L’inceste comme atteinte au langage (1/2)
L’ouvrage collectif Dire, entendre, juger l’inceste, du Moyen Age à aujourd’hui, sous la direction d’Anne-Emmanuelle Demartini, Julie Doyon et Léonore Le Caisne ouvre un nouveau champ de recherches interdisciplinaires sur l’inceste, en affrontant avec les méthodes de l’histoire, du droit, de la sociologie, de l’anthropologie et de la psychologie, trois grandes questions.
Quelles sont, d’hier à aujourd’hui, les normes sociales et juridiques prohibant l’inceste, dans quel contexte socioculturel prennent-elles leur sens, et quelles évolutions peut-on constater dans le temps long de l’histoire occidentale ? Comment et par qui les violences incestueuses sont-elles commises au sein des familles, en particulier sur des enfants, pourquoi et avec quels effets sont-elles tues ou à l’inverse dénoncées par les victimes et leur entourage, selon quelles procédures sont-elles punies ou non par la justice ? Et enfin que nous apprend la clinique « psy » au sens large – psychologie, psychiatrie, psychanalyse – des effets dévastateurs de ces violences incestueuses sur les jeunes victimes, filles et garçons, et sur les voies d’une possible résilience ?
À la lecture des riches contributions réunies dans ce livre, ce qui m’a frappée est le souci de penser à la fois la force de l’interdit de l’inceste et la fréquence longtemps sous-estimée de sa transgression. Dans cette perspective, les chapitres multiplient les éclairages sur les difficultés de la parole, que les victimes ne parviennent pas à parler, qu’on leur ferme la bouche, qu’elles se confient mais ne soient pas entendues, que règne dans l’entourage une forme de « tout le monde savait » décourageant toute révélation publique, qu’elles déposent une plainte bientôt classée sans suite ou encore que, lors d’une procédure judiciaire, le « parole contre parole » aboutisse à un non-lieu ou une relaxe.
Cependant, ce livre montre aussi que rien de tout cela n’est une fatalité. Les victimes d’inceste ont trouvé ces dernières décennies un appui croissant dans le mouvement féministe et chez les professionnels de l’enfance. La police et la justice se sont remises en question. Avec le mouvement MeToo, les témoignages de violences incestueuses ont eu un écho sans précédent dans l’opinion. Le droit pénal a intégré en 2021 les incriminations nouvelles « d’agression sexuelle incestueuse sur mineur » et de « viol incestueux sur mineur ». Même s’il est trop tôt pour dire jusqu’où iront les changements dans la société, il est clair que nous vivons aujourd’hui un véritable tournant.
Je voudrais proposer ici un prolongement à cette réflexion collective, en m’appuyant sur le travail que je mène depuis plusieurs décennies sur les recompositions du permis et de l’interdit sexuels, les révolutions du consentement et l’émergence d’une nouvelle civilité sexuelle liée à la valeur d’égalité des sexes instituant, entre autres choses, une « barrière sacrée des âges et des générations » dans les sociétés occidentales[1]. Il me semble en effet que si on fait le lien entre les apports des enquêtes des sciences sociales, les réflexions issues de la clinique, et certaines clarifications conceptuelles proposées par la philosophie contemporaine, on aperçoit plus clairement quelle est la spécificité de l’inceste comme atteinte au langage.
La spécificité de l’inceste est quelque chose que chacun ressent plus ou moins confusément. Mais il y a des façons non seulement différentes mais opposées, de la caractériser sur le plan théorique. Pour aller à l’essentiel, j’en distinguerai deux en sciences sociales, celle de Claude Lévi-Strauss[2] et celle d’Émile Durkheim[3], en commençant par la plus récente, dont l’audience a comme enfoui le texte de 1896, qui l’avait pourtant inspirée.
On sait que Lévi-Strauss a proposé, au début des Structures élémentaires de la parenté, une théorie de l’interdit fondateur de l’inceste, dont l’objectif n’était rien de moins que de rivaliser avec le Totem et Tabou[4] de Freud en substituant à ses « robinsonnades génitales » une théorie scientifique des règles de constitution de la vie sociale, règles « logiques » qui, dit-il, « contraignent l’esprit humain » en liant les deux dimensions constitutives de tout individu de notre espèce, le biologique et le social, la nature et la culture.
Ce faisant, Lévi-Strauss a contribué puissamment lui aussi à l’édiction du second mythe d’origine des sociétés individualistes occidentales, après le mythe du Contrat social, celui qui, loin de voir dans la petite famille nucléaire père/mère/enfant l’atome naturel de la société (comme le faisaient les philosophes des Lumières théorisant le contrat social), a pris en compte la spécificité de la sexualité humaine régie par la distinction permis/interdit : le mythe de l’Interdit fondateur de l’inceste[5].
La spécificité de l’interdit de l’inceste selon Lévi-Strauss
En effet, pour Lévi-Strauss, la prohibition de l’inceste occupe une place tout à fait unique. Elle est « la Règle par excellence, la seule universelle et qui assure la prise de la nature sur la culture » : « C’est sur le terrain de la vie sexuelle, de préférence à tout autre, que le passage entre les deux ordres peut et doit nécessairement s’opérer (…) Règle sociale qui retient, dans la nature, ce qui est susceptible de la dépasser, la prohibition de l’inceste est à la fois au seuil de la culture, dans la culture et en un sens, la culture elle-même[6]. »
De telles affirmations sur le passage de la nature à la culture resteraient bien obscures si Lévi- Strauss, pour donner à voir de quoi il est question, n’avait proposé un petit apologue. Il se plaît à imaginer que si un état de nature avait par impossible existé, il aurait été constitué de « familles biologiques » repliées sur elles-mêmes, dans lesquelles les femelles auraient été naturellement à la disposition des mâles de la famille. Mais les mâles humains étant « naturellement polygames », et les femelles désirables un « bien rare », chacun aurait regardé du côté du bien de son voisin, et la lutte de tous contre tous aurait été inévitable.
La solution par la Règle s’impose alors d’elle-même : que chacun renonce à « ses » femelles et les donne à autrui. Il suffit que tous fassent de même ; et pour quelques-unes de perdues, c’est un nombre potentiellement infini de trouvées : le grand mouvement de circulation des femmes, objets de l’échange entre les hommes, peut commencer. C’est ainsi que Lévi-Strauss, après avoir critiqué toutes les hypothèses faites avant lui sur l’origine de la prohibition de l’inceste, voit celle-ci comme l’expression d’une universelle « loi d’exogamie » : « L’interdit de l’inceste est moins une règle qui interdit d’épouser mère, sœur ou fille, qu’une règle qui oblige à donner mère, sœur ou fille à autrui[7]. »
Sans pouvoir ici analyser de façon détaillée sa thèse[8], rappelons qu’elle a suscité au fil des décennies de nombreuses critiques de la part de féministes outrées de voir les femmes réduites à des objets d’échange, à des « biens », fussent-ils « les plus précieux ». On sait aussi que, plus récemment, cette théorie a été critiquée, toujours à partir d’un point de vue féministe, sous un autre angle : dès lors qu’elle présente l’inceste comme « impensable » puisque situé par définition en-deçà de l’apparition de toute société humaine, elle contribue à dénier la réalité des violences sexuelles exercées par des hommes sur des fillettes et jeunes filles de leur famille, et donc à renforcer la domination masculine[9].
Mais ce qu’on sait moins, c’est qu’à côté de ces critiques féministes existe un autre débat, entamé en réalité dès les débuts de l’École française de sociologie, et ensuite mené principalement par la philosophie. Il met en cause la thèse de Lévi-Strauss de façon plus radicale. Affirmer que les lois sociales que se donnent les humains sont les expressions diverses d’une même et universelle loi inconsciente de l’échange, en prenant cette fois le mot « loi » non plus au sens des juristes mais à celui des physiciens ou des biologistes, est une confusion logique qui, loin d’éclairer – comme l’affirme Lévi-Strauss – la spécificité de l’interdit de l’inceste, la méconnaît. Car c’est dans la vie sociale, du côté du rapport entre le langage humain, les systèmes de parenté et les règles de la civilité sexuelle, qu’il faut aller la chercher.
La spécificité de l’interdit de l’inceste selon Durkheim
Pour éclairer ce débat, il est intéressant de comparer brièvement le texte de Lévi-Strauss et celui de Durkheim, « La prohibition de l’inceste et ses origines » publié en 1896 dans le premier numéro de L’Année sociologique, un texte pionnier trop oublié aujourd’hui. Dans l’un et l’autre écrit, il est question des « origines », mais le mot est pris en deux sens radicalement différents.
Durkheim ne cherche jamais à revenir en-deçà de toute institution pour expliquer la naissance de l’institution, car pour lui cette tentative est tout simplement privée de sens : on ne peut pas parler de l’individu humain en le situant en dehors d’une société et de ses institutions, car seule cette « forme de vie[10] » lui permet d’apprendre à agir à la manière humaine, en particulier d’être initié, par la pratique de l’interlocution, à une langue, et ce faisant au langage de notre espèce. Il cherche donc plus simplement à comparer une institution sociale à une autre forme de cette même institution sociale : notre conception occidentale de l’inceste, qui le lie spontanément à la consanguinité, avec une conception différente, qu’il voit comme la plus ancienne dans l’histoire des sociétés.
Analysant les sociétés organisées par clans, il montre que la « loi d’exogamie » qui régit ces clans est une autre forme, différente de la nôtre, de prohibition de l’inceste. Les membres de ces clans, qui se disent issus d’un même totem, se considèrent comme des semblables et ne peuvent s’unir entre eux ; en revanche ils doivent épouser des personnes d’un autre clan.
De là en particulier l’explication du mariage des cousins croisés dans les sociétés matrilinéaires : un homme ne peut pas épouser sa cousine parallèle (la fille de la sœur de sa mère), qui appartient au même clan que lui – ce serait un abominable inceste –, mais il doit préférentiellement épouser sa cousine croisée (la fille de la sœur de son père). Les deux sont, à nos yeux, situées exactement au même degré de consanguinité par rapport à ego, mais l’une est taboue et l’autre pas, car l’une fait partie des « miens » (l’adjectif possessif signifie ici non pas ceux qui m’appartiennent mais ceux du groupe auquel j’appartiens : nous sommes des parties d’un même tout) et l’autre fait partie des « autres ».
Il y aurait beaucoup à dire sur ce texte, mais je n’en retiendrai ici que deux assertions qui intéressent notre réflexion. Elles montrent qu’en réfléchissant à la prohibition de l’inceste, Durkheim, contrairement à ce que feront ensuite aussi bien Freud que Lévi-Strauss, n’est pas en train d’écrire un récit mythologique des origines. Tout d’abord, il souligne que la notion d’inceste présuppose l’existence d’un système institué de parenté : « Toute répression de l’inceste suppose des relations familiales reconnues et organisées par la société. Celle-ci ne peut empêcher des parents de s’unir que si elle attribue à cette parenté un caractère social : autrement, elle s’en désintéresserait. Or le clan est la première sorte de famille qui ait été socialement constituée. La parenté de clan est supérieure à tous les rapports de consanguinité, c’est elle qui fonde les seuls devoirs domestiques que la société sanctionne, les seuls qui aient une importance sociale[11]. »
C’est pourquoi Durkheim ne fait en aucun cas de la prohibition de l’inceste une règle « première » ou « fondatrice », la figure originelle de l’Interdit avec majuscule. Et de fait, les ethnologues ont montré depuis longtemps qu’elle n’est ni plus ni moins universelle que les systèmes de parenté, qui existent dans toutes les sociétés connues. Ces systèmes présentent des formes variées, et la définition des prohibitions matrimoniales varie logiquement avec eux. Ce n’est nullement là qu’il cherche une spécificité.
En outre, pour penser le sens des prohibitions matrimoniales, Durkheim fait le lien entre la règle instituée et sa transgression. Et c’est là qu’il aperçoit la spécificité de l’inceste, inséparable de sa perception sociale. Ce qu’il faut expliquer, dit-il, est « le sentiment obscur de la foule que, si l’inceste était permis, la famille ne serait plus la famille, de même que le mariage ne serait plus le mariage ». Et il poursuit : « Les unions incestueuses nous sont odieuses par cela seul que nous y trouvons confondu ce qui nous paraissait devoir être séparé. L’horreur qu’elles nous inspirent est identique à celle qu’éprouve le sauvage à l’idée d’un mélange possible entre ce qui est tabou et ce qui est profane. Et cette horreur est fondée. Entre les fonctions conjugales et les fonctions de parenté, telles qu’elles sont actuellement constituées, il y a en effet une réelle incompatibilité, et par suite on ne peut en autoriser la confusion sans ruiner les unes et les autres. (…) Un homme ne peut faire sa femme de sa sœur sans qu’elle cesse d’être sa sœur[12]. »
Oui, mais que signifie « faire sa femme de sa sœur » ? L’épouser ? Coucher avec elle ? Durkheim semble mêler ici deux questions, celle du mariage, et celle de la relation sexuelle, entre deux personnes situées l’une pour l’autre à une place prohibée dans la parenté. Comprendre comment elles sont liées et distinguées, c’est cerner la spécificité de l’interdit de l’inceste. Pour cela, l’apport de la philosophie nous sera indispensable.
L’impossible et l’interdit
Dans un essai intitulé « L’impossible et l’interdit[13] », Vincent Descombes expose de façon très pédagogique la distinction fondamentale établie par Wittgenstein entre ces deux notions, très souvent confondues. Quand on parle de prohibitions matrimoniales, on semble dire que le mariage entre apparentés est « interdit ». Mais le concept d’interdiction a un sens précis : on ne peut interdire que des choses possibles. Or, dans les sociétés occidentales, épouser sa sœur ou son frère n’est pas quelque chose qu’on pourrait faire mais qu’on vous interdit.
C’est quelque chose d’impossible non pas parce qu’il y aurait un obstacle physique quelconque, mais parce que la « règle du jeu » de la parenté – qui indique qui est qui par rapport à qui, en distinguant des places de parenté régies par des attentes relationnelles (des droits, des devoirs, des prérogatives) – cette règle ne prévoit pas le mariage entre germains : il n’existe pas, il est impossible au sens non pas physique mais « déontique » du terme. Si vous tentiez de le faire, on vous dirait : « pas possible ». Et si vous enfreigniez la règle (par exemple en réussissant momentanément à dissimuler votre état-civil), on vous dirait que vous avez fait non pas un mariage interdit mais un mariage nul, un non-mariage.
Pour bien faire comprendre cela, Descombes reprend l’image de Wittgenstein comparant les règles constitutives qui définissent et régissent la dramaturgie sociale à celles d’un jeu : « Au tennis, tu ne peux pas marquer des buts. » Marquer des buts au tennis n’est pas quelque chose que tu pourrais faire et qu’on t’interdit de faire, c’est quelque chose qui est impossible, car les buts n’ont aucune place dans les règles qui régissent le tennis, autrement dit les règles constitutives qui permettent à ce jeu d’exister.
Nous pouvons maintenant énoncer la spécificité de l’inceste, en disant qu’il renvoie simultanément à deux dimensions de la vie sociale : d’une part, l’inceste renvoie à l’ordre des institutions du sens[14], à travers les règles qui régissent la parenté, autrement dit qui permettent à la parenté d’exister comme système institué de relations. La notion de prohibition matrimoniale habituellement utilisée par les anthropologues est ambiguë (elle semble désigner un interdit), mais il est clair que tout système de parenté distingue l’alliance de mariage d’autres liens (filiation, germanité, etc.) en énonçant entre quelle et quelle place de parenté le mariage est possible ou impossible, ce qui définit aussi ces places de parenté.
Le contenu de la règle peut évoluer avec le temps (le cercle des prohibitions matrimoniales s’est beaucoup restreint en Occident depuis le Moyen Âge), mais on ne saurait supprimer la distinction entre épousables et non-épousables sans que tout le système disparaisse. En effet, les catégories de père, mère, fils, fille, sœur, frère, etc., qui sont des catégories de la parenté (et non de la biologie), construites par opposition distinctive non seulement entre elles mais avec les catégories d’époux et d’épouse, incluent dans leur définition l’impossibilité du mariage : pour reprendre l’exemple de Durkheim, dans nos sociétés un homme ne peut pas épouser sa sœur, parce qu’elle a le statut de sœur. Point. C’est ce qu’on nomme une règle « constitutive ».
D’autre part, le mot inceste renvoie à l’ordre de la vie sexuelle, et en ce sens il ne signifie pas du tout quelque chose d’impossible : il est tout à fait possible, physiquement, d’avoir des relations sexuelles avec son père, sa mère, son frère, sa sœur, son fils, sa fille. Comme nous l’avons vu, ces mots présupposent simplement qu’un système de parenté existe : l’institution de la vie sociale est première logiquement par rapport à la vie sexuelle des humains. Et c’est justement parce que l’inceste, comme acte sexuel entre personnes apparentées à un degré prohibé, est possible, qu’on dira cette fois qu’il est interdit.
La spécificité de l’inceste se trouve là : sur le plan de la vie sexuelle des individus, c’est une action interdite (coucher avec sa sœur), qui renvoie sur le plan primordial et commun de la parenté à une action impossible (épouser sa sœur). De là l’ambiguïté voulue de la phrase de Durkheim, qui utilise le terme « union » renvoyant à la fois au mariage et à l’acte sexuel.
Quand il écrit « un homme ne peut pas faire sa femme de sa sœur sans qu’elle cesse d’être sa sœur », il faut comprendre non seulement que les statuts de sœur et d’épouse de quelqu’un sont exclusifs l’un de l’autre, mais aussi : un homme ne peut pas coucher avec sa sœur (la traiter comme une épouse) « sans qu’elle cesse d’être sa sœur ».
Celui qui commet l’inceste porte toujours atteinte à la fois à autrui et au langage : il ne porte pas seulement atteinte au « corps » de cette personne, ni même à son « moi » ; il porte atteinte à sa vie d’humain, à son inscription primordiale dans la parenté, à son droit originel de participer du monde humain comme monde de significations communes.
NDLR – « Dire, entendre, juger l’inceste, du Moyen Age à aujourd’hui » sous la direction d’Anne-Emmanuelle Demartini, Julie Doyon et Léonore Le Caisne paraît le 18 octobre 2024 aux éditions du Seuil.