Société

L’inceste comme atteinte au langage (2/2)

Sociologue

La violence incestueuse ne se limite pas à une atteinte au corps des victimes, elle impacte profondément leur vie d’humain. L’enfant se retrouve soumis à la domination sans limite d’un adulte censé lui enseigner que nul n’est le maître des significations, le laissant sans repères dans son univers de sens. Le langage émerge alors comme un outil essentiel de reconstruction de soi et de réappropriation d’une identité narrative personnelle. Suite et fin de la postface inédite à l’ouvrage collectif à paraître Dire, entendre, juger l’inceste, du Moyen Age à aujourd’hui .

Celui qui commet l’inceste porte toujours atteinte à la fois à autrui et au langage : il ne porte pas seulement atteinte au « corps » de cette personne, ni même à son « moi » ; il porte atteinte à sa vie d’humain, à son inscription primordiale dans la parenté, à son droit originel de participer du monde humain comme monde de significations communes.

À partir de là, l’extrême gravité de la violence subie par l’enfant victime d’inceste peut être mieux comprise, comme le montrent les nombreux chapitres de ce livre consacrés à la difficulté pour la victime de parler et, quand elle parle, d’être entendue. Elle est exprimée avec force dans le très beau texte d’Hervé Bréhier qui n’utilise que les mots saisissants de « géniteur » et de « rejeton » pour signifier l’inceste dont il fut victime enfant.

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En cas d’inceste, il y a destruction des places relationnelles de père et de fils. L’incesteur, qu’il soit par exemple père, beau-père, ou grand-père, agit en tant qu’ascendant tout en refusant ce que le lien de parenté veut dire[1]: il déclare non seulement que l’interdit n’est pas interdit (il se donne le droit de coucher) mais que l’impossible est possible (il décide du sens des mots). Il porte le mensonge au-delà de tout. Et il le fait de surcroît en violant l’enfant, car celui-ci, comme l’a montré Neige Sinno dans son terrible et magnifique Triste tigre[2], n’est jamais en situation de consentir à l’inceste. Non seulement il est trop jeune, mais il est pris dans une relation à la fois d’autorité et de pouvoir, qui ôte tout sens à la notion de consentement.

Là est le cœur de la violence incestueuse, et c’est en ce sens qu’on peut parler d’un acte de domination extrême tout à fait spécifique. Il n’est pas l’aboutissement ultime d’un « continuum de violences » (comme dans le féminicide), mais passe au contraire par un franchissement très particulier de la ligne symbolique de séparation radicale des corps en matière de relation sexuelle au sein de la famille. L’enfant


[1] On a choisi ici de traiter uniquement des violences transgénérationnelles, coeur de l’interdit de l’inceste dans nos sociétés ; il faudrait examiner en quoi l’inceste commis par le frère ou le cousin aîné participe aussi, quoique de façon différente, de cette atteinte au langage.

[2] Neige Sinno,Triste tigre, Paris, P.O.L., 2023.

[3] Cornelius Castoriadis, « Freud, la société, l’histoire » in La montée de l’insignifiance, Paris, Sueil, 1996, p. 144.

[4] Je me permets de reprendre ici, en les modifiant un peu, quelques passages de Irène Théry, Moi aussi, la nouvelle civilité sexuelle, Op. cit., chap V.

[5] Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 416-417.

[6] Vincent Descombes, Le Complément de sujet, Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004.

[7] Pour une analyse détaillée en particulier de cette phase incontournable de confusion pouvoir/autorité, je me permets de renvoyer ici à Irène Théry, « “Il faut et il suffit que l’enfant soit renvoyé à l’institution de la signification” : le sens du complexe d’Œdipe chez Cornelius Castoriadis », in Vincent Descombes et Florence Giust-Desprairies (dir.), Imaginer l’autonomie. Castoriadis, actualité d’une pensée radicale, Paris, Seuil, 2021.

[8] Franz Kafka, Lettre au père, Paris, « Folio », n° 7176, 2023.

[9] Camille Kouchner, La Familia grande, Paris, Seuil, 2021.

[10] Les travaux remarquables de la commission Sauvé donnent à penser que les violences sexuelles faites aux enfants par les prêtres, ces directeurs spirituels qu’on nomme « mon père » et qui sont censés être les représentants de la signification révélée, ont de vrais points communs avec l’inceste.

[11] Voir Irène Théry, Moi aussi, la nouvelle civilité sexuelle, op. cit. En particulier le chapitre V, « Pédocriminalité et inceste, splendeur et misère de la barrière sacrée des âges » p. 343-400.

Irène Théry

Sociologue, Directrice d'études à l'EHESS

Mots-clés

#metoo

Notes

[1] On a choisi ici de traiter uniquement des violences transgénérationnelles, coeur de l’interdit de l’inceste dans nos sociétés ; il faudrait examiner en quoi l’inceste commis par le frère ou le cousin aîné participe aussi, quoique de façon différente, de cette atteinte au langage.

[2] Neige Sinno,Triste tigre, Paris, P.O.L., 2023.

[3] Cornelius Castoriadis, « Freud, la société, l’histoire » in La montée de l’insignifiance, Paris, Sueil, 1996, p. 144.

[4] Je me permets de reprendre ici, en les modifiant un peu, quelques passages de Irène Théry, Moi aussi, la nouvelle civilité sexuelle, Op. cit., chap V.

[5] Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 416-417.

[6] Vincent Descombes, Le Complément de sujet, Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004.

[7] Pour une analyse détaillée en particulier de cette phase incontournable de confusion pouvoir/autorité, je me permets de renvoyer ici à Irène Théry, « “Il faut et il suffit que l’enfant soit renvoyé à l’institution de la signification” : le sens du complexe d’Œdipe chez Cornelius Castoriadis », in Vincent Descombes et Florence Giust-Desprairies (dir.), Imaginer l’autonomie. Castoriadis, actualité d’une pensée radicale, Paris, Seuil, 2021.

[8] Franz Kafka, Lettre au père, Paris, « Folio », n° 7176, 2023.

[9] Camille Kouchner, La Familia grande, Paris, Seuil, 2021.

[10] Les travaux remarquables de la commission Sauvé donnent à penser que les violences sexuelles faites aux enfants par les prêtres, ces directeurs spirituels qu’on nomme « mon père » et qui sont censés être les représentants de la signification révélée, ont de vrais points communs avec l’inceste.

[11] Voir Irène Théry, Moi aussi, la nouvelle civilité sexuelle, op. cit. En particulier le chapitre V, « Pédocriminalité et inceste, splendeur et misère de la barrière sacrée des âges » p. 343-400.