Numérique

Quel lecteur pour les machines à écrire ?

Philosophe

Les traitements de texte ou encore l’IA sont autant de machines à écrire contemporaines qui, selon Heidegger, détruisent le mot. Or, une alternative se dessine à la lecture de son Parménide, plaçant le sens des mots du côté de la lecture plutôt que de l’écriture. Dès lors, il est possible, malgré la multiplication des machines à écrire, de résister à la destruction que craignait Heidegger en aiguisant nos manières, multiples, de lire.

Dans son ouvrage Parménide[1], issu de cours donnés pendant le semestre d’hiver 1942-1943, Heidegger, au paragraphe 5, se lance dans une charge philosophique surprenante contre la machine à écrire. Lui-même feint l’étonnement : mais quel rapport peut-il y avoir entre Parménide et la machine à écrire ? Quel rapport, en effet, entre la vérité chez les Grecs, dont Heidegger explique qu’elle est « un dévoilement de l’être », et la machine à écrire ?

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S’il feint la surprise à propos de sa digression, Heidegger n’est en revanche nullement embarrassé par la conclusion à laquelle il aboutit. Cette conclusion a pourtant de quoi plonger le lecteur, et le lecteur actuel d’autant plus, dans la perplexité. Heidegger soutient en effet que l’usage de la machine à écrire détruit le mot. Évidemment, Heidegger n’affirme pas que les mots n’existent plus alors qu’il en a trivialement besoin pour exprimer sa thèse, préparer ses cours et écrire des livres. Ce qui est détruit, c’est « le mot », c’est-à-dire ce qui fait que les mots sont des mots et « donnent » un sens.

On peut essayer de comprendre la conclusion hyperbolique de Heidegger en la ramenant à une matrice composée de trois mots : l’être, le mot, la main. Cette matrice concentre ce qu’est l’homme. Les trois composantes sont en effet liées de la manière suivante. La main est ce qui permet à l’homme d’agir sur ce qui est autour de lui. C’est un premier lien avec ce qui est. Parmi toutes les activités que la main rend possibles, il y a l’écriture. La main écrit des mots. Or, par les mots, l’être « se dit », selon Heidegger, et appelle l’homme à penser. C’est un deuxième rapport avec l’être.

Le lien entre la main et le mot écrit n’est donc pas seulement technique. Il n’y a pas une production de mots comme il y a une production d’outils. Alors qu’il se manifeste dans tout « ce qui est » produit, l’être se dit et se « dévoile » par les mots écrits. L’homme peut ainsi dire, lire et penser cette différence, fondamentale pour He


[1] Martin Heidegger, Parménide, traduit de l’allemand par Thomas Piel, Gallimard, 2010.

[2] J’ai suivi le fil de cette lecture pour écrire Le Nachdenker. Lecture et boniment, Presses de l’Université Laval, 2025 (à paraître).

[3] Voir la biographie écrite par Guillaume Payen, Martin Heidegger. Catholicisme, révolution, nazisme, Perrin, 2016.

[4] Éric Sadin, La Vie Algorithmique. Critique de la raison numérique, L’Échappée belle, 2015.

[5] Maryanne Wolf, Lecteur, reste avec nous ! Un grand plaidoyer pour la lecture, traduit de l’anglais par Nicolas Véron, Rosie & Wolfe, 2023.

[6] Voir Michel Lisse, L’Expérience de la lecture, Galilée, 1998.

[7] Byung-Chul Han, Infocratie. Numérique et crise de la démocratie, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Presses universitaires de France, 2023.

[8] Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Gallimard, 1990.

Philippe Éon

Philosophe

Mots-clés

IA

Notes

[1] Martin Heidegger, Parménide, traduit de l’allemand par Thomas Piel, Gallimard, 2010.

[2] J’ai suivi le fil de cette lecture pour écrire Le Nachdenker. Lecture et boniment, Presses de l’Université Laval, 2025 (à paraître).

[3] Voir la biographie écrite par Guillaume Payen, Martin Heidegger. Catholicisme, révolution, nazisme, Perrin, 2016.

[4] Éric Sadin, La Vie Algorithmique. Critique de la raison numérique, L’Échappée belle, 2015.

[5] Maryanne Wolf, Lecteur, reste avec nous ! Un grand plaidoyer pour la lecture, traduit de l’anglais par Nicolas Véron, Rosie & Wolfe, 2023.

[6] Voir Michel Lisse, L’Expérience de la lecture, Galilée, 1998.

[7] Byung-Chul Han, Infocratie. Numérique et crise de la démocratie, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Presses universitaires de France, 2023.

[8] Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1. Arts de faire, Gallimard, 1990.