Familles décomposées – sur les romans de Louise Bentkowski, Gabriella Zalapì, Élisabeth Barillé
Qui pourrait prétendre en avoir fini une bonne fois pour toutes avec la famille et son double spectral, le roman familial ou l’insondable mystère des origines ?
Sans cesse la famille joue les revenantes, dans les histoires individuelles et dans les livres où tenter d’y comprendre quelque chose, à la hantise familiale, quand ce mot de hantise renvoie, étymologiquement, à la fréquentation de « la maison » (le mot hantise partage sa racine d’origine scandinave avec l’anglais « home »). Chaque époque pourtant a sa manière de questionner les effets de l’appartenance, et la nôtre d’autant mieux que, résolument individualiste, elle est hantée par le spectre du patriarcat, loin d’avoir dit son dernier mot ou de peser de sa dernière prophétie. Dans le flux de la rentrée, nombre de livres remettent le sujet familial sur le métier, parmi lesquels on en retient trois, ici, qui sont autant de réussites radicalement différentes les unes des autres.
Mot-valise associant la constellation et l’hallucination (pas si loin de la hantise), Constellucination donne son titre au premier livre de Louise Bentkowski, scénographe et performeuse d’une trentaine d’années, qui rappelle à bon droit l’origine étymologique du mot famille, non sans privilégier sa part d’ombre : « Famille. XIIIe siècle. Emprunté du latin familia, “ensemble des esclaves de la maison ; ensemble de tous ceux qui vivent sous le même toit, famille”, dérivé de famulus, “serviteur” » (ou de l’origine et du sens profond de l’expression pater familias…).
Distribué en dix-huit chants pour la plupart amorcés par des expressions récurrentes (« on raconte que », « j’ai lu que », « on m’a dit que » : manière pour la narratrice de se faire le tamis des myriades d’informations qui, comme tout un chacun, la traversent ou l’ont traversée en creusant leur sillon), ce livre bref tranche heureusement dans la production éditoriale contemporaine, offrant un bol d’air salutaire au lecteur. S’il procède d’une forme d’enquête volontiers hallucinatoire puisque la narratrice prétend explorer tant l’avenir que le passé pour mieux définir sa position d’énonciation au milieu des autres, le récit s’émancipe des canons narratifs en vigueur pour se rapprocher de la rhapsodie, rapiéçant les lambeaux de mémoire les plus divers. C’est aussi, sans doute, qu’il ne s’agit d’en découdre avec l’univers familial que pour mieux recoudre, à l’heure d’un deuil récent qui, sans être raconté, hante les pages.
L’héritage étant ici non seulement celui que l’on reçoit, qui nous constitue et nous oblige, parfois nous emprisonne, mais aussi celui que la narratrice, qui s’adresse régulièrement à son « arrière-arrière-arrière-petit·e-enfant »
Revendiquant le fait d’avancer par « analogie naïve » tout en jonglant avec les références étymologiques et une érudition joueuse, Louise Bentkowski élabore une forme très ouverte, et ouverte d’abord aux fulgurances qu’un récit scénarisé n’aurait pu laisser fuser. Elle invite dans l’enquête une verticalité poétique où se reconnaître par-delà les identités propres, offrant une manière singulière de mêler les obsessions et les thématiques profondément politiques, comme celle de l’héritage – l’héritage, il faut l’entendre, étant ici non seulement celui que l’on reçoit, qui nous constitue et nous oblige, parfois nous emprisonne, mais aussi celui que la narratrice, qui s’adresse régulièrement à son « arrière-arrière-arrière-petit·e-enfant », se donne la charge de dénouer au regard de l’avenir : « Si mon nom est une fiction, ma parenté une fiction, je souhaiterais m’en inventer de nouvelles. Il doit bien y avoir quelque chose au-delà de la malédiction familiale, autre chose que des cadavres, des guerres et des humiliations. » Comme s’il s’agissait de transposer en écriture les lignées qui nous préexistent sur une portée, celle qu’élabore la succession de chants qui constitue le texte, ou comment faire bouger les lignes.
L’héritage est toujours et d’abord celui du nom que le petit-enfant est invité à habiter, en l’occurrence celui d’une vallée polonaise si l’on en croit le roman familial aux allures de contes et légendes, dès les premières pages : « On dit que mes ancêtres étaient nomades et qu’ils venaient de la vallée de l’Indus. Un jour, alors qu’ils traversaient la Pologne – sûrement appelée à l’époque “Empire austro-hongrois” – on les a stoppés net au creux d’une vallée. Ils furent forcés de se sédentariser là où ils n’avaient prévu que de passer. On leur a, en quelque sorte, offert cette vallée pour leur retirer le reste du monde à traverser. (…) Cette vallée s’appelait Bentkowski, je m’appelle ainsi. C’est le nom que je porte, carton d’emballage passé de main à main dans une longue chaîne de déménagement sans destination aucune ».
Nuit des spectres, non-dits et ouï-dire : si tout ce qui hante la famille demande à être conjuré pour construire une existence, alors Constellucination est une conjuration poétique. On pourrait aussi bien dire que la forme ouverte ici autorise, et ce n’est pas sans rapport avec les étoiles et donc les constellations, un certain laisser-à-désirer : désirer une suite à ce premier roman énigmatique, l’attendre déjà.
Le saisissant Ilaria ou la conquête de la désobéissance, troisième roman de Gabriella Zalapi fort bien accueilli par la presse, inviterait tout à l’inverse à remettre l’expression à l’endroit, c’est-à-dire dans le (bon) sens commun, ce qui pourrait également être un compliment, bien entendu : car absolument rien, pas une virgule, ne laisse à désirer dans l’impeccable mécanique narrative de ce récit qui porte son lecteur de bout en bout en demeurant à hauteur d’enfant. Sans jamais déroger à ce point de vue, le roman évite autant le pathos qu’inviterait la situation que le jugement moral, laissant cela au lecteur qui ne peut que réagir : doubler ou sous-titrer la lecture de son propre point de vue d’adulte.
Une fois posée la date qui n’est pas tout à fait anodine (même si le roman se déroule en Italie et en Suisse), la toute première phrase du livre annonce et très littéralement un monde mis à l’envers : « Mai 1980. À huit ans, j’aime sentir le haut de mon corps suspendu dans le vide, le contact de mes genoux repliés sur le métal. (…) C’est en position “cochon pendu” que je passe mes récréations, que j’attends Ana, ma sœur. » Elle attend sa grande sœur, mais c’est son père récemment séparé de la mère qui se présente, et prétend l’emmener pour une simple promenade. La promenade aux allures de road-movie durera deux ans ; le père et l’enfant partis de Suisse sillonneront toute l’Italie alors traversée par de furieuses convulsions politiques dont rend compte l’autoradio (les 85 morts de l’attentat de Bologne en août 1980) et l’aventure se terminera en Sicile, dans la maison bourgeoise et le monde peu ou prou immuable qui a vu naître le père.
Le monde à l’envers qui nous est ici décrit est en réalité un monde renversé, en tout cas un monde sorti de ses gonds : c’est le patriarcat en personne qui déraille, menaçant à tout instant de foncer dans le mur au fil des pages qu’avale le lecteur comme les personnages les kilomètres, dans un climat de mensonge paternel qui ne cesse de s’épaissir, le père multipliant les arrêts pour téléphoner ou envoyer des télégrammes signés « ton mari » à la mère avec laquelle jamais Ilaria n’est mise en communication : elle ronge son frein dans la voiture, elle assiste impuissante à la dégringolade d’un père de soir en soir noyé d’alcool.
De notre point de vue adulte, c’est une prise d’otage qui se raconte ici au vif de l’action, et la situation de départ est si banale hélas que l’on n’a besoin d’aucun commentaire pour la caractériser : le père enlève l’enfant pour contraindre la mère à renoncer à la rupture. Ce n’est pas qu’il n’aime pas l’enfant, qui serait-on pour en juger – et s’il est capable de la « confier » un temps à un pensionnat catholique, expérience d’autant plus sinistre qu’au week-end, Ilaria fait trop souvent partie des rares enfants que nul ne vient chercher, on traverse aussi des moments de tendresse et de complicité –, mais il est tellement débordé par le ressentiment blessé que l’enfant se réduit bientôt à l’objet grâce auquel il espère conserver un peu de pouvoir sur sa vie défaite.
De ce point de vue, d’ailleurs, le sous-titre donné au roman, « la conquête de la désobéissance », laisse dubitatif : non pas qu’il soit faux, comme les dernières pages en témoigneront, mais pour le coup, il ne se situe pas du tout à hauteur d’enfant. À hauteur d’enfant, c’est plutôt d’un apprentissage de la défiance dont il faudrait parler, un apprentissage terriblement douloureux et qui laisse en réalité le lecteur un peu sur sa faim de se terminer lorsque Ilaria retrouve enfin le foyer maternel et sa sœur Ana. L’expérience a beau être saisissante ainsi racontée, dotée d’une dimension littéralement extraordinaire et donc révélatrice, son récit ne peut qu’amener une question bien plus complexe : comment l’enfant qui l’a faite et s’y est défaite, dans cette expérience, mais qui s’est évidemment considérablement enrichie d’y avoir survécu, va-t-elle réussir à retrouver, habiter une forme de normalité ? La question est expédiée aux deux dernières pages, alors que tout commence ici, au fond : et voilà donc qu’ici aussi mais d’une toute autre manière l’on se surprend à rêver une suite…
Moins stupéfiant que l’un dans sa manière, moins spectaculaire que l’autre dans son sujet, hanté d’une façon fort différente par la figure patriarcale qui y joue les revenants, le troisième livre dont il va être question a cependant une qualité de prégnance sensible qui rend sa mémoire tout particulièrement vivace. C’est aussi que l’on chronique Les Sœurs et autres espèces du vivant trois mois après l’avoir lu – comme le fonctionnement de la scène médiatique impose souvent de faire à l’occasion de chaque « rentrée », nombre de titres étant imprimés et envoyés aux critiques dès le début du mois de juin pour les précipiter dans une course absurde aux « meilleurs livres »… En l’occurrence, cette période de latence amène à le constater, à l’heure d’écrire : la mémoire que l’on a gardée du vingt-deuxième livre d’Élisabeth Barillé depuis Corps de jeune fille (1986), mais dont on n’avait lu jusqu’ici que le très sensible L’oreille d’or (2016) abordant la question de la surdité, a entre-temps subrepticement accueilli d’autres souvenirs de relations entre sœurs, que ces souvenirs viennent de lectures plus anciennes ou plus simplement de récits de vie. S’il est difficile à analyser, ce phénomène d’une mémoire perméable à toutes sortes de traces extérieures témoigne d’une profonde justesse et résulte assurément de sa manière de tramer les phrases qui a quelque chose littéralement du cocon, d’une douceur accueillante malgré la violence de ses enjeux.
Reste que le sujet profond du livre, celui qui invite à lui prêter des souvenirs exogènes, demeure cette notion d’inquiétude.
Ici, le phénomène résulte en effet de la forme, qui donne, au sens mécanique, beaucoup de jeu au récit : au présent de l’écriture, la narratrice raconte le livre qu’elle projette, et donc les recherches qu’elle mène à propos de Madeleine Françoise Basseporte, peintre naturaliste issue d’un milieu modeste qui se hissa jusqu’à la cour du roi au XVIIIe siècle avant de sombrer dans l’oubli (et pourquoi sinon parce que femme ?), et a laissé des œuvres d’une finesse inégalée. Abordé par touches légères, sauts et gambades, le sujet est contaminé d’emblée par une profonde inquiétude qui ronge la narratrice : sa jeune sœur, qui a témoigné par le passé d’une grande fragilité psychique, a décidé de vendre son appartement pour s’expatrier à Dubaï et ne donne bientôt plus de nouvelles qu’à son gré, de loin en loin. Dubaï, cet autre monde si peu désirable aux yeux de la narratrice, lui semble un pari fort risqué. « J’ose un conseil de prudence, qu’elle me retourne, brutale. Qui suis-je pour qui dicter sa conduite ? / Sa sœur. / Mais je me tais. »
Dans ce roman de la sororité familiale, où le lien se fait souffrance et inquiétude – plus souffrance qu’inquiétude chez la cadette, plus inquiétude que souffrance chez l’aînée – la narratrice guette les apparitions numériques de la jeune sœur, surprise le plus souvent de la voir radieuse, ce qui n’empêche en rien l’inquiétude de ronger et son esprit et son travail si tranquille : de le ronger comme le temps les gravures anciennes s’acharnant à représenter sinon reproduire la vie botanique. Les réminiscences se bousculent, l’histoire familiale s’insinue de page en page, pour tenter de comprendre l’étrange lien qui la lie à sa petite sœur et parfois les étrangle l’une comme l’autre, l’une avec l’autre, comprendre l’origine de la défiance de cette dernière face à une aînée bien plus brillante à l’école, au point que la grande proximité a peu à peu laissé place à une sourde amertume.
Et puisqu’il est question dans cet article de patriarcat, qui peut si souvent s’affirmer le plus grand diviseur commun, précisons simplement qu’au cœur du roman surgira une remontée d’enfance d’une violence verbale extrême, bien que nul ne l’ait voulue telle. Le souvenir d’une mauvaise, sinon méchante blague paternelle crée en effet une double déchirure : la déchirure dans le texte ravive la déchirure brutale du lien sororal au temps de l’enfance. Se gardant de faire de cet épisode l’alpha ou l’oméga d’une fragilité à venir, la narratrice soupçonne, rétrospectivement, lorsque lui en revient du plus loin le souvenir, qu’elle pourrait avoir précipité le désordre et la fragilité psychologique de la sœur cadette – on n’en dira pas davantage ici, tant il serait mal venu de reproduire la blague paternelle hors de la trame narrative qui la contextualise, tout à la fois l’aiguise et lui donne du relief, blague dont la puissance de déflagration, totalement inconsciente de la part du père, a effectivement quelque chose de potentiellement ravageur dans la vie d’une enfant déjà travaillée par une forme de hantise interdite mais mal contenue, la jalousie face au regard du père.
Reste que le sujet profond du livre, celui qui invite à lui prêter des souvenirs exogènes, demeure, on l’aura compris, cette notion d’inquiétude. La lecture invite d’ailleurs à une rêverie parallèle quant à cet étrange signifiant, dont l’emploi si courant occulte l’origine imprégnée de religieux alors même que les racines « quiétude » et « quiet » ont disparu de l’usage depuis le XVIIIe siècle, à la suite sans doute de l’impact de la doctrine « quiétiste » portée en France par Mme Guyon – dès 1690, le dictionnaire Furetière précisait que l’adjectif « quiet » autrefois répandu ne se « dit plus qu’en ces phrases : il a l’âme quiète… ce malade a passé une nuit fort quiète ».
Affaire de soi à soi mais tournée vers un autre à qui l’on en attribue la source, l’inquiétude, nid d’ambivalences et fruit d’une tendresse mêlée de culpabilité et de suspicion, est au cœur de bien des relations familiales (« j’espère qu’il ne t’arrivera rien », disent benoîtement les parents à l’enfant entamant un long voyage précisément pour qu’il lui arrive enfin quelque chose, à lui, personnellement). De la capacité à en analyser mine de rien les enjeux vient certainement la grande malléabilité que peut atteindre Les sœurs et autres espèces du vivant dans la mémoire du lecteur, ce qui permet de le rappeler : l’effet produit par la lecture d’un livre a certes une puissance d’immédiateté, parfois de déflagration, puissance qui le plus souvent nourrit le discours médiatique (dans le meilleur des cas…), mais il a aussi, bien plus mystérieusement, une puissance d’ancrage profond qui n’apparaît qu’avec le temps, dans le temps, et qui est assurément, aussi indéfinissable serait-elle, la marque d’une réussite artistique.
Louise Bentkowski, Constellucination, Verdier, août 2024.
Gabriella Zalapi, Ilaria ou la conquête de la désobéissance, Zoé, août 2024.
Élisabeth Barillé, Les sœurs et autres espèces du vivant, Arléa, août 2024.