« … ce qui allait bien pouvoir arriver dans le monde » – sur Mythologie du .12 de Célestin de Meeûs
On voulait structurer quelque chose autour d’« esthétique et existence » à propos du premier roman de Célestin de Meeûs, né à Bruxelles en 1991 et auteur de cinq livres de poésie. Mais en parcourant nos notes de lecture, on tombe sur deux autres termes extraits du livre, page 111 : « sensibilité et radicalité ». Ils conviennent sans doute mieux.
Pour dire qu’il y a une évidente attention au monde et à « l’état du monde » dans ce récit construit en chapitres alternés, dont le sujet est peut-être la haine grandissante de tous·tes contre tous·tes, l’angoisse du contemporain, l’impossibilité d’être imperméable aux réalités politiques (c’est-à-dire l’impossibilité d’être un personnage de roman français moyen, hors-sol, pataugeant dans le noyau bourgeois du « ménage » et sa comptabilité amoureuse).
D’ailleurs, ça tombe bien : la couverture de l’ouvrage reproduit l’Ange du foyer (1937) de Max Ernst, allégorie du fascisme franquiste sous une dénomination popote : « C’est évidemment un titre ironique pour désigner une sorte d’animal qui détruit et anéantit tout sur son passage, expliquera Ernst. C’était l’impression que j’avais à l’époque, de ce qui allait bien pouvoir arriver dans le monde, et en cela j’ai eu raison. »
Si l’on veut pousser un peu la surinterprétation, on notera que le titre l’Ange du foyer est la traduction originelle de celui d’un long poème anglais de Patmore, The Angel in the House (1854), pas du tout ironique, lui – une « idylle de cuisine et de presbytère » disait Swinburne. Charlotte Perkins Gilman et Virginia Woolf firent également la peau de l’héroïne domestique de ce poème, « aussi disparue que le dodo » pour la première, la seconde notant que si elle n’avait pas saisi cette insupportable femme d’intérieur à la gorge pour la tuer, elle n’aurait probablement jamais pu écrire. En 1937, sort encore un film français appelé l’Ange du foyer, d’après une pièce (1905) de Robert de Flers sur la réconciliation des ménages. Notons par ailleurs que la toile de Max Ernst a été animée et hologrammée par Cyprien Gaillard en 2019 : de profil, la menace disparaît, on ne peut la voir que de face.
Après cette digression suggérant que les anges domestiques sont parfois le miroir et le germe des destructions politiques à venir, reprenons notre sujet par le menu. Il y a donc deux héros que tout semble opposer, c’est-à-dire rassembler, suivis à tour de rôle par le récit, le soir du solstice d’été. On est en Belgique, on boit des pekets et « ZAC » se dit zoning : « zoning où se trouvaient McDo Carrefour Brico et Intersport ». D’un côté il y a Théo, dix-huit ans, flanqué de Max avec sa « petite Clio toute défoncée », glandeurs sur des parkings à bières alignées ; de l’autre Rombouts, médecin hospitalier rentrant chez lui fatigué, sa femme et ses enfants partis habiter ailleurs, s’accordant un whisky (puis deux, puis trois,…) pour se relaxer.
La symétrie est, dès le début, d’ordre sensible : « l’asphalte du parking fondait, formant de petites flaques de goudron noir » pour Théo ; tandis que dans le bureau de Rombouts, « il (l’éclat), ou plutôt elle (la réverbération), forma une petite flaque mouvante, comme tremblotante et jaune, dans laquelle le docteur sombra plusieurs secondes ». Comme ça, pour le pataugeage, c’est fait.
Les deux chapitres suivants ont pour thème la « cigarette » : joint roulé pour l’adolescent juché, « ses pieds balançant dans le vide » ; patients cancéreux du poumon pour le médecin, pour qui « les voir fumer était honteux ». Les échos se poursuivent et l’attention à la matière du réel ne quittera pas les protagonistes, matière mise en valeur par De Meeûs lui-même dans un geste moderniste, par exemple quand Théo assiste à une « scène qui le fit penser à un tableau perdu, perdu et beau, à vrai dire », alors que Rombouts est, lui, tout englué dans la peinture elle-même, « dans les dernières lueurs du soir, dans la merveilleuse couleur ocre, dans l’air qui se chargeait de plus en plus d’odeurs de musc jasmin racines et de fumier ».
On apprend à connaître ces personnages au fil de longues phrases flirtant avec le flux de conscience, mais pas tout à fait, plutôt une sorte de plongée de la narration dans les méandres de leurs cerveaux, l’un et l’autre pensant des choses tantôt « sans comprendre pourquoi un tel souvenir lui traversait l’esprit » (Rombouts), tantôt « se demanda[nt] bordel ce qu’il était en train de foutre ici » (Théo). Aucun de nos deux héros n’a rien d’exceptionnel.
Pour Rombouts, c’est le roman bourgeois domestique dont on parlait plus haut : sa femme Françoise (« cette salope ») l’a quitté après qu’il lui a avoué une incartade, emmenant les enfants dans un appartement qu’il paye mais, se dit-il, « elle pouvait encore demander le divorce, lui prendre la garde d’Achille et Grégory, voire essayer de partir avec le fric, cinquante pour cent de sa fortune, avec pension alimentaire et tout le tintouin, douée comme elle l’était devenue pour ce genre de choses, cela ne l’étonnerait pas ». Il aspire désormais à ce qu’on lui foute la paix, il a d’ailleurs acheté une parcelle de bois au-delà de son jardin pour être parfaitement isolé. Las, « une vieille angoisse » le tient, une « oppression dans la poitrine, cette peur profondément enfouie de ne pas être “à la hauteur”, de “faire moins bien” ».
L’essentiel de Mythologie du .12 réside à la fois dans l’étude des humeurs des deux héros – l’un connaissant la tristesse et l’autre la colère face au réel politique – et à la fois dans le traitement du matériau narratif.
Théo quant à lui est majeur depuis huit jours, attend les résultats de l’équivalent du bac pour savoir ce qui sera décidé de son avenir. Il vit chez sa mère avec sa sœur aînée. Sa copine Alice l’a plaqué récemment et son pote Max, côté filles, vit dans le fantasme de revoir la serveuse du Club Z, avec « son tatouage tout le long du bras gauche jusqu’à l’épaule, qui redescendait au niveau de la clavicule et qui constituait un grand motif, voire un tableau, comme ils en étudiaient parfois en cours d’histoire ». Nota bene : les deux ados sont férus d’histoire, c’est idoine quand on fume dans une Clio. Le père de Théo est évoqué comme un souvenir d’enfance et l’on n’en saura pas plus, sinon que la paternité prend dans l’imaginaire de l’ado la forme monstrueuse de Cronos, « un grand malade » dévorant ses enfants et castrant son géniteur. Cette rêverie se développe en deux séquences de deux pages (59-60 et 102-103) dans le récit, dont on se rappelle tout d’un coup qu’il s’intitule Mythologie du .12 ; le calibre 12 en question appartenant à Rombouts et l’étude des mythes à qui voudra.
Pour sa part, Rombouts méprise ses fils et la jeune génération : « Il ne parvenait pas à la comprendre, il n’arrivait pas à comprendre leurs préoccupations ni leurs comportements, leur narcissisme ou leur médiocrité, car le docteur pensait que ses enfants s’abrutissaient à force d’écrans, de téléphones et de consoles. » Bref, c’est un quadra ou quinquagénaire. La fracture est moins frappante dans l’autre sens : aucun dénigrement des ados envers les adultes. Et ce pour une raison simple : quand on a dix-huit ans, les gens de plus de trente ans n’existent tout simplement pas et les « vraies femmes magnifiques, pas du tout genre gamines, comme à l’école, comme nous » sont « des femmes superbes d’au moins vingt-cinq vingt-six ou vingt-sept ans ». Au-delà de cet âge, on jouit d’une parfaite cape d’invisibilité.
Maintenant que vous avez compris comment cela va finir (et en quelque sorte De Meeûs applique hyper bien le chapitre 14 de la Poétique d’Aristote), redisons que l’essentiel de Mythologie du .12 réside à la fois dans l’étude des humeurs des deux héros (radicalité, si le radix est la racine) – l’un connaissant la tristesse et l’autre la colère face au réel politique – et à la fois dans le traitement du matériau narratif (sensibilité), en particulier le temps qui « leur semblait être une pâte molle caoutchouteuse et indomptable, s’étirant puis se ramassant sans cesse autour d’elle-même, obéissant à d’autres lois, les éjectant de tout principe ou toute notion de réalité, bien pire qu’un rêve ».
Il arrive aux deux personnages des sortes d’épiphanies, mais noires : « Max était toujours plongé dans son fou rire, n’arrivant pas à s’arrêter, les yeux plus rouges de pleurs que d’herbe, tandis que lui, Théo, regardait le parking s’assombrir de nuages, lourds, très blancs, et à la vue desquels il ressentit, comme ça, c’est-à-dire sans nul signe avant-coureur, une profonde et infinie tristesse s’abattre sur lui ». Le jeune homme est en quelque sorte foudroyé par l’évidence du malaise dans la culture : « L’empathie n’existait pas, la préoccupation de son prochain non plus, et encore moins le prétendu intérêt pour l’autre, pour le voisin, pour l’étranger, non, en vérité tout le monde “s’en bat royalement les couilles” de tout le monde, pensa Théo, les guerres n’avaient jamais pris fin, la faim et les épidémies et la cupidité et les sécheresses et la banquise qui fond et toutes les exactions, plus encore que des choses “impossibles à endiguer”, étaient des choses, selon Théo, sinon organisées, du moins voulues, ou tolérées, voire peut-être encouragées. »
Rombouts, de la même façon, s’inquiète « de la haine qui avançait à la vitesse grand V, la haine de tous envers tout le monde, les riches, le travail et le mérite, des discours populistes qui venaient attiser ces braises, des attentats et tous les actes de barbarie qui sévissaient de plus en plus, jour après jour, lardant la paix et la sécurité, le vivre-ensemble, le bien commun », mais d’une manière un peu contradictoire (si l’on veut chipoter), il déduit de cette analyse assez progressiste une réaction sécuritaire : « Cambriolages pillages et vols ne cessaient d’augmenter (…), non, l’époque n’était certainement pas à l’insouciance ou à la naïveté, il ne fallait pas prendre les choses à la légère, il fallait réagir. »
Malgré la perte du sens expérimentée par les deux personnages, perte qui va irrémédiablement les rapprocher, il y a une bonne nouvelle (croit-on, espère-t-on) : c’est que demeure un chevreuil dans la forêt, « presque éternel et en même temps quasiment invisible (…), dans une immobilité inquiète, agile, prêt à pencher la tête pour boire ou détaler en un claquement de doigts, depuis un temps indéfini, en pleine concentration, comme s’il hallucinait, dormait, ou attendait la mort l’éternité ou le néant, imperturbablement ».
Célestin de Meeûs, Mythologie du .12, Editions du Sous-sol, août 2024