Un schisme de réalité : sur la crise de la Ve République
«On entre dans le bizarre », avait déclaré Emmanuel Macron en juin 2022, constatant qu’il ne disposait que d’une majorité relative à l’Assemblée nationale. Deux ans plus tard, après une dissolution de l’Assemblée et une nouvelle défaite aux élections législatives anticipées, le bizarre s’est installé à demeure. Mais, au-delà de la référence amusante aux Tontons flingueurs, que signifie « le bizarre » en termes politico-institutionnels ? « Le président voulait dire que se retrouver dans une situation type IVe République avec les institutions de la Ve, c’est entrer dans le bizarre », décrypte un conseiller.
Il y a déjà un moment que le régime de la Ve République manifeste des signes de dislocation. Les cohabitations mises en œuvre sous les présidences de François Mitterrand et de Jacques Chirac ne témoignaient nullement de cette adaptabilité des institutions qu’on a cru y voir à l’époque, à l’abri du sophisme de l’article 9 de la Constitution – le président préside, le gouvernement gouverne. Ce principe n’avait jusque-là trouvé à s’appliquer qu’en cas de non-contradiction entre les deux sources de légitimité du pouvoir, l’élection du président au suffrage universel et le scrutin majoritaire aux élections législatives.
Le principe de la cohabitation installait au sommet de l’exécutif un attelage discordant entre ses deux principales têtes. Il ne s’agissait nullement d’une synthèse politique ou d’une répartition bien comprise du pouvoir entre les deux têtes de l’exécutif, mais d’un conflit de légitimité qui créait une figure hybride, bizarre en effet, une sorte de visage de Janus primo-présidentiel. Pour tenter de rapprocher ou de fondre ces deux sources de légitimité contradictoires, on inventa divers subterfuges comme le domaine réservé présidentiel, puis le quinquennat et le renversement du calendrier électoral. Peine perdue. Le présidentialisme gaullien avait du plomb dans l’aile.
Avec Emmanuel Macron, la martingale du pouvoir présidentiel s’est déchirée. Une première fois avec les élections de 2022, où la majorité relative obtenue par son parti ne lui permit pas de gouverner à sa guise, le contraignant à une forme de funambulisme politique sur la corde raide des motions de censure successives, et conduisant à un forçage du Parlement par les 49.3 successifs d’Élisabeth Borne. Il tenta de masquer son impuissance jupitérienne en usant deux Premiers ministres en deux ans, puis en improvisant une dissolution qui déboucha sur ce long été, qui ne fut pas, certes, celui de l’amour, mais celui de l’abstinence politique : un gouvernement démissionnaire, chargé des affaires courantes, qui ne feint même pas de gouverner, et un président qui procrastine derrière le paravent des JO.
Les jeux refermés, le président ouvrit la séquence des consultations. Le ballet des prétendants accourut à l’Élysée, côté jardin ou côté cour, dans ce qui apparut très vite comme un vaudeville, la valse des fausses rumeurs et des ambitions déçues. Certains repassèrent leur audition plusieurs fois, d’autres, se prêtant à la comédie du casting, firent simplement acte de présence. Les auditions se répétaient au rythme des fictions de gouvernement que le président sortait de son chapeau d’illusionniste avant de les retoquer, une à une. Emmanuel Macron ne composait pas un gouvernement, il excluait des possibilités. Il ne jouait pas son rôle d’arbitre, il effeuillait des hypothèses.
Oskar Negt avait forgé la notion de « schisme de réalité » pour caractériser ces périodes historiques où les institutions politiques continuent de fonctionner en déphasage avec la réalité socio-politique du moment.
Puis ce fut l’accouchement au forceps d’un nouveau Premier ministre, qui n’avait rien de nouveau comme le jeune Attal, trop tôt interrompu, mais celui d’un vieux coursier de la Ve République dans la figure improbable de Michel Barnier, dont on se plut à souligner l’expérience, rompu à toutes les manœuvres et revenu de toutes les fonctions.
De sa première interview, on retint qu’il « ne s’interdisait rien ». « Si la proportionnelle est en partie une solution, je ne me l’interdis pas. » « Je ne m’interdis pas une plus grande justice fiscale. » Une formule rhétorique qui exprimait le contraire de la puissance d’agir et du décisionnisme politique. On comprit qu’il ne s’interdirait pas de décider. À peine investi, il fit sien le vieux slogan pompidolien, « le changement dans la continuité », comme si le pouvoir sous la Ve République était condamné à se survivre. Qu’est-ce qu’un gouvernement sans majorité au Parlement, dont la seule obsession est de durer, de survivre neuf mois sous l’épée de Damoclès de la censure du RN, sinon un gouvernement survivant ?
Il y a une sorte de loi tacite qui pourrait s’appliquer aux régimes politiques qui veut que lorsqu’une forme juridico-institutionnelle, ici la Ve République, se refuse à s’adapter au changement des conditions dans lesquelles elle est amenée à fonctionner et à se reproduire, cette forme se distend, se déforme, et l’ordre narratif qui la soutient, c’est-à-dire les histoires que ce régime raconte sur lui-même, ses paroles et ses actes perdent de leur crédibilité, cessent de signifier quoique ce soit, se décomposent, et la perception que s’en font les gens vire au discrédit des hommes et des institutions.
Le philosophe allemand Oskar Negt, décédé le 2 février 2024, et qui fut l’une des figures majeures de l’École de Francfort, avait forgé la notion de « schisme de réalité » pour caractériser ces périodes historiques où les institutions politiques continuent de fonctionner en déphasage avec la réalité socio-politique du moment. « En apparence, certains phénomènes peuvent donner l’impression que le processus démocratique est toujours présent, mais en même temps la violence et l’arbitraire sont ce qui prédomine et qui vont faire éclater les choses. »
Negt se fondait sur l’exemple de la République de Weimar avant la prise de pouvoir des nationaux-socialistes pour analyser cette situation clivée, pendant laquelle il y a « une continuation apparente du processus démocratique fondé sur les règles de civilité et de bienséance, la rhétorique, le débat parlementaire, pendant que prospère parallèlement une tout autre forme de légitimité », fondée sur un profond discrédit du système politique.
La notion de schisme de réalité ne désigne pas seulement une déconnexion entre les institutions et la réalité socio-politique qu’il suffirait en somme de reconnecter, selon la métaphore techniciste en vogue. Dans l’esprit de Negt, le schisme de réalité prend en compte toute une série de déphasages, de distorsions entre différentes sphères politiques, économiques, écologiques etc. Le schisme de réalité ne se limite pas à un simple déni de réalité, ni même à la vieille fracture sociale, mais à une pluralité de fractures propres à l’hypercrise actuelle. On peut en déceler au moins trois.
Un premier déphasage se situerait entre, d’un côté, la dynamique parlementaire, avec sa civilité et son idéal de consensus gestionnaire (la gouvernance), et, de l’autre, l’âpreté des rapports de force médiatiques, la violence des rapports sociaux qui ne trouvent nulle part un espace de négociation ou d’expression. Entre l’idéal de la délibération démocratique et l’ère du clash qui brutalise le débat public sur les réseaux sociaux.
Un deuxième élément schismatique serait celui qui oppose les éléments d’expertise scientifique à la vulgate politique ajustée à la logique néolibérale et/ou populiste (en particulier ceux qui soulignent l’ampleur et l’urgence du problème climatique et une sphère politique complètement paralysée, incapable de traduire en politiques publiques la réaction appropriée à l’énoncé scientifique…).
Un troisième schisme – manifeste en cet été 2024 – serait d’ordre temporel ou plutôt rythmique et opposerait la lenteur des réponses politiques et narratives à des changements économiques et politiques structurels toujours plus rapides. Un déphasage qu’ont repris à leur compte Stefan Aykut et Amy Dahan dans leur livre de référence Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales (Presses de Sciences Po, 2015). « Nous parlons donc d’un “schisme de réalité”, écrivent les deux auteurs, pour nommer l’écart entre la gouvernance onusienne des COP censée se saisir du risque climatique et une réalité du monde multiforme faite de compétitions et de concurrences féroces, qui lui échappe en très grande partie. Ce hiatus se traduit aussi de façon temporelle entre la dégradation accélérée du climat et une fabrique de la lenteur dans les négociations… » Un constat qu’il est aisé de transposer au niveau national…
Ainsi, plutôt que de critiquer l’absence, en France, d’une culture du compromis (comparé à nos voisins allemands), devenue une sorte de ritournelle des commentateurs, la notion de schisme de réalité permet de porter un diagnostic plus complexe sur la situation française, celui d’une dislocation de toutes les instances de pouvoir et de savoir. En prenant en compte la pluralité de ces instances, la notion de schisme de réalité nous préserve d’une vision monolithique du monde (la politique, la réalité) et nous assigne une tâche de modulation et de synchronisation des différentes sphères de l’expérience disloquée (politique, économique, culturelle, écologique) autrement plus ambitieuse que leur simple ajustement managérial ou leur forçage institutionnel. C’est à cette tâche que devrait s’employer une gauche rénovée.
NDLR : Christian Salmon publiera, le 9 octobre 2024, L’Empire du discrédit aux Éditions Les liens qui libèrent.