Lætitia Dosch : « J’aime bien quand on ne sait pas si on doit rigoler ou pas rigoler »
Depuis sa découverte en tête d’affiche du joyeux foutoir politique et familial de La Bataille de Solférino (Justine Triet, 2012), Laetitia Dosch s’est imposée comme l’une des comédiennes les plus libres et imprévisibles du cinéma français. Entre Jeune Femme (Léonor Serraille, 2017) et le récent Roman de Jim des frères Larrieu, on a régulièrement pris plaisir à retrouver sa palette de jeu, à la fois extravagante et maîtrisée, tout en indicibles passages entre fantasque, bonhommie et gravité. Elle passe aujourd’hui directement à la réalisation de son premier long-métrage Le Procès du chien. Elle y interprète Avril, avocate des causes perdues, qui doit défendre au tribunal un chien agresseur, directement placé à la barre du prévenu, quand son maître Dariuch (François Damiens) est relégué au statut de témoin déphasé.
Cette comédie humaine et canine, tantôt potache, tantôt inquiète, souvent ludique, permet surtout d’évoquer, par la bande, des sujets sur lesquels l’humour semble périlleux : statut de l’animal, xénophobie, violences faites aux femmes, populisme. Le fil retrouve en cela la vocation la plus noble de la comédie : agir comme soupape des crispations contemporaines, mais sans le faire aux dépens de ses personnages. Par sa vitalité et l’ardeur d’un casting qui s’en donne à cœur joie (Anne Dorval, François Damiens, Jean-Pascal Zadi), le film dresse même en filigrane le procès du cynisme de l’époque. Mais le film s’inscrit aussi dans la continuité de l’œuvre scénique de Laetitia Dosch, qui en 2018, avait écrit et mis en scène, Hate (tentative de duo avec un cheval), introspection poétique menée en compagnie d’un équidé sur la scène des Amandiers de Nanterre. Cette altérité avec l’animal apparaît comme une clef de sa conception de l’écriture et du jeu, à tous les sens du terme. J.L
D’où vient ce désir de réalisation ?
Le cinéaste et producteur suisse, Lionel Baier est venu voir Hate, la pièce que j’avais écrite avec un cheval et m’a dit : « Si tu es capable de travailler avec un cheval, tu es capable de réaliser un film. » Je ne m’en serais pas sentie capable sans qu’on me dise cette phrase. Pas très longtemps après, une spectatrice vient voir ce même spectacle et me parle d’un procès autour d’un chien, dans une ville. Il y avait eu des manifestations et des pétitions, etc. Je commence à m’y intéresser. Je vois des cas où c’est allé jusqu’à la Cour Européenne des Droits de l’Homme, des cas où le chien a vraiment été euthanasié dans la nuit en douce, alors qu’il y avait un appel en cours. Donc quelque chose d’illégal. Pour que les gens arrivent à tuer un animal illégalement, il faut vraiment que ça parte en couille ! C’était un procès autour du chien, puisque c’était le maître qui était en procès. Dans mon film, le chien est assimilé à une chose. Dans la réalité, c’est plus assimilable à un bien. C’est un peu plus fou. Mais quand même ! Ce n’est pas très dur de prouver qu’un chien n’est pas une chose. Un bien, c’est plus compliqué ! Je me suis dit que ça pourrait être super marrant de tout à coup le considérer comme un individu, puisque ce n’est pas une chose. On pouvait se demander quelles responsabilités il a dans ses actes. Ça pourrait être drôle de voir la justice galérer à juger un chien actuellement.
Depuis ta position d’actrice sur les plateaux, est-ce que tu avais l’habitude d’observer la réalisation ?
Oui, puisqu’on travaille aussi en alternance. On les voit préparer les plans. Tu as le temps de poser des questions, quand tu es actrice. J’aimais bien ça. J’ai appris pas mal en les écoutant. Aussi en regardant les réalisateurs tenir un plateau. Quelle énergie, ils mettaient, comment ils faisaient. Surtout au niveau de l’énergie. Le meilleur pour ça, de ceux que j’ai rencontrés, c’est Just Philippot [NDLR : réalisateur d’Acide en 2023]. Il déboîte le plateau. Il fout une ambiance de malade ! J’ai beaucoup observé sur le plateau. Ce n’est pas le passage qui a été le plus compliqué. Le plus compliqué, ça a été le montage !
Comment se passe le passage entre le rapport frontal au public sur scène et celui avec le cinéma où il faut travailler avec toute une machinerie ?
Au cinéma, tu te poses plein de questions, mais tu ne te les poses pas en même temps, alors que sur scène, tu te les poses en même temps. Ça se voit que je viens du théâtre parce que j’écris beaucoup, beaucoup de dialogues. Un pur cinéaste en écrirait peut-être beaucoup moins. C’est vachement du dialogue, vachement des arguments, vachement des blagues, des punchlines. Ça, ça vient du théâtre. En tournage, il fallait mettre la bonne ambiance. Il y avait quatre-vingts figurants. Il fallait que tout le monde parte avec. Au montage, avec ma monteuse Suzana Pedro, on faisait beaucoup de projections pour tester notre travail, voir si on comprenait et voir si on riait. Pour les curseurs, pour le rythme. C’était comme des représentations, finalement. Et on repartait en montage derrière. On changeait des choses pour le lendemain. Ça s’est juste divisé en plein d’étapes différentes.
Est-ce que le registre du film a été défini tout de suite ? On peut imaginer que la spectatrice qui t’a parlé du procès le faisait sur un ton assez grave, voire dramatique. La question de comment considérer un être vivant comme un bien est très sérieuse. Le ton du film est plus dans la satire, l’exagération voire la farce. Comment es-tu arrivée à ce registre-là ?
Je dirais qu’il s’agit plus d’un ton surréaliste. On suit juste l’hypothèse qu’un chien est en procès. Après, on fait des blagues, y compris sur la vie intime d’Avril. Mais je n’aurais pas dit de la farce ! Je pensais plutôt à Louis C.K. ou Fleabag. Ce sont des mélanges de tons. Le ton est plus ou moins rigolo selon les moments, parfois plus ou moins mélancolique, violent, violent et drôle en même temps. Dès lors que tu fais le procès d’un chien, si tu suis la logique, tu es sûr d’arriver dans des situations assez étonnantes sans avoir à chercher trop la blague. Comment faire témoigner le chien ? Comment juger le chien ? Comme un enfant, comme un adulte, comme un ado ? Donc, tu fais venir un comité éthique, et dedans tu as des philosophes et des religieux. C’est ça qui était assez marrant. Tu suis la logique et tu peux te permettre de poser des questions là-dessus. Je ne sais pas du tout si c’est une avancée de pouvoir faire juger un chien. Je ne suis pas sûre.
Comment t’es-tu documentée sur l’aspect juridique ?
J’ai surtout demandé conseil à une juge que je connais, qui écrit aussi des pièces de théâtre. Elle avait notamment écrit une pièce sur le jugement d’une IA. Elle était déjà dans cette logique-là. Je lui demandais les codes que je devais garder, à commencer par la présentation de l’accusé. Comment ça se passe ? Après, je m’en suis aussi éloignée puisque les gens débattent beaucoup dans mon film. Les arguments se croisent. Ils se coupent la parole. Ça ne pose pas de problèmes, alors que ça en poserait dans un vrai tribunal. Ça va beaucoup plus lentement. C’est vachement plus mou. En revanche, j’adore aller au tribunal. C’est un conte philosophique, comme Candide. Le livre que j’adore, c’est Le monde selon Garp. Pour moi, c’est vraiment inspiré de ce roman. Ce sont des personnages très typés, qui vivent des choses importantes, sérieuses, mais ça reste rigolo. C’est pour ça que dire que c’est une farce, ça me gêne un peu. C’est vrai qu’il y a des blagues stupides, mais en pourcentage, il n’y en a pas tant que ça. Je pouvais me permettre de faire tout ce que je veux, puisque c’était mon film. En fait, ce n’est pas vrai puisqu’il faut quand même que ça plaise aux gens. Mais je pouvais vraiment avoir cinq ans et soixante ans en même temps. Je pouvais faire des blagues d’enfant qui me font rire, et des blagues d’adulte.
Comme dans le spectacle Un album (2015), un one-woman show où tu interprétais une vingtaine de personnages.
Oui, c’est vrai mais ce sont aussi des mélanges de tons. J’aime bien quand on ne sait pas si on doit rigoler ou pas rigoler, que ça varie tout le temps et qu’on n’est pas forcément à l’aise.
Il y a aussi une base historique des procès d’animaux, voir la comédie récente avec Dany Boon et Jérôme Commandeur, Les Chèvres sur un procès de chèvres au XVIIe siècle. Quand tu évoquais le surréalisme, ces procès apparaissent liés à des superstitions.
En tout cas, on pouvait excommunier les animaux facilement. Une truie a été jugée parce qu’elle avait mordu un bébé. Pour la guillotiner, ils l’ont habillée en femme. Les Chèvres, ça se passe dans le passé, mais je ne crois pas que ce soit trop leur truc le statut animal. C’est pas grave. Ce qui est marrant, c’est qu’on se sert du même truc mais pas pour les mêmes raisons. C’est limite progressiste dans mon histoire alors qu’eux, c’est vraiment « oh, une chèvre, ça va être la galère ! ». Avec ce sujet, tu peux poser plein de questions sur la domination, en général, sur l’exploitation de l’autre, en général. Je fais beaucoup de parallèles entre les femmes et le chien, mais aussi avec cet enfant maltraité. Ce sont des personnages d’exclus. Même Dariuch, le personnage joué par François Damiens qui est plus dans la farce, un personnage à la Big Lebowski. Ce sont des gens seuls, même le guide des chiens, même cette avocate des causes perdues. J’aime bien ces personnages exclus, ça me touchait ça !
Pour employer des grands termes, le film parle de « faire société », mais uniquement avec des personnages assez solitaires.
C’est vrai, mais ils se retrouvent tous autour du chien. Et il y a quand même des liens qui se créent. L’animal devient le vecteur de tout le monde, pour ou contre.
Comment le travail avec les animaux, le cheval d’abord, et le chien ensuite, a modifié ton travail d’actrice ?
Au niveau du jeu, ça demande une grande écoute de s’adapter à l’animal. Il faut sans cesse rebondir. Il faut croire que tout ce qui arrive est mieux que ce qui était prévu, qu’on peut en faire quelque chose. Travailler avec un animal, j’adore ça. Hate m’a donné beaucoup d’expérience pour travailler avec le chien. Même le choisir et choisir les personnes qui travaillaient avec lui. Choisir un couple, en l’occurrence, un trouple même, puisqu’il y a deux dresseurs et le chien. Comment on allait travailler ? Moi, ça ne m’a pas fait peur. Eux n’avaient pas l’habitude de travailler avec les gens du cinéma. Nous avons beaucoup répété. Nous avons réfléchi ensemble. Nous avons super bien préparé le tournage. Moi, j’adore les animaux sur un plateau parce que ça met un tempo. Les figurants applaudissent. François Damiens, il est à côté de moi quand il voit le chien appuyer sur les touches [NDLR : dans une scène où le chien répond aux questions du juge en appuyant sur un clavier géant]. Pendant la prise, il me dit : « Mon fils, il va adorer ton film ! » Il y a un truc avec l’animal qui est un vecteur. Hate m’a aussi appris par rapport à mes goûts de couleur ou d’univers visuel. Ce ne sont pas les mêmes dans la pièce et le film, mais c’est très important pour moi que ce soit typé à l’image. Hate était beaucoup plus dans les ocres. Les comédies françaises sont souvent très blanches, très suréclairées. Je ne voulais pas ça. On devait voir que les personnages avaient des vies pas faciles. Donc, au contraire, il fallait pousser les contrastes. Pour que ça fasse comédie, on a foutu des points de couleur partout, même si au tribunal, les couleurs sont un peu plus douces et vieillies. Ça m’a fait comprendre que l’esthétique était importante et qu’il fallait que je trouve la mienne. Mais le travail des couleurs, c’est un travail que je ne peux pas analyser. Le son, je peux. Le montage, je crois que je peux en parler, mais les couleurs, je ne peux pas. C’est un travail avec le chef op’, la déco et les costumes. Nous avons beaucoup réfléchi. On s’est échangé beaucoup de photos, mais c’est d’instinct. C’est vraiment une question de goût alors que ça doit vouloir dire quelque chose. J’imagine que si je faisais un autre film, ce ne serait pas comme ça. Quand on voit le travail de Paul Thomas Anderson, il change d’univers esthétique, de couleurs à chaque film. C’est un génie !
Hate était un spectacle qui créait un sentiment et un lien entre le public et le cheval. Est-il possible de faire la même chose au cinéma avec un chien ?
Juste avant Hate, il y avait un mot adressé aux spectateurs : attention pour le cheval, il ne faut pas faire de bruit. Il faut être très calme. Le public rentrait comme à l’église et c’était hyper beau. Ça, je ne peux pas l’avoir au cinéma. Par contre, dans notre façon de travailler, on faisait tout pour que le chien soit heureux. Donc, on le faisait travailler peu, par session d’une heure et demie. La fabrication, c’était de le rendre heureux. La devise des dresseurs, c’était : « Ce chien, c’est un chien, faire du cinéma, c’est son hobby. Donc il faut que ce soit un plaisir. » Du coup, on faisait hyper gaffe. Il avait sa loge. Tout le monde n’avait pas le droit de le caresser. C’était quand même un objet, enfin un objet (rires). C’était une personne qu’on n’avait pas le droit d’approcher trop, à part les acteurs qui jouaient avec lui. Sur le plateau, ça mettait une atmosphère où on chuchotait tous : « Mais, qu’est-ce qu’il va faire le chien ? » Il ne travaillait pas forcément en même temps que nous. Il avait son moment à lui. Le plan de travail était fait en fonction du chien, donc tout le monde s’adaptait à lui. En préparation, les dresseurs m’envoyaient des vidéos tests où le chien appuyait sur des touches, dans le jardin. Il y a plein de choses que le chien essayait d’apprendre. Je travaillais avec lui. On était prêt. On a tout fait pour être prêt pour le tournage. Même les dresseurs étaient frustrés de leurs expériences passées. On a tous travaillé ensemble pour être prêts. Franchement, le chien n’a jamais posé de problèmes. Il était trop content ! Quand il finissait une scène au tribunal, tout le monde l’applaudissait. Il avait l’air bien. Il est hyper content quand on se revoit. On a fait des photos ensemble. C’est hyper joyeux de travailler avec un animal. Il faut juste bien, bien préparer, et effectivement, lui faire une joie. Et donc, tu fais une joie du reste.
Est-ce que tu t’es concoctée une filmographie de films de chiens ou d’animaux ?
J’en ai beaucoup regardé, plutôt au montage pour voir ce que ça me racontait du chien, même les Benji, des films Disney. Est-ce qu’il y en avait qui racontait un chien assez complexe, qui changeait d’émotion ? Mais j’ai aussi beaucoup regardé de films de procès. Il fallait que le film ait des codes assez classiques. Celui qui m’a le plus inspiré, c’est Anatomie… Mais pas d’une chute : Anatomie d’un meurtre de Preminger. Ce qui m’a inspiré, c’est qu’il y a toujours des trucs qui se passent au premier, deuxième ou troisième plan et qui racontent la vie du tribunal. Travellings quand les gens commencent à raconter des souvenirs ! Contre-plongée quand tu mets la pression sur le témoin ! C’est des codes cool ! Et dès que tu le vois, tu te dis : « Esthétique film de procès ! » J’avais peur que le procès d’un chien sonne absurde pour les gens. Il fallait lui donner de la classe, et faire comme un film classique ! Pour lui donner de la majesté. Pareil, au son, on a travaillé à l’ancienne. Je ne savais même pas que pour créer une ambiance réaliste, on utilisait quinze, vingt, pistes différentes de son. Alors qu’avant, il n’y avait que trois pistes. Et donc la voix est vachement devant. C’est un code que tu reconnais à l’oreille. On a repris des codes de vieux films. Je pensais aussi à Truffaut dans la voix. On s’est posé les mêmes questions avec la musique. La musique pouvait rapporter de l’humour, mais devait faire prendre de l’ampleur à l’histoire. C’est pour ça qu’on a utilisé beaucoup de classique, parce que le contraste était drôle, mais, en même temps, ça envoie !
Tout le monde va poser la question du rapport avec Anatomie d’une chute et avec un précédent film de Justine Triet, Victoria, où il y a déjà une scène de procès où l’on essaye de faire témoigner un chien.
L’anecdote qui est assez drôle, c’est que je me retrouve, avec Justine, dans un TGV, il y a quatre ans. Elle me dit qu’elle écrit un film de procès. Je lui réponds : Ah ouais, moi aussi ! Il y a un enfant dedans. Ah, moi aussi ! Il y a un chien. Moi aussi ! (Rires) Il y a un personnage qui est aveugle. Ah ouais ? Comme on se connaît d’il y a très longtemps, si ça se trouvait, on était en train d’écrire le même film. Mais en fait non, pas du tout ! C’était complètement inconscient.
Comment as-tu regardé les films français récents sur la justice : Saint Omer, Anatomie d’une chute, Le Procès Goldman ?
Ce que j’ai adoré dans Saint Omer, c’est qu’on tourne autour de la vérité humaine, la nature humaine, connaître la vérité. On rentre dans quelque chose de diabolique, mais je ne sais pas si c’est diabolique parce qu’il n’y a pas de place pour le diabolique au tribunal. Il y a une grosse part d’ombre qu’on essaye de comprendre. Dans Anatomie d’une chute, la justice n’est pas capable de saisir la vérité. La vérité est trouble et ça j’adore. Ce qui m’a poussé à écrire un film de procès – j’imagine que c’est la même chose pour les autres cinéastes – c’est prendre le temps de creuser le jugement, avoir des gens qui donnent des avis contraires, rentrer dans les arguments, avoir la sensation de juger quelqu’un pendant longtemps. Prendre le temps de juger, ça peut être un grand moteur. C’est super beau, ça ! Saint Omer, je l’ai vu avant le tournage, les autres après. J’aimais bien les cadres. J’aimais bien que la femme parle longtemps, mais je ne me suis pas du tout inspiré de ça. C’est différent, mais ce qui m’a intéressé, c’est leur quête de creuser la nature humaine. Et que la justice, ce soit un endroit où on puisse prendre le temps de creuser la nature humaine, avant de juger trop vite. Il faut creuser avant de se faire un avis et cette conviction-là est très précieuse à partager. Même si c’est une banalité de le dire, l’époque fait que les jugements, ça va vite.
Dans ton film, chaque journée de procès apporte un dispositif différent, pour essayer de cerner la vérité. Et on oscille entre le sérieux du comité d’éthique, composé d’intellectuels et de religieux, et des moments plus burlesques, fondés sur les réactions du chien.
Pour le comique, ça monte en crescendo. Les dispositifs sont visuels : il y a le clavier avec les touches, il y a le comité d’éthique. Et il y a de la violence, aussi. C’est ça que j’aime bien quand je vais au tribunal, c’est que les gens parlent doucement. On prend le temps de les écouter, alors que ce sont des gens qui ne sont pas habitués à être écoutés. C’est un endroit assez solennel, assez calme. Il fallait faire rentrer un chien dedans, et faire que les gens deviennent « ouf » de plus en plus, réagissent de plus en plus. Mais ils sont plus en débat que dans un procès normal. Mais il y a ça aussi dans Le Procès Goldman. Ça fait carrément peur dans Le Procès Goldman.
Il y a un cliché du film de procès, ce sont les ténors du barreau, qui seraient toujours dans la maîtrise de la rhétorique. Alors que dans Anatomie d’une chute, l’avocat joué par Swann Arlaud est plus dans le doute, essaye différentes stratégies. Avril, ton personnage est aussi plus hésitante. Est-ce qu’il y a une analogie entre le métier d’avocat.e et de comédien.ne ? Dès le début du film, il y a des interventions en voix off où tu choisis « voix grave » ou « voix aiguë », ou différentes postures ? Comme si tu t’amusais avec les différents « réglages » du métier d’actrice ?
Avoir un personnage qui n’est pas très bonne avocate, qui a des fragilités d’expression, je trouvais ça beau. Quand tu vas au tribunal, tu en vois beaucoup comme ça. Ou alors, ils sont hyper mauvais acteurs. Ils surjouent à mort. Ça, j’ai adoré. (Elle prend une voix forte en détachant les syllabes). « Ils par-lent maintenant com-me ça ! » Et toi, tu es là : « Oh, doucement ! » C’est vraiment hyper drôle. J’adore les regarder. Ceux qui te touchent le plus, ce sont les plus sincères et convaincus par ce qu’ils disent. Avril, son parcours de personnage, c’est une avocate qui pense qu’il faut qu’elle ait une voix grave. Elle a la voix qui part en vrille, donc elle ne peut pas contrôler, et qui, à cause de ça, n’est peut-être pas très respectée. Elle ne va pas changer sa voix à la fin du film. Elle a toujours la même voix, sauf que ce sont sa conviction et son argumentaire qui sont les plus importants. C’est ça dont elle va se rendre compte. Peut-être pour des questions très mignonnes, parce qu’elle aime bien le chien, elle se reconnaît en lui. Elle trouve qu’entre le chien et les femmes, il y a beaucoup de points communs. Elle va trouver sa force en étant convaincue par ce qu’elle dit, en trouvant les formules convaincantes. Mais effectivement, c’était drôle qu’elle soit mauvaise. Ça, c’était très rigolo à faire. J’aime bien aussi que ce soit des gens qui ne soient pas forcément, à première vue, impressionnants, qui amènent du changement. Elle marque des points auprès du public, à la fin. Le texte qu’elle écrit, il est beau. François Ruffin, il est fragile. On le voit, il s’énerve et pourtant, il est convaincant. Je trouve ça bien qu’on montre des gens qui ne soient pas des super-héros, mais qui sont convaincants.
Est-ce que tu écris seule ?
Au départ, j’ai longtemps écrit seule, en suivant des manuels de scénarios, avec des tableaux en quatre parties, où on t’indique qu’il faut la présence de la mort en troisième partie, etc. C’était cool d’avoir un cahier des charges. J’avais le souci que ce soit le plus accessible et le plus simple possible. Je suivais les règles que je voyais. Puis j’ai cherché un binôme pour écrire. J’ai mis une annonce sur Instagram. Une personne est venue, Anne-Sophie Bailly [qui vient de présenter son premier long-métrage [NDLR : Mon Inséparable à la Mostra de Venise]. Je lui ai demandé de regarder mes didascalies, parce que je ne sais pas comment écrire des didascalies au cinéma. Elle est restée et on a fini ensemble.
Quand tu écris, est-ce que tu joues déjà les scènes ?
Je les entends. C’est pour ça que c’est cool d’être deux, parce qu’on peut dire le texte. Pour la scène du comité d’éthique, par exemple, c’est marrant de dérouler les arguments du philosophe à l’oral. À l’écrit, il faut déjà trouver un rythme. Quand est-ce que tu mets le temps ?
Est-ce que le « mal joué » ou le surjeu sont déjà présents dans l’écriture ?
Non, ça c’est venu après. Je ne me rendais pas compte. Le texte des plaidoiries en lui-même n’est pas exagéré. C’est elle qui le transforme. C’était aussi parce que j’avais peur d’ennuyer les gens. Il y a ceux qui vont écouter la différence entre un chien et une chose, et il y a ceux qui vont se marrer parce qu’elle est mauvaise. Il fallait trouver l’endroit où ceux qui voulaient écouter puissent écouter, et ceux qui avaient envie de rigoler puissent aussi rigoler parce que j’étais nulle. Le projet de base, c’était parler de choses importantes, le statut du chien, le féminisme, et que les gens ne s’ennuient pas. Donc, ça veut dire tout le temps faire un peu des blagues, et en même temps des trucs sérieux. Que ce soit toujours un peu tragi-comique. Ceux qui ne veulent pas le prendre au sérieux ne le prennent pas au sérieux. C’est pas grave. Peut-être qu’ils choperont un truc plus tard ! L’histoire du « pli du genou », c’est quelque chose que j’ai expérimenté avec les chevaux. Si tu n’es pas bien en position dominante avec un cheval, il te mord, il te fait chier. Il faut assumer d’être dominante. La femme avec qui je travaillais me disait que ça arrivait plus souvent aux femmes qu’aux hommes de ne pas accepter cette place. On l’a montré à des gens. Ils ne le comprenaient pas. Donc, on a fait un break, on a rajouté toutes les images d’archive de l’Histoire des femmes, avec une voix off qui réexplique tout, pour qu’ils puissent comprendre. On a aussi rajouté des blagues pour que ceux qui avaient déjà compris puissent rigoler. On a toujours cherché cet équilibre.
Hate était un dialogue imaginaire assez libre avec un cheval. Pourquoi ce besoin de se conformer à des règles de scénario ?
Il fallait bien commencer. Déjà, il fallait changer de décor. Moi, je n’avais jamais vécu ça. Où tu vas dans la scène d’après ? Où est-ce que tu la mets ? Pourquoi ? C’était vertigineux. Moi, un cadre, ça me faisait du bien. Et en plus, on a tout restructuré au montage. On n’a pas du tout respecté le scénario. Hate, c’était spécial. Déjà, il y avait une demi-heure de monologue au début, déjà un peu comme de la poésie. Ce que j’ai gardé de Hate, c’est que je change de ton de parole. Le tribunal, ça permet de faire des blagues sur quelqu’un qui joue mal, mais ça permet aussi d’être lyrique. Ça, c’est super beau. Dans Hate, c’était le cheval qui permettait ça. Tu pouvais être lyrique et tu pouvais faire des blagues stupides. Le fait de jouer une avocate au tribunal, ça permet ça. Hate, c’était d’abord écrit à la maison, puis testé avec le cheval en impro, puis je regardais les impros et je réécrivais. Là, c’était plus comme de la musique. Tous les textes des acteurs, je les connaissais par cœur et je savais la musique qu’ils devaient avoir. Avoir autant de personnages, c’était comme un concert. Ça ressemblait plus à ce que je faisais dans Radio Arbres [NDLR : podcast de « libre antenne pour les végétaux », en 2021 et 2022].
La meilleure position pour écouter le concert, c’est d’être dans le plan comme actrice ?
Oui, c’est ça qui est génial. Tu sens si la scène est juste ou pas. Après, des gens m’aidaient dehors : le chef op’, Alexis Kavyrchine, la scripte, Angèle Pignon, et Elsa Amiel, qui s’occupait de la direction artistique. Elle me regardait à l’image et faisait le pont entre moi et les autres intervenants. C’est le même système qu’au théâtre. Je suis dedans. Il y a des gens dehors et on compare nos sensations.
Le personnage de la femme agressée reste longtemps mutique, alors que les autres personnages sont très bavards. L’essentiel passe par son regard.
En plus, Anabela Moreira travaillait avec un masque. On voulait ensemble qu’elle soit comme Buster Keaton, très expressive avec les yeux. Elle a un regard de dingue. Le truc aussi, c’était qu’on ne prenne pas son problème trop au sérieux au début. Il ne fallait pas qu’elle soit dans la gravité ou le pathos. C’était aussi pour donner une autre image de victime. Elle est vraiment victime de quelque chose, mais elle n’est pas écrasée. Elle ne le porte pas sur ses épaules. Et aussi pour qu’on ne se rende pas compte que le film va aller plus loin, ensuite. Et ça marche bien ! Les gens sont assez surpris.
À l’écriture, avais-tu déjà en tête François Damiens et Jean-Pascal Zadi ?
Non, mais je suis trop bien tombée. Eux et Anne Dorval se sont sentis chez eux, j’ai l’impression. Tout le monde n’aurait pas poussé les curseurs comme eux. François Damiens aime bien jouer avec le malaise, tout en restant sympathique. Jean-Pascal Zadi aime bien faire des trucs qui ont l’air cool, mais assez politiques derrière, comme Tout Simplement Noir et En Place. Et quand tu y réfléchis à deux fois, c’est plus dérangeant. Il est beaucoup plus « good vibes ». Il y a toujours beaucoup de fond chez l’un, et de malaise chez l’autre, mais ils sont tous les deux un peu subversifs. Mon plaisir, c’était de tout le temps leur donner de quoi nourrir leurs personnages. François est plus en impro. Jean-Pascal est plus sur le texte, mais il a travaillé avec le chien, alors qu’il ne connaissait pas trop les chiens. Mais il est arrivé à dire « je t’aime, tu es beau » à un chien de manière très naturelle. Ils n’ont pas le même registre de jeu. C’est ça qui est rigolo. Zadi est plus « américain de maintenant », à la cool, alors que Damiens te met du papier de verre partout. Il pousse le trait. Il a louché pendant tout le tournage, alors qu’il fallait juste qu’il soit aveugle. C’est lui qui l’a proposé. Il aime bien aller trop loin.
Avec Anne Dorval, ça fait un trio qui pousse les curseurs. Tu ne voulais surtout pas les égaliser ?
Non, parce qu’ils se contrebalancent. Ils n’ont pas du tout dans le même style. Avril est un petit peu en dessous. Elle doit les trouver too much ou étranges. Ce ton n’était pas évident à trouver parce qu’il justifiait leur folie. Il fallait trouver un ton où tu la justifies, elle, et qui ne casse pas leurs blagues.
Le film est tourné en Suisse.
Les tribunaux sont à Vevey, mais ça se passe dans les rues de Lausanne.
Le film évoque beaucoup de crispations de la société française, la xénophobie, les violences faites aux femmes, les violences policières.
La violence qui sort de nulle part, tu ne sais pas pourquoi et ça dégénère. C’est très parisien !
Mais le film est tourné en Suisse !
Ça rend les choses plus rigolotes. C’est vraiment un film franco-suisse. Tu pouvais décaler ces questions qui sont lourdes, de Paris, de la France ; vers une Suisse qui n’est pas exactement réaliste non plus.
Ces questions sont assez universelles. Elles n’apparaissent peut-être pas de la même manière en Suisse.
Les questions sur le statut animal, oui. Les questions par rapport aux femmes, c’est partout. La violence dans la rue, moins. Les manifestations, ils ne sont pas trop habitués. C’est ça qui était génial. Les décoratrices et accessoiristes ont fabriqué des panneaux de manif qui sont des œuvres d’art, avec beaucoup de couleurs et hyper soignées. Pour une scène, j’avais demandé un tag et elles ont fait quelque chose de très graphique. Tout est nickel, même quand c’est moche. Ça apporte une poésie. Le caca, tu as vu le caca ? J’ai dit « il a chié partout » et on m’a fait des petits trucs avec de la mousse au chocolat. On dirait pas du tout du caca ! Trop drôle ! J’ai laissé parce que ça apporte à l’esthétique bizarre du film.
Comment composes-tu un personnage écrit par d’autres. Par exemple, dans Le Roman de Jim, il s’agit de composer un personnage sur une histoire qui dure des années.
Il faut une écriture secrète de son propre personnage. Sur les Larrieu, on a aussi beaucoup écrit ensemble avec les costumes, le maquillage, les cheveux. On a beaucoup communiqué comme ça. Ma grande question sur le personnage, ça a été à quel point elle est convaincue de ce qu’elle dit. Ce n’était pas une question à laquelle ils pouvaient répondre. Ils y ont peut-être répondu au montage. J’ai donc essayé plusieurs choses. À quel point elle est convaincue que tout se passe bien ou pas. Elle a peut-être déjà son plan derrière la tête.
Après, le film ne juge pas son personnage.
Il n’y a pas de jugement, mais les personnages ne sont pas sans faille. Dans la vie, tu peux être un peu manipulateur sans être machiavélique. Mais ils ont enlevé pas mal de répliques qui étaient un peu gratuites. J’adorais ça ! Parfois, elle disait « le beau-père, il s’entend tellement bien avec Jim » mais je me demandais pourquoi elle disait ça. C’était trop bizarre. Eux ont pris le parti de ne pas la critiquer plus que ça. Toutes ces questions sont très intéressantes. Oui, on ne la juge pas. Il n’empêche que ce n’est pas un ange.
As-tu déjà des projets pour une prochaine réalisation ?
Je ne suis pas dans l’écriture en ce moment, mais si tu parles d’écriture à l’intérieur de l’écriture, j’ai la chance de travailler en ce moment sur un projet de cinéma beaucoup plus classique, La Maison des femmes, le premier film de Mélisa Godet. C’est donc autour de La Maison des femmes, un endroit construit en 2016 à Saint-Denis, où des assistantes sociales, des chirurgiennes, des médecins, des psychologues sont là pour des femmes. Elles viennent pour diverses raisons : violences faites aux femmes, inceste de l’enfant, excision à réparer, hymen à recoudre, problèmes de logement. Les équipes travaillent ensemble. Je joue une coordinatrice sage-femme. C’est moi qui accueille les gens. Je suis là-bas. Je suis avec les femmes. J’écoute les récits d’autres femmes, sûrement pour me créer mon propre récit. Par exemple, elles regardent beaucoup les mains des femmes qui viennent. Pas leurs ongles, mais la façon dont elles se tiennent, si les mains sont serrées ou non. L’attitude détermine déjà l’état psychologique dans lequel elles sont. Ça, je vais m’en servir. Pour moi, pour mon personnage, quand elle ne va pas bien, mais aussi pour elles à les regarder. Ça, c’est un petit récit qui est caché derrière le récit et le nourrit. C’est vachement beau de les entendre parler, elles. Elles disent toutes qu’elles ne sont pas là par hasard. Ça me fait beaucoup de bien d’être là-bas et de rencontrer ces femmes.
Est-ce que les personnages que tu as interprétés continuent à vivre en toi ?
Celui-là était déjà en moi, en l’écrivant. Je l’ai sorti. Le personnage de La maison des femmes va sûrement m’accompagner encore un petit moment. Le Roman de Jim ? Non, je n’ai pas eu ça, mais ce qui m’a plu, c’est d’aller dans quelque chose de plus ambivalent, de me poser des questions de morale sur mon métier. Qu’est-ce que j’écris ? Est-ce que j’écris de façon à ce qu’on la critique, à ce qu’on la comprenne, à ce qu’on l’excuse ? Ce qui n’est pas la même chose. Pour Le Procès du chien, c’était plus des questions de style. Le personnage fait des grimaces, alors que dans les comédies, ce sont plutôt les garçons qui font des grimaces. Pour qu’elle puisse passer d’une scène à l’autre, entre une scène avec l’enfant et une autre avec François Damiens, il fallait trouver le bon niveau de jeu. C’était comme de la musique. Le film me ressemble plus que le personnage. Là, le personnage ne m’atteint pas. Hate m’atteignait au bout d’un moment. Passion simple, c’était dur. Jeune Femme, c’était facile. C’est bizarre ! Je ne sais pas à quoi ça tient.
Le Procès du chien, un film de Lætitia Dosch, en salles depuis le 11 septembre 2024.