Spectateur nocturne – sur Journal intime d’un maître-chanteur de Philippe Vasset
Philippe Vasset est un drôle de type qui écrit de drôles de livres. Avouons-le, nous n’avons jamais très bien compris la nature précise de ses occupations professionnelles, dont on déduit qu’elles ont trait aux « renseignements » sous différentes formes, mais sans savoir exactement à quoi cela peut bien correspondre en réalité. Rédacteur en chef de publications aussi sémillantes qu’Intelligence Online ou Africa Energy Intelligence, serait-il une sorte de journaliste-espion, expert en géopolitique dématérialisée ? Et tout cela est-il vraiment sérieux ?
Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que cet écrivain aux allures d’éternel adolescent est un formidable observateur et analyste ironique de ce qu’on peut appeler le fonctionnement du monde, scrutateur des rouages d’une espèce de mécanique générale à laquelle notre œil n’est pas forcément attentif, où se mêlent technologie informatique, surveillance numérique et autres joyeusetés virtuelles.
Le plus étonnant est que cette dimension presque documentaire (et un peu geek) trouve volontiers à s’exprimer dans des livres qui peuvent être à la fois drôles et poétiques, à leur façon : c’était le cas par exemple d’Un livre blanc (Fayard, 2007), un roman déjà ancien mais spécialement marquant, où l’auteur s’intéressait aux zones oubliées, échappées des radars, absentes du relevé standard des plans et cadastres… Si l’on cite ce livre en particulier, c’est pour le fort souvenir qu’on en a, mais aussi parce qu’il peut d’une certaine façon servir à résumer l’esprit de la démarche de Vasset : repérer les espaces négligés du recensement numérique généralisé, avoir l’imagination ouverte aux vides, traquer des recoins libres encore possibles dans un ordre saturé.
Cette espèce de quête, assez maniaque mais volontiers teintée d’humour, constitue à chaque fois un formidable moteur narratif, et c’est le cas à nouveau pour le Journal intime d’un maître-chanteur, qui semble s’inscrire dans une série où ont déjà paru le Journal intime d’un marchand de canon en 2009, et le Journal intime d’une prédatrice en 2010. L’écrivain y occupe par le négatif sa frénésie de découverte d’espaces inaperçus, éventuellement exploitables : il ne s’agit pas, cette fois, de réinjecter de la poésie et de l’aléatoire dans le réel hyper quadrillé, mais plutôt de mettre en scène les potentialités malsaines de notre société en réseau, à partir de la figure cynique, a priori patibulaire, d’un maître-chanteur d’aujourd’hui. Car il reste bien des affaires à faire, dans ce domaine du chantage vieux comme le monde… (on peut s’amuser au passage du fait que le précédent livre de Vasset, A cappella, était consacré précisément à… la chanson, la « vraie »).
Le diariste du Journal intime d’un maître-chanteur se propose ainsi de faire le point sur son activité dans des confessions dégagées de tout scrupule, imperméables à toute morale, gonflées par le goût de la formule et l’art presque épuisant du coup de poing (narratif). C’est l’une des singularités de ce récit, que d’être mené par une voix sans conscience apparente du mal : une machine humaine très éloquente, qui ne dédaigne ni la méchanceté, ni la drôlerie, pour démonter les faux semblants contemporains tels qu’ils se donnent à voir dans un monde d’hyper-communication.
Notre narrateur a donc la cinquantaine et le goût des histoires : il vient d’un univers un peu romanesque, ancien photographe qui aimait les coups à l’ancienne et goûter physiquement la peur qu’il suscitait chez ses victimes… Mais c’est un être malin, qui a compris la nécessité de l’adaptation du chantage-business aux exigences du présent : il utilise Internet pour optimiser les menaces sur les cibles à faire chanter, en créant le site Effraction à l’aide d’une sorte de team assez originale composée de sept jeunes femmes pleines d’énergie, qui ne vont pas tarder à ringardiser notre homme en développant considérablement l’affaire grâce à leurs initiatives, entre autres, sur les réseaux sociaux.
On est loin en apparence du « corbeau » traditionnel, même s’il s’agit comme jadis de dévoiler les turpitudes d’un footballeur célèbre, d’une actrice siliconée, d’un cuisinier star familier des trafics de drogue… Au fond, les ressorts ne changent pas, et la question de la bonne réputation reste posée de la même façon : est coupable celui qui cache et ment, dans une ère où l’hyper-transparence affichée n’est qu’un nouveau moyen de la très vieille hypocrisie.
Les progrès supposés de nos sociétés ne sont que le développement offert par la technique aux plus vieux travers, et peut-être même motivé par eux.
Vasset s’amuse alors à truffer son Journal de cas divers, comme autant de mini-exercices de délation et d’écriture : lettres insinuantes pour menacer telle victime d’une divulgation compromettante, annonces sur Internet éveillant par allusion l’attention de telle cible éventuelle… Il y a, on le devine, une forme de jubilation dans cette façon de se mettre dans la peau d’un pur salaud pris en partie au piège de sa propre frénésie de maître-chanteur, lorsqu’il se voit dépassé par sa petite équipe de jeunes femmes pires que lui : plus efficaces et totalement désinhibées, qui font tourner leur affaire avec une sorte de fraîcheur paradoxale, un élan spontané et joyeux qui contraste avec les dossiers crapoteux qu’elles traquent et traitent.
Le Journal intime d’un maître-chanteur raconte ce parcours (une carrière, peut-on dire) en allant vite, et on a compris qu’on peut le lire comme une sorte de fable véloce et défoulatoire, qui célèbre ironiquement le triomphe des modes de communication, et par là de connaissance, contemporains. Tout peut se savoir, et surtout se faire savoir plus vite que jamais, quel que soit le régime de vérité des informations que l’on fait ainsi circuler : dès lors, le chantage, qui semblait être rendu obsolète en un temps où tout s’annule à force de divulgations instantanées, devient, au contraire, l’espèce d’impensé obsessionnel commun à tous.
La toile et les réseaux sont de gigantesques marchés où négocier au quotidien ce que l’on a vu, enregistré, photographié, etc. : tout à la fois le paradis et l’enfer des « corbeaux » éternels, puisque le chantage consiste, aujourd’hui comme hier, à monnayer la clé d’accès au secret, qu’il s’agisse de la simple et inoffensive sphère privée ou d’inavouables et répréhensibles turpitudes cachées… Ce qu’interroge Vasset, ainsi, n’est effectivement pas de l’ordre de la morale, mais relève d’abord d’une logique de dispositif : son roman décrypte – avec verve – les techniques contemporaines adaptées au tropisme ancien de la délation. Mieux : il suggère que les progrès supposés de nos sociétés ne sont au fond que le développement offert par la technique aux plus vieux travers, et peut-être même motivé par eux.
C’est dans ce lien entre l’ancien monde et celui virtuel d’aujourd’hui que se glisse, enfin, la question de la littérature. Et c’est là que Vasset se montre définitivement malin, lui qui a pris la peine de signaler depuis le début de son récit que son narrateur est aussi un très fin lettré, lequel fait volontiers allusion à René Char et peut gloser longuement, à la limite même du pastiche, sur son auteur fétiche, Restif de La Bretonne, l’auteur dans les années 1788-1794 des Nuits de Paris :
« Si Restif m’est si cher, c’est que sa vie illustre les paradoxes de mon art : redoutant l’exposition, l’homme qui guette ses semblables se livre d’autant qu’il se soustrait. Le corbeau piège ses victimes aux filets dérivants de leur passé. La logique le voudrait furtif, effaçant ses empreintes à mesure qu’il avance. C’est souvent l’inverse qui se produit : malgré le danger, Restif et moi-même persistons à consigner, nous persuadant que nos annuaires de compromissions nous protègent. Pourquoi une telle opiniâtreté à se perdre ? C’est que nous-autres, “spectateurs nocturnes”, comme aimait se qualifier Restif, sommes au fond des collectionneurs. Faire le compte est notre façon d’empêcher que les faits se délitent, et que la vie se gâche. Inlassablement, on transforme l’événement en phrase, et la phrase en fiche, pour surseoir au temps. »
On n’est pas loin du morceau de bravoure, de la part d’un maître-chanteur sachant décidément chanter, qui dira aussi sa dette à Voltaire et livre des considérations de grand lecteur sur l’actualité du duc de Saint-Simon à notre époque numérisée… Au-delà même de ces références, le dernier tiers du roman semble s’emballer vers son destin littéraire, racontant comment son héros se débat dans ses rapports avec son ancienne équipe émancipée et aux prises avec de nouvelles affaires à régler : il en naît un suspense assez intense, qui surtout inclut astucieusement le livre que nous lisons, dont on finit par comprendre qu’il appartient au dispositif imaginé par le maître-chanteur.
L’astuce narrative fonctionne parfaitement, mais va plus loin que le simple brio d’un écrivain manipulateur : elle dit quelque chose, ironiquement, de la puissance du livre en général, cet objet qui ne s’efface pas de la même façon que les messages en ligne ou les avertissements sur X, et donne à la vérité un poids d’autant plus grand qu’il s’affiche comme une fiction. Et on se dit qu’après tout Vasset pourrait bien être, l’air de rien, un authentique moraliste.
Philippe Vasset, Journal intime d’un maître-chanteur, Flammarion, août 2024