Utopie et dystopie dans l’économie moderne – à propos de La Politique du merveilleux d’Arnaud Orain
Se vouant à l’histoire culturelle de l’économie politique, Arnaud Orain, professeur à l’Université Paris VIII, éclaire d’un jour neuf le « Système de Law » (1695-1795) que nous avons croisé sur les bancs du lycée sans trop comprendre de quoi il retournait. Ses pairs porteront un regard avisé sur l’ouvrage avec plus de légitimité scientifique que je ne puis le faire. Mais, du point de vue de la sociologie politique, la lecture de celui-ci est très stimulante. Et elle ne reste pas sans écho pour qui s’intéresse aux événements qui agitent la France en en suggérant quelques clefs de compréhension, sans que l’on sache si cela tient à une ironie de l’auteur dans la mesure où celui-ci n’en pipe mot, ou plutôt se contente, en conclusion, d’évoquer la question de la dette publique et la récurrence de la figure du « grand Léviathan économique » comme réponse aux « angoisses » et aux « peurs de dislocation » (pp. 333-334).
Le premier mérite de cette « autre histoire » du système de Law est de prendre ses distances avec le « récit canonique » qui en est dispensé dans les établissements d’enseignement secondaire et supérieur, et qui rend assez énigmatiques les faits relatés. John Law ne fut pas un démiurge, et l’affaire ne se laisse pas enfermer dans la séquence des années 1717-1720. Or, la plupart des interprétations qu’ont proposées les historiens reposaient peu ou prou sur ces postulats. Arnaud Orain pense au contraire que « le Système a été une entreprise de transformation totale de la société, une utopie sociale fondée sur le rêve d’un pouvoir omniscient, bienveillant et tout-puissant » (p. 14). Et l’aventure ne manquait pas d’ambition puisqu’il s’agissait de « balayer toutes les constructions théoriques et pratiques que les plus grands législateurs avaient élaborées depuis l’Antiquité, pour instituer une nouvelle régulation des communautés humaines, inconnue jusqu’ici » (ibid). Elle dépassait donc les seules questions financières et monétaires auxquelles on la réduit généralement. John Law lui-même « n’a été qu’un acteur parmi d’autres de ce fol espoir, et peut-être pas le plus important » (ibid). En réalité, « le Système a été le carrefour de plusieurs mouvements intellectuels nés à la fin du XVIIe siècle et qui ont convergé sous la Régence » (ibid).
Les pages les plus intéressantes de l’ouvrage s’attachent à les faire découvrir au lecteur « en partant d’un réexamen des sources » (ibid) et en ne limitant pas ces dernières aux seuls écrits de Law. Certains de ceux-ci, que l’historiographie conventionnelle a écartés parce qu’ils étaient suspectés de ne pas avoir été rédigés par l’Ecossais, sont dus, au moins pour partie, à des personnalités, souvent membres de la coterie des Modernes qui gravitait autour du duc d’Orléans, comme l’administrateur Jean Pottier de La Hestroye, le philosophe, théologien et mathématicien Jean Terrasson, l’homme de lettres Jacques Pannier d’Orgeville, le fabuliste Antoine Houdar de La Motte, le journaliste Pierre-François Buchet. Ces textes sont en réalité d’une importance capitale. Le Système n’est pas né ex nihilo d’un cerveau téméraire, aventureux, étranger au royaume de surcroît. Il a été « le fruit d’une dynamique intellectuelle engagée vingt ans avant lui, et qui a peu à voir avec Law » (p. 16). Pour le comprendre dans toute son envergure, il faut également en poursuivre l’héritage jusqu’à la Révolution française.
Arnaud Orain rompt donc avec le « récit classique de la montée en puissance à la fois régulière et triomphante de systèmes autorégulés, ou celui de la convergence harmonieuse des intérêts privés » (p. 18), qui auraient caractérisé les XVIIe – XVIIIe siècles et la mise en place du marché. Il insiste sur la « discontinuité majeure » qu’a représentée l’expérience dite de Law. En résumé, le Système a été « une entreprise à la fois hobbesienne et commerçante » : « Il s’agissait d’ériger un immense Léviathan économique, un pouvoir enfin tout-puissant, qui se serait substitué à la souveraineté royale et à la libre volonté des individus pour réaliser leur prospérité matérielle, sans leur consentement » (ibid). Il était question d’une « refondation complète de la monarchie française qui devait permettre, pour la première fois dans l’histoire des sociétés humaines, de concilier intérêt privé et bien public de manière parfaite » (ibid). In fine, « une nouvelle forme sociale devait émerger, une sorte d’utopie totalisante à la fois prométhéenne et inquiétante. Car bientôt tout devait disparaître : les impôts, les dettes, la concurrence, les prix libres et une partie des copropriétés privées, mais aussi les rentiers, les corps intermédiaires, les anciennes hiérarchies, les pauvres, la misère et la sexualité entravée. Le Système invitait à une modification presque de nature anthropologique des sociétés. Il instituait des vérités nouvelles, menait une politique du merveilleux » (pp. 18-19). La narration de Arnaud Orain est résolument anti-évolutionniste.
L’utopie du Système s’est forgée sur le désarroi dans lequel le long règne de Louis XIV avait plongé la France. La pression fiscale serait devenue intolérable, et elle se serait apparentée, aux yeux de certains publicistes ou serviteurs de la monarchie – dont Vauban –, à une véritable « guerre intérieure » (pp. 40 et suiv.). Sur ce fond de désillusion, et dans l’atmosphère crépusculaire qui a marqué les dernières années de Louis XIV, avec son lot de famines, d’épidémies et de guerres, les Modernes imaginent une autre cité. Ils s’efforcent de la mettre en œuvre en recourant à ce que l’on nommerait aujourd’hui la propagande, notamment par le truchement du genre littéraire dit « rococo » ou « rocaille » et de l’image.
L’analyse du Système par Arnaud Orain nourrit la sociologie historique de l’Etat en invalidant l’exposé linéaire et finaliste de sa formation. Elle confirme que les monarchies de l’Âge moderne ne furent point si « absolutistes » que cela et se présentaient « comme des espaces fragmentés au sein desquels des institutions concurrentes et hybrides s’affrontent et se coalisent » : « Dans cette configuration l’Etat n’est qu’un acteur, certes plus puissant, parmi d’autres » (p. 67). Dont les marchands, en particulier malouins, qui ont souvent pesé de tout leur poids contre un Système qui prétendait au monopole du commerce extérieur. La « compétition coloniale » (chapitre 2), la mise en valeur de la Louisiane, le contrôle du négoce américain ont été des facteurs décisifs – et souvent négligés (pp. 135 et suiv.) – de la mise en place du Système, lequel, dans ses visées totalisantes et égalitaristes, a froissé bien des intérêts – ceux des rentiers, des parlementaires, des grands commerçants, des communautés religieuses, des princes de l’Eglise – qui surent prendre leur revanche le moment venu (chapitre 5).
D’autant plus que le Système se présentait comme un projet de refondation de la monarchie dont l’exécution eût abouti à son évidement au profit d’une sorte de République marchande et une qu’aurait dominée le monopole de la Compagnie des Indes, fondée en 1719 et érigée en vecteur d’une « nation commerçante » (chapitre 3). Un regret que l’on peut avoir, à la lecture du livre, est qu’il n’engage pas de comparaison avec les Provinces-unies dont l’indépendance, l’institution politique et l’ascension, au XVIIe siècle, ont été indissociables du commerce ultramarin, comme l’a bien montré Julia Adams (The Familial State. Ruling Families and Merchant Capitalism in Early Modern Europe, Cornell University Press, 2005).
Le Système, on l’a vu, a été une utopie, une « théodicée » même, dans les mots de Terrasson (p. 211), une utopie qui en a annoncé d’autres, tout au long du XVIIIe siècle. L’ouvrage s’interrompt à la Révolution française, mais on se prend à s’interroger sur le lien, fût-il ténu, que le socialisme français, singulièrement le saint-simonisme, a pu entretenir avec le Système. En conclusion, Arnaud Orain se demande si les historiens n’ont pas laissé dans l’ombre un « élément utopique-étatiste » qui se serait amorcé à la fin du XVIIe siècle et aurait porté ses fruits au début du siècle suivant, en contrepoint critique de la raison d’Etat que portaient Richelieu, Mazarin, Louis XIV et ses ministres, dont Colbert, certes dirigiste, mais très en deçà de l’Etat total auquel aspireront les Modernes (p. 329). La veine ne s’est-elle pas prolongée jusqu’à aujourd’hui, ainsi que le suggère d’ailleurs l’auteur lui-même dans les dernières pages de son livre ?
D’une certaine manière, le néolibéralisme contemporain, avec sa haine des corps intermédiaires, son millénarisme de marché et sa conception totalisante de la « gouvernance », qui donne matière à de nouvelles formes de bureaucratisation, selon les analyses de Béatrice Hibou, est un surgeon de ce genre d’utopie étatiste, pour peu que l’on admette que la gouvernementalité contemporaine ne repose pas sur un retrait de l’Etat, selon la doxa de la théorie contemporaine des relations internationales, mais sur sa reconfiguration, sa « privatisation », voire sur son engendrement et son universalisation à l’échelle de la planète.
Ce qui rend centrale la question de la « politique du merveilleux » qu’a instaurée le Système, et à laquelle Arnaud Orain accorde, à juste titre, la plus haute importance. Le Système a été simultanément une affaire de foi et de croyances, une résurgence de la fides médiévale dans la mesure où il impliquait la confiance des sujets du royaume (pp. 168-169). N’en est-il pas de même du capitalisme financier contemporain, avec ses crises ? Arnaud Orain nous démontre, à partir du Système de Law, qu’il n’est pas d’économie sans imaginaire, ni de Lumières sans utopie. Paul Veyne avait déjà raillé sur ces Romains qui vivaient du commerce de longue distance, de la guerre et de l’esclavagisme, et se consolaient avec la fiction morale de l’autarcie.
De nos jours, la globalisation, la bonne gouvernance, l’impératif de la transparence, la célébration du marché, la stigmatisation de l’Etat sont (ou ont été ?) nos fictions, dont je laisse au lecteur le soin de savoir si elles sont utiles ou non, et que dénoncent les fables non moins trompeuses des mouvements identitaristes et souverainistes, ou que dissipe la colère des gilets jaunes. Dans le même temps, le contre-discours ou le para-discours de la science fiction véhicule des utopies ou des dystopies dans le monde de la BD, de la littérature romanesque et du cinéma. Il fournit une nouvelle « politique du merveilleux » que nous ne prenons peut-être pas suffisamment au sérieux (et je dois ici saluer Théo Pilowsky et Edouard Zeller, deux étudiants de l’IHEID de Genève, où j’enseigne, qui ont choisi, pour valider mon cours de sociologie historique et comparée du politique, d’écrire chacun un récit de science-fiction selon les concepts de cette dernière : bel et désopilant exercice d’imagination scientifique !)
L’imaginaire, ce n’est pas l’irréel, mais l’indiscernabilité du réel et de l’irréel, disait en substance Gilles Deleuze. Le livre d’Arnaud Orain nous en donne une savoureuse et savante illustration qui résonne étrangement en ces temps troublés.
Arnaud Orain, La Politique du merveilleux. Une autre histoire du Système de Law (1695-1795), Fayard, 400 pages.