escherichia coli (E. coli). Ce jour-là, tout le littoral marseillais était fermé. Je suis médecin et bactériologue. J’utilise une méthodologie que j’appelle la bactériographie : je prends des échantillons d’eau de mer et j’en cultive les bactéries. On met les bactéries sur des plaques de gélose pour qu’elles puissent survivre. Une fois qu’elles ont survécu et qu’elles grandissent, je les mets alors sur un film photographique. Le film photographique est lui-même composé de gélatine. Les bactéries survivent alors sur sa surface dont elles modifient la chimie par des mécanismes et des corrosions chimiques. Ce sont les bactéries elles-mêmes et leur activité qui créent les images et les imaginaires des photographies. Moi, j’instaure ce protocole et j’attends. Ma marge de manœuvre est grande car je détermine le temps d’action bactériologique mais aussi les couleurs en choisissant le support filmique. Étrangement, les images finissent souvent par ressembler au littoral auxquelles elles renvoient sans le représenter directement.
C’est-à-dire ? À quoi est-ce que cela ressemble ?
Je vais essayer de décrire l’image de Marseille overflow. On y voit une sorte de cadre noir qui correspond aux bords du film numérisé. La plus grande partie de l’image est bleue, comme un aquarium. On y voit l’activité microbiologique qui ressemble à de la végétation, à des coraux. Cela renvoie à quelque chose d’organique et d’aquatique en même temps.
En quoi consiste l’incubation de bactéries ?
Les bactéries, comme tout être vivant, ont besoin de nourriture et d’un environnement idéal pour grandir. L’idée est de déterminer la température idéale pour elles – autour de 40°C, ce qui est facile avec le réchauffement climatique – et de leur donner en même temps à manger, ici des nutriments. On utilise souvent une sorte de mélange nutritif qu’on peut acheter mais on peut aussi le faire soi-même. Le sang est par exemple un très bon nutriment pour les bactéries.
Le sang humain ?
Non, en biomédecine on utilise plutôt du sang bovin ou du sang de mouton.
Pourrait-on rappeler la différence entre une bactérie et un microbe ? On a beaucoup entendu parler de virus ces dernières années mais finalement, les bactéries contaminent et se contaminent elles-mêmes, non ?
Le mot microbe englobe tout ce qui est microscopique, tout ce qui n’est pas visible à l’œil nu. Il en existe différentes catégories, dont les bactéries, les virus, les parasites. Les bactéries sont des êtres unicellulaires qui ont leur propre ADN alors que les virus ont besoin d’autres êtres pour produire ce dont ils ont besoin pour survivre.
Donc c’est une histoire de coexistence et de cohabitation ?
Oui, c’est toujours une histoire de coexistence, de symbiose et de cohabitation.
Vous avez à l’origine reçu une formation de médecin biologiste à Beyrouth, au Liban. Vous êtes donc scientifique mais vous avez ensuite fait des études de photographie à New-York. On sait que les liens entre art et science existent depuis bien longtemps, au moins depuis Léonard De Vinci, mais on en reparle de manière plus active depuis quelques années, notamment avec l’émergence de formations multidisciplinaires, comme les doctorats de recherche-création. En France, le programme Sacre porté par l’Université PSL s’y consacre. Mais même si beaucoup d’artistes s’intéressent aux sciences, il n’y a pas non plus tant d’artistes qui sont aussi scientifiques. Dans votre cas, il me semble que ce n’est pas une reconversion…
À Beyrouth, la transdisciplinarité et la multidisciplinarité ne sont pas évidentes. Les scientifiques et les artistes travaillent dans des conditions assez difficiles et n’ont donc pas forcément le temps ou la présence d’esprit de collaborer à des fins je vais dire « non-utiles ». Au départ j’étais médecin, je travaillais donc beaucoup la nuit. Mon travail artistique n’était pas du tout en relation avec le vivant ou la biologie car j’ai d’abord eu besoin de légitimer cette pratique artistique, de devenir vraiment artiste, avant de devenir les deux. Ce n’est que bien plus tard que j’ai commencé à joindre les deux bouts. J’ai commencé par la micrographie, qui consiste juste à prendre des photos à travers un microscope, puis cela s’est étendu pour devenir du bioart, une vraie collaboration avec le vivant. Je modifie le vivant, j’utilise à la fois les outils de la biologie synthétique – comment changer les gênes –, et de la bactériologie.
Vous avez été accueillie en résidence à la Fondation Camargo à Cassis pendant dix semaines. Qu’y avez-vous fait ?
C’était magnifique, vraiment l’un des meilleurs temps d’échange que j’ai vécu. Ce qui est assez dingue à la Fondation Camargo, c’est qu’il n’y a pas d’obligation de résultat. C’est vraiment l’une des rares résidences où l’on n’a pas de pression mais où l’on produit beaucoup.
On sait aujourd’hui que l’on peut surveiller la santé des habitants, habitantes et leurs habitudes de consommation, notamment de médicaments à travers l’eau. Le géochimiste Thomas Thiebault travaille d’ailleurs sur le sujet. Il est responsable d’un groupe de recherche sur les égouts de Paris et pour lui, les eaux usées pourraient même être un outil de surveillance de masse. Vous êtes originaire du Liban, dont les crises multiples ont dégradé le système de santé de manière très forte, provoquant une importante pénurie de médicaments. Pour l’un de vos projets, vous avez proposé de vous mettre au service de la ville de Beyrouth et ses habitant·es, en fournissant des bactéries issues de votre propre corps. Qu’est-ce que cela signifie ?
Pendant le Covid, les données des égouts ont énormément été utilisées pour surveiller les populations, notamment pour suivre les populations contaminées par le virus qui ne l’avaient pas déclaré. Ça s’est beaucoup fait aux États-Unis. Une grosse crise économique a touché Beyrouth ces deux dernières années. Beaucoup de systèmes se sont effondrés, dont le système médical. Il y a eu une importante pénurie de médicaments mais surtout de psychotropes, contre l’anxiété. J’ai proposé une œuvre de bioart entre utopie et dystopie, qui interroge la manière dont un individu peut pallier l’absence de l’État. Quel pourrait être un acte individuel qui aille à l’encontre de cette absence ? J’ai proposé de modifier génétiquement l’une des bactéries de mon corps pour y intégrer le « gène de la résistance ». On a découvert que certains gènes offraient une sorte de protection au syndrome post-traumatique. Il s’agit d’études assez sérieuses. Les bactéries ont un matériel génétique circulaire assez mobile et labile qu’on peut assez facilement modifier. J’ai donc pris un petit gène, qui code pour le neuropeptide Y, et qui, une fois intégré à la bactérie, a été incorporé à mon microbiome dans un laboratoire à Madrid. C’est donc une sorte de micro-usine de médicaments. Tout cela était donc aussi une véritable expérience biologique.
Une expérience qui a donc eu lieu dans un véritable laboratoire scientifique ?
Oui. J’ai ensuite fait un film spéculatif sur ce qui pourrait arriver si on relâchait ces bactéries dans les eaux de la ville. Le film reprend la correspondance entre toutes les eaux de la ville : les eaux du corps, les eaux environnementales, les nappes phréatiques, la mer, mais aussi les eaux urbaines et les égouts.
Alors que se passe-t-il si l’on relâche cette micro-production ?
Les études sont en cours. Peut-on utiliser les bactéries pour fabriquer du pigment, comme le fait Marie-Sarah Adenis ? Peut-on utiliser les bactéries pour digérer le plastique des océans ? Peut-on les utiliser pour fabriquer des médicaments ? Les bactéries se multiplient avec un peu de sucre et d’eau, c’est donc assez économe. Je travaille beaucoup sur le micro-labeur, la performativité du microscopique, la manière dont on pense le labeur dans un laboratoire de biologie synthétique et la performativité de la fabrication des images.
Quand vous parlez de micro-labeur, c’est de celui des bactéries elles-mêmes que vous mettez au travail dont vous parlez. Ce projet s’appelle Resilience overflow, ce que l’on pourrait traduire par quelque chose comme débordement de résilience. On n’est donc plus dans le débordement qui pollue comme dans votre projet marseillais évoqué tout à l’heure. Il s’agirait davantage d’un débordement qui aurait pour fonction de réparer ?
La ligne entre utopie et dystopie est fine parce que je propose de collaborer avec le microscopique pour contester l’absence de systèmes gouvernementaux. Je propose aussi une molécule qui va, disons, « hypnotiser le peuple ». C’est donc aussi une dystopie. Je pose une fausse question : pourquoi a-t-on besoin d’anxiolytiques ? La vraie question se trouve au sein de la communauté. J’utilise beaucoup l’exemple des bactéries car ce sont des êtres communautaires. D’ailleurs on ne parle pas d’une seule bactérie, on parle de colonies de bactéries. On parle de « Quorum sensing » quand elles interagissent, ce sont des effets synergiques. En somme, c’est un projet très ironique parce qu’au fond il s’agit toujours de fausses questions et de fausses réponses. La réponse est politique.
Est-ce que ce sont vraiment de fausses questions ? Il me semble qu’il s’agit d’une critique notamment de la psychiatrie, non ?
Oui, mais aussi du fait qu’un état psychique aurait des bases biologiques. Je dis que j’incorpore le gène de la résilience mais au final, on ne peut pas vraiment déterminer une base biologique à un sentiment complexe tel qu’un trauma. Et encore moins à un trauma collectif.
D’autant plus que Beyrouth a vécu, on le sait, un traumatisme de plus avec l’explosion du port…
Ce travail a d’ailleurs été fait post-explosion, oui.
On parle aujourd’hui beaucoup d’hydropolitique. C’est un terme qui a été utilisé dès la fin des années 1970 par un politiste américain, le bien-nommé John Waterbury, auteur d’un livre intitulé Hydropolitics of the Nile Valley. Pourquoi ce terme est-il de de plus en plus présent, de plus en plus important aujourd’hui ? Vous-même l’utilisez.
Je l’utilise, mais de manière tangentielle. Je préfère utiliser le terme de biopolitique. Biopolitique et biopoétique sont les deux extrémités d’un spectre car la biopolitique englobe la gestion des corps, les systèmes d’oppression qui gèrent les flux… C’est vraiment le propos de Correspondance species, le projet que j’ai développé à la Fondation Camargo. Il parle des flux migratoires à partir d’une cartographie migratoire personnelle entre Beyrouth et Marseille qui a eu lieu en 2020, il n’y a donc pas si longtemps. Elle suit des flux de personnes et de non-humains, d’espèces marines et de molécules en l’occurrence, et de tout ce qui est invisible, le plancton, les bactéries… Je crée des correspondances en termes d’échelle, au niveau spatial, mais aussi au niveau temporel car ce projet intègre l’archéologie, un futur possible et le présent. Il s’agit donc d’un projet multidisciplinaire conçu à partir de différents médiums et construit pour communiquer en correspondance. Il est composé de plusieurs parties qui dialoguent entre elles pour fonctionner comme un tout.
Ce projet a donné lieu à beaucoup d’échanges et à un gros travail d’entretiens. Il s’agit à la fois d’un travail de récolte biologique – vous continuez à récolter des échantillons –, mais vous récoltez aussi la parole d’habitant·es et de travailleur·euses des bords de la Méditerranée. Quelles paroles avez-vous recueilli ?
Grâce à Julie Chénot, la directrice de la fondation Camargo, j’ai rencontré Guillaume, l’un des trois pêcheurs de Cassis. C’était très intéressant d’être sur ce territoire parce que Cassis reste un petit village où les saisons sont particulièrement visibles, que ce soit la période à laquelle fleurissent les amandiers ou bien les espèces de poissons présentes en mer. Ce ne sont pas forcément des choses visibles dans une grande ville comme Marseille. Je suis donc allée pêcher avec Guillaume et on a discuté. L’idée était d’aborder la mer pas seulement avec une logique terrestre et des instruments créés pour la Terre, comme Google Earth par exemple, mais d’aller vers quelque chose de plus immersif, dans l’eau, par l’eau. C’est pour cette raison que je travaille beaucoup avec des éléments corrosifs : l’eau comme matériau qui transforme lui-même, l’eau comme vaisseau d’informations, de data, et donc sur les multiples rôles de l’eau.
En tout cas, l’eau comme milieu.
Oui, l’eau comme milieu. Mais plus que cela, l’eau comme média en soi, comme médium.
Vous avez aussi travaillé sur le son sous-marin…
Julie Chénot dit qu’à Cassis, les roches ont des noms transmis oralement. Elle a eu l’idée de les répertorier, de cartographier les pierres de la région. Ce sont des choses qui n’ont jamais été écrites et qui font pourtant partie du paysage maritime.
Il s’agit donc d’un travail de mémoire qui déplace le point de vue terrestre… L’architecte Jacques Rougerie dirait peut-être que c’est un point de vue « mérien » ! Vous avez beaucoup travaillé avec des artistes sonores et des scientifiques, à la récolte notamment de sons sous-marins.
J’ai rencontré le biologiste marin Timothée Brochier à bord d’un bateau scientifique qui s’appelle Tara. Timothée a eu l’idée d’utiliser le son pour cartographier la migration des espèces parce qu’il en avait assez de pas avoir d’instrument alors que tous ses potes physiciens en avaient ! Il a alors pris un hydrophone et s’est dit qu’il allait cartographier les espèces. C’est une nouvelle méthode pour suivre les espèces et leurs mouvements.
L’hydrophone, donc un micro sous-marin… Comment fait-on pour enregistrer des poissons à l’hydrophone ?
Je ne crois pas qu’il y ait de technicité particulière à ce niveau-là. L’idée est de pouvoir identifier une espèce par le son.
Donc on met un micro à côté des poissons ?
And we hope for the best ! Des librairies de sons permettent ensuite d’identifier les espèces.
Ce qui veut dire que chaque poisson émet un son différent et qu’il est possible de les identifier à partir d’une bande sonore ?
Oui, en théorie c’est exactement ça. Timothée Brochier se base là-dessus pour faire ses mappings. Pour ma part, ce qui m’intéresse dans le son, c’est ce qu’on appelle la « visualisation sonore », la « data sonification ». C’est pour cela que je collabore souvent avec des artistes sonores dans mes travaux. J’aime beaucoup quand les informations, les datas, sont transcodées en son. Je travaille beaucoup sur le langage, l’écriture, et en particulier sur l’écriture du vivant, l’écriture de l’archive, le code, nos pistes de lecture, les clefs que nous avons aujourd’hui, celles que nous aurons plus tard, mais aussi celles que nous n’avons plus parce qu’elles ont été perdues. Le son me permet de parler de codification, à travers mes projets.
Donc de nouvelles manières de représenter des phénomènes difficiles à voir. Vous avez aussi été en résidence au Musée Nicéphore Niépce à Chalon-sur-Saône. Nicéphore Niépce, rappelons-le, est considéré comme l’un des inventeurs de la photographie ou en tout cas, l’auteur de la première photographie dans les années 1820. Qu’avez-vous fait là-bas ?
J’y suis allée avec l’idée de regarder tout ce qui avait trait à la biologie dans leurs archives. Mais j’ai trouvé que c’était une approche, et c’est le propre de la photographie, très occidentale.
Vous parlez des collections du Musée Nicéphore Niépce ?
Oui, ce qui est normal parce que la photographie est une invention occidentale. J’ai donc laissé tomber cette piste. C’était juste après l’explosion du port de Beyrouth, j’étais vraiment imprégnée par ce qui est non-visible mais toxique, encore un axe que j’aborde souvent. Je suis alors allée voir l’endroit où ils stockaient les films en attente d’être jetés.
En attente de recyclage ou de destruction ?
Plutôt en attente de destruction car les chimies sont assez fortes, il faut donc que les films soient détruits par des organismes spécialisés.
Rappelons que la photographie argentique est un processus chimique.
Effectivement. Dans ce cas, j’ai pris des pellicules qui dataient d’avant 1950, faites à partir de nitrate de cellulose. On a arrêté de les produire parce que c’est un produit hautement inflammable. Ce qui m’intéressait, c’est que le nitrate comme matériau revenait dans plusieurs parties de ma vie : la fabrication des films photographiques, mais aussi la fabrication des membranes biomédicales, que ce soit des membranes en génétique ou des membranes qui permettent de tester bactériologiquement l’eau. C’est aussi du nitrate d’ammonium, un fertilisant très inflammable, qui a explosé dans le port de Beyrouth. Parler de l’enchevêtrement du chimique dans nos vies contemporaines est important pour moi, mais aussi flirter constamment avec la toxicité. En numérisant ces images, je devais me protéger car les produits étaient vraiment très dégradés, l’oxyde de nitrate est assez toxique. Cette idée d’être volontairement au contact d’une toxicité qui nous est habituellement imposée m’intéressait aussi, toujours avec un protocole, un rituel. La position protocolaire vient de mon background scientifique.
Quand on parle de photographie argentique et de techniques anciennes, on touche à l’apparition de l’image, mais ici il s’agit de sa disparition. De votre côté, vous la faites réapparaître et exister à nouveau dans un processus qui enregistre cet état. Qu’est-ce que cela raconte sur la circulation, le déplacement, la migration ?
Oui, en photographie, il s’agit d’ailleurs de migration de particules d’argent. J’aime aussi l’idée d’une non-image qui renverrait quand même à un territoire, à un imaginaire de territoire. Les images de nitrate que j’ai fait renvoient à une sorte de territoire d’ère glaciaire, neptunien, quelque chose de l’ordre du paysage, quand même.
Le processus chimique rend donc l’image ressemblante avec une photographie de paysage…
Il m’importe de visibiliser l’agentivité de ce qui est non-humain, que ce soit l’animal ou le chimique, la manière dont les forces moléculaires se déplacent et changent, mais aussi la façon dont cela peut créer des images.
Dans une de vos œuvres qui s’intitule Eleven fragmented seas, vous avez parcouru le littoral libanais de la frontière sud à la frontière nord pour le représenter. Qu’y voit-on ?
Ces onze images sont assez similaires et assez différentes à la fois. Elles sont dans des tonalités de bleu… Encore une fois, cela ressemble beaucoup au littoral libanais. Les images issues du nord ressemblent beaucoup au littoral nord. Certaines sortes de noirs mangés par du blanc ressemblent beaucoup aux récifs que l’on trouve dans cette région. Les mers qui contiennent beaucoup de bactéries sont très stériles : les images seront en quelque sorte déchiquetées, beaucoup dans les noirs. Cela renvoie à des imaginaires de flaques d’eau, de flaques salines, à quelque chose de très maritime.
Et même aux images de cette Terre vue du ciel du siècle passé alors qu’on est ici dans la matérialité même de la photographie…
Exactement. Je voudrais aussi préciser que je montre les informations scientifiques qui vont avec les images. On a les coordonnées GPS mais aussi les tests bactériologiques – combien de colonies de bactéries, quelle sorte… – de chaque endroit où j’ai fait un prélèvement. Ce travail de cartographie du littoral libanais a été fait dans l’optique de revendiquer l’espace public car le littoral libanais a été hautement enfreint, il est très urbanisé. L’État le laisse se dégrader pour justifier sa privatisation constante. L’idée était aussi d’y trouver un point d’accès car je me donne des contraintes, je prélève un échantillon d’eau tous les vingt kilomètres. J’estime que c’est aussi un acte pour revendiquer l’espace public. La mer pour tous.
Qu’ont révélé ces études bactériologiques ?
L’information est surtout dans la data. L’image ne révèle que l’activité microbiologique. Elle n’a pas de finalité scientifique en soi mais renvoie à l’imaginaire d’une mer dégradée. J’aime naviguer sur ces lignes entre artefact et information scientifique.
On pourrait imaginer que votre travail est une métaphore entre déplacement sous-marin de matière invisible et déplacement forcé de personnes qui cherchent à rejoindre un autre bout de la Méditerranée mais c’est en fait plus complexe que cela.
En tout cas, ce n’est pas manichéen. C’est pour cela que je parle de correspondance. C’est un terme qui fait la part des choses. Ce n’est pas une équivalence mais plutôt un écho. Il ne s’agit pas d’une analogie. La migration est présente à la fois sur Terre et en mer. Il y a parfois des relations de cause à effet mais d’autres corrélations sont possibles. La migration des espèces non-humaines est régie par l’effet Anthropocène alors que la migration des espèces humaines est régie par le flux du capitalisme et des forces géopolitiques.
NDA : Cet entretien qui s’est tenu à l’origine entre Lara Tabet, Julie Chénot et Océane Ragoucy a eu lieu en public dans le cadre d’une carte blanche de la Fondation Camargo pour le « Week-end Océan » du festival Art Explora à Marseille en juin 2024. Merci à Zoé Le Voyer qui en a été à l’initiative et à Norma Lejop pour son travail.