Écologie et modes de vie : planification ou marché ?
Difficile de ne pas constater le manque d’alignement de la trajectoire actuelle avec les objectifs de réduction de gaz à effet de serre. Si la France paraît tenir ses engagements, c’est sous l’angle des émissions brutes (sur le territoire) et non des émissions nettes (tenant compte des importations et exportations). Plusieurs leviers sont à la peine, en premier lieu celui de la décarbonation de l’énergie et des énergies renouvelables. Ces dernières ne représentent que 11 % de la consommation finale d’énergie, contre 63 % pour les fossiles. À quoi bon tout électrifier si les capacités de production sont absentes ? De plus, l’objectif inchangé de croissance du PIB multiplie les consommations, notamment numériques. Bref, une bifurcation est nécessaire. Mais comment ?
Deux réponses existent actuellement. La première est celle de l’Europe : le Green New Deal, patronné par Ursula von der Leyen, dans une approche dite « ordolibérale »[1], qui cherche à piloter le marché. Elle dérive des conceptions de Wilhelm Röpke[2], l’un des inspirateurs de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (Christlich Demokratische Union Deutschlands, CDU) d’après-guerre. En résumé, elle pousse à acheter des produits « verts », du côté des entreprises aussi bien que des consommateurs : énergies renouvelables, voitures électriques etc. Elle utilise des leviers réglementaires et économiques tels que des taxes ou des subventions. La deuxième vise à planifier l’économie. Elle réactive la solution socialiste, dans laquelle ce ne sont pas les entreprises et les capitalistes qui contrôlent l’économie, mais les citoyens. C’est la solution, proposée par exemple par John Bellamy Foster, d’une décroissance planifiée[3].
Le débat est ancien, puisqu’il remonte aux origines du socialisme. Trois modèles de planification se distinguent et ont été successivement mis en place dans un pays tel que la Yougoslavie[4]. Le premier est la planification intégrale, théorisée par Charles Bettelheim : le marché entendu comme coordination décentralisée disparaît. Le deuxième est le socialisme avec marché, défendu par exemple par Alec Nove, fin connaisseur des économies socialistes. Le troisième est le socialisme autogestionnaire, sans marché lui non plus, mais décentralisé, défendu par l’un des leaders de la IVe Internationale, Ernest Mandel[5]. Dans tous les cas, l’objectif est de réguler les prix et les quantités.
Toutes ces solutions présentent des difficultés importantes. L’ordolibéralisme pilote l’économie par le haut, par les élites, et ne permet pas de changement rapide, sinon de manière autoritaire. Il préserve les positions acquises. La planification intégrale a connu des réussites, surtout en phase d’industrialisation lourde. Elle a été abandonnée partout par la suite. Son principal problème est sa rigidité, qui dérive de l’impossibilité du « calcul socialiste », qui a cherché à coordonner des millions de prix et de produits[6]. Cette discussion opposa déjà l’économiste polonais Oskar Lange à son homologue autrichien Friedrich Hayek, en 1936[7]. Le socialisme avec marché donne de bons résultats en Chine, par exemple, ou au Vietnam, mais pose un problème de démocratie assez évident. Enfin, les expériences autogestionnaires, telles que celle qui a été conduite en Yougoslavie, ont fonctionné avec succès, étant plébiscitées et donnant une vraie place aux travailleurs, mais sans changer le modèle culturel importé des pays capitalistes, comme dans tous les pays socialistes d’ailleurs.
Qu’est-ce qui pose problème, alors ? La réponse que nous proposons est que ces tentatives ne se focalisent pas sur le bon objet. Ce qui est à réguler, ce ne sont pas les prix et les quantités, mais les modes de vie. L’obstacle réside donc dans l’économicisme de toutes les solutions proposées. Engels lui-même n’évoquait-il pas les modes de vie quand il énonçait les objectifs suprêmes d’une société libérée : « Les hommes, enfin maîtres de leur propre mode de vie en société, deviennent aussi par là même, maîtres de la nature, maîtres d’eux-mêmes, libres[8]. »
Qu’est-ce qu’un « mode de vie » ? Les travaux clés sur le sujet sont ceux de Léon Trotsky, du sociologue Salvador Juan, du philosophe Mark Hunyadi ou encore d’Ulrich Brand et Markus Wissen[9]. Pour résumer, un mode de vie est un ensemble de pratiques répétitives et largement répandues qui répondent à des attentes et sont de type sociotechnique. Il se distingue des styles de vie, qui désignent des variations individuelles, et des genres de vie, qui englobent toutes les tentatives organisées des minorités actives ayant pour but de changer les modes de vie.
Prenons un exemple pour illustrer : la mobilité. Les bas revenus habitent hors de Paris et prennent les transports en commun. Les hauts revenus habitent dans ou hors de Paris et voyagent dans des véhicules confortables. Les lignes de métro sont silencieuses (puisque sur pneumatiques) dans les quartiers riches et bruyantes (car sur rails) dans les quartiers pauvres. Des millions de travailleurs « fonctionnent » de la même manière cinq jours par semaine. En regardant le métro à Paris, nous distinguons facilement les ouvriers, entre six et sept heures du matin, des employés, qui arrivent plutôt entre huit et neuf heures au travail.
À l’évidence, les marges de manœuvre de chacun sont limitées, mais il y a de la place pour les styles de vie. Les minorités qui souhaitent changer les modes de vie les utilisent pour mettre en avant des genres de vie qu’elles cherchent à généraliser : les syndicats, en cherchant à améliorer les conditions de travail ou de salaire ; les associations écologistes, en favorisant le vélo ou la réduction des déplacements ; les entreprises de trottinettes ou de voitures électriques, en influençant la réglementation et les « architectures de choix » des individus, pris en masse et non de manière singulière.
Pour changer les modes de vie, elles doivent les socialiser, ce que le libéralisme et l’économie, tant néoclassique que marxiste, empêchent de penser, pour des raisons différentes. Le libéralisme prétend que l’individu est libre alors qu’il est pris dans des modes de vie. Il ne tolère la socialisation que par le haut, par les capitalistes. Socialismes et marxisme ne se focalisent que sur le travail, et excluent assez largement les autres formes d’action – écologiste, féministe, racisation –, ou alors les incluent en essayant de les envisager comme une résultante de la structure de production, et non pour elles-mêmes et ce qu’elles rencontrent réellement comme obstacles ou déploient comme stratégies.
La proposition n’est pas nouvelle. Otto Neurath, éminent représentant du Cercle de Vienne, responsable de la planification dans l’éphémère république bavaroise des soviets en 1918-1919[10], estimait aussi que chercher à calculer toutes les interactions entre individus était un projet un peu fou.
Sa solution était de s’en tenir à documenter les modes de vie, comme tous les sociologues savent le faire, et adjoindre toutes sortes d’informations pertinentes sur l’état du monde, de manière synthétique. Il parlait de « Lebenslagenphysiognomie », que les traducteurs en anglais rendent par « silhouette of standard of living »[11]. Il montre que le mode de vie dépend évidemment du revenu, mais pas seulement : il inclut les aspects culturels (théâtre etc.), les habitudes vestimentaires, l’alimentation ou encore l’état de santé, la pénibilité du travail et la fatigue. Le fait de s’intéresser à des unités sociologiques plus vastes que celle de l’individu évite d’avoir trop d’informations à agréger. Neurath suggère de faire des inventaires à des fins de planification, comme il en existe déjà à l’époque aux États-Unis, en Italie, en Angleterre, mais aussi en URSS ou en Chine.
Le gros avantage du mode de vie, c’est qu’il est compréhensible par toutes et tous et donc appropriable. Il permet à chacun et à chacune de comprendre de quoi il participe. Il lève donc cette fable entretenue par l’économie néoclassique et la rhétorique du marché, qui soutiennent que le consommateur est « souverain » et que son choix est « libre », pourvu que le marché le soit aussi. Il éclaire l’interdépendance entre les choix, y compris la distribution des revenus. Car il n’y a évidemment de liberté qu’à plusieurs dans nos sociétés qui ne sont plus cette démocratie de petits propriétaires qui pouvait éventuellement s’appliquer à l’époque du Far West agricole étasunien, au début du XIXe siècle.
Il montre aussi qu’une élite, aussi « démocratique » ou « socialiste » voire « communiste » qu’elle se prétende, ne peut réguler les modes de vie par le haut : c’est aux citoyens eux-mêmes de s’en saisir, et cela sans multiplier à l’infini les réunions inutiles de type comptable, où l’on décompte les besoins en choux et en carottes pour programmer la production à l’avance. Le mode de vie intègre les questions de race, classe et genre ainsi que l’écologie, sans difficulté aucune, bien que ces questions n’aient de rapport évident ni avec les prix ni avec les quantités. Il n’a pas non plus besoin que tous et toutes dépendent d’une théorie telle que le marxisme, forme de fétichisme dont les expériences socialistes passées ont montré les dangers, car le marxisme ne permet de penser ni le socialisme, ni la bureaucratie, ni l’État etc., et cela tout simplement parce que c’est le « capitalisme utopique »[12] ou sauvage que Marx avait sous les yeux.
Quel est le principal levier sur la voie de la maîtrise des modes de vie ? La lutte contre les fétichismes, évidemment. Tous les fétichismes, et non le remplacement d’un fétichisme par un autre.
La lecture de Trotsky dégage cinq caractéristiques des modes de vie. La première est que la question est centrale dans le socialisme, quoique n’ayant jamais été théorisée comme telle, curieusement. La deuxième est que le mode de vie est une totalité possédant une cohérence conceptuelle propre, saisissable de l’intérieur, subjectivement (« pour soi »), ou de l’extérieur, objectivement (« en soi »). Nous sommes tous dépendants de modes de vie que nous saisissons mal et qu’un effort de documentation nous aiderait à maîtriser.
La troisième caractéristique est que cette totalité est scalaire, au sens où elle prend consistance à différentes échelles, intra ou internationales suivant les cas. La quatrième est que les modes de vie sont interdépendants. Boris Johnson trahit cela lorsqu’il affirme que les inégalités et l’esprit d’envie sont nécessaires car ils forment le moteur de la compétitivité du pays[13]. Les pauvres doivent avoir envie de devenir riches, et donc d’entreprendre pour la croissance économique du pays. Cette dimension occultée par Samuelson et Nordhaus est au contraire soulignée par l’économiste Thorstein Veblen quand il affirme que le motif pécuniaire postulé par l’économie néoclassique ne suffit pas à expliquer la structuration de la société en « modes de vie » (manners of life) consistants et interdépendants[14]. Enfin, les différents éléments du mode de vie sont plus ou moins faciles à changer : c’est la grande leçon qui mène Trotsky vers la « culture ».
Que faut-il entendre par là ? Disons-le tout de suite, sans perdre de temps : la culture, c’est l’identité, que l’on saisira ici dans le sens qu’elle peut avoir à partir du philosophe Jacques Derrida, c’est-à-dire comme ce que nous choisissons d’être à partir des éléments qui nous sont donnés et dont l’origine dernière nous échappe, se perdant dans le temps comme dans l’espace[15]. L’identité est donc un processus : l’identification. Nous nous identifions à un métier, une idéologie, une nation, un genre, une classe et de manière plus générale à un mode d’être. L’identité peut aussi nous être assignée du dehors, comme c’est le cas des modes de vie, que nous ne choisissons qu’en partie, mais aussi de notre identité de genre ou de nationalité. L’identité définit les besoins. L’important, à ce stade, est de bien relever qu’un changement d’identité engage des actions très différentes d’un changement politique (prendre le pouvoir) ou d’un changement économique (affecter des ressources).
Quel est le principal obstacle sur la voie de la maîtrise des modes de vie ? L’histoire montre que c’est le fétichisme, c’est-à-dire le fait de tenir pour vrai ce qui ne l’est pas, avec des effets structurants sur les pratiques. Le libéralisme fétichise le marché ou l’économie néoclassique. Il prétend que le consommateur est libre alors que l’économie est organisée. Le socialisme, de son côté, fétichise le plan, l’avant-garde ou le marxisme, prétendant que tous trois incarnent les « vrais besoins » des peuples. Ernest Mandel fétichise l’assemblée général, la proposant en solution universelle sans chercher à vérifier que ce soit le cas. Le fétichisme, c’est l’emprise des abstractions, en tant qu’elles masquent les réalités.
Quel est le principal levier sur la voie de la maîtrise des modes de vie ? La lutte contre les fétichismes, évidemment. Tous les fétichismes, et non le remplacement d’un fétichisme par un autre. La solution réside dans la mise en place des conditions publiques d’établissement de la vérité, afin que les peuples puissent enfin savoir l’histoire qu’ils font et dès lors décider en connaissance de cause.
Il devient alors clair que la science est du côté de l’émancipation. Pas la technoscience ni les écoles théoriques, trop souvent pourvoyeuses de solutions pour des problèmes qu’elles créent, mais la science au sens de travail patient d’établissement de l’état du monde, y compris des aspirations réelles des peuples. Une science populaire, répondant aux questions que les individus se posent. Cette science permet ensuite de favoriser un genre de vie par rapport à un autre, en toute conscience, et ainsi de changer les modes de vie. Une science qui ne s’oppose pas à la démocratie, puisque celle-ci regroupe l’ensemble des dispositifs participatifs qui cherchent à établir la vérité de nos jugements normatifs au lieu de les chercher chez un théoricien particulier, à l’instar de Rawls évoquant « nos convictions bien pesées »[16] sans s’être donné la peine de les vérifier auprès des peuples, mais aussi de nombreuses écoles socialistes ayant cherché la vérité dans le texte de Marx plutôt que du côté du monde.
Les libéraux vont sans doute objecter le respect de la vie privée. Les riches n’ont-ils pas le droit de jouir de leurs biens sans être placés sous l’œil des sociologues ? Tel serait le cas, en effet, si leur liberté n’avait aucune implication sur les libertés d’autrui. Robinson sur son île, sans Vendredi, peut être aussi riche qu’il le souhaite sans rendre de comptes, sinon devant sa conscience. Bien évidemment, il sera toujours pauvre en réalité puisque la richesse est un produit social. Il faut donc que les riches acceptent ce fait que toutes et tous peuvent constater tous les jours. Entre autres choses, une étude montre l’impact disproportionné qu’ont les individus « à rang socioéconomique élevé » sur les modèles culturels et donc les émissions de gaz à effet de serre[17].
L’interdépendance des libertés exige d’être objectivée, comme le reste, car, sans cela, comment établir l’histoire que nous faisons ? Mark Hunyadi montre les conséquences de ce déni dans le libéralisme[18] : les individus se retrouvent avec l’IA, la 5G ou le salaire qui est le leur sans pouvoir réellement discuter de leur avenir qui devient alors un destin. Socialiser les modes de vie, c’est en grande partie reconnaître qu’ils sont déjà socialisés, plutôt que faire croire à l’indépendance des individus. C’est travailler au niveau de leur socialisation, et non surajouter une grille théorique qui ne valoriserait que le travail, la nature, le genre ou la « race », ou prétendre qu’une élite éclairée pourrait se passer de mettre les individus en situation de choix collectif réel, ce qui ne se réduit pas non plus à des discussions dans des assemblées.
Que peut-on donner en exemple de mesure ? Face à la gabegie de numérique, nous pourrions organiser la visibilité des grandes tendances aujourd’hui invisibles des usagers (usages de la vidéo, croissance de la puissance de calcul etc.) en regard des enjeux écologiques et sociaux (segmentation des offres suivant les niveaux de revenus), et plus spécifiquement mettre les entreprises à contribution en leur imposant que tout nouveau produit mis sur le marché soit accompagné d’un document certifié par un tiers de confiance (tel qu’une association de consommateurs), évaluant les effets écologiques et sociaux de la généralisation du produit sur le marché considéré, de manière à socialiser les usages. Ainsi verrions-nous un peu quelles sont les implications d’un choix, individuel et collectif : le smartphone et le monde qui va avec.
La mesure est facile à mettre en œuvre car inspirée du monde du médicament (les autorisations de mise sur le marché) et de celui des études d’impact. Rien n’est difficile, si ce n’est les intérêts qu’une pareille mesure dérangerait.
NDLR : Fabrice Flipo a récemment publié Changer les modes de vie. Une dialectique matérialiste par-delà le plan et le marché aux éditions du Croquant.